Les Kiryûin

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Nobutora et Saeko nous attendaient dans le salon, le visage fermé. Ils venaient apparemment de finir leur repas. Un verre de shôchû était posé devant Nobutora, qui fumait une cigarette d’un air agressif.

— Alors, tu lui as dit ? grogna-t-il en direction de Hanako.

Cette dernière tint bon.

— Oui, répondit-elle en fixant le vieux gangster droit dans les yeux.

Saeko, elle, gardait la tête baissée.

— Bon. Lola, viens t’asseoir.

Je n’eus pas d’autre choix que d’obtempérer. Nobutora écrasa sa cigarette à moitié consumée, comme si ce seul geste allait permettre à la fumée de disparaître.

— Hidekazu arrive, annonça-t-il en plantant ses yeux noirs dans les miens. Il sera là d’un instant à l’autre.

Hide. Je l’avais en effet appelé, quelques heures plus tôt. Il avait dû contacter son boss immédiatement...

— Vous le lui avez dit, pour Miyako ? demandai-je durement.

— Il m’a posé la question, et j’ai confirmé. Je lui ai dit que j’attendais que vous soyez tous là pour raconter.

— Raconter ? Raconter quoi ?

— Pourquoi j’ai gardé Hanako et sa mère ici sans lui dire, et la vérité sur ses parents.

— Ses parents ? Vous les connaissiez ? m’écriai-je, stupéfaite.

Il avait poussé le bouchon jusqu’à cacher à Hide l’identité de sa vraie famille... Je trouvais ça terriblement cruel.

— Chaque chose en son temps, me tempéra Nobutora. Hana, va chercher le saké. On en aura besoin.

Et l’attente commença.

*

Hide débarqua comme un ouragan, au moment où je commençais à m’endormir. Sa présence envahit soudain la pièce, forte, imposante, et même légèrement menaçante. Pour ma part, je me sentis tout de suite rassurée, surtout lorsqu’il marcha vers moi d’autorité et me prit dans ses bras, comme si nous étions seuls.

— Lola... murmura-t-il en surveillant les Onitzuka du coin des yeux, les sourcils froncés. Tu n’as rien ?

Ces derniers tournaient la tête dans l’autre direction, visiblement embarrassés. Par la démonstration d’intimité que mon mari me témoignait en public, ou, peut-être, pour lui avoir menti sur des choses si importantes.

— Non, tout va bien, fis-je en pressant ma joue contre son épaule.

J’avais décidé de ne plus avoir honte. Si je voulais câliner mon époux, je pouvais le faire devant eux.

Hide me serra un instant, puis il me fit passer sous son bras, derrière lui.

L’heure de la confrontation avait sonné.

— Où est Miyako ? demanda-t-il à son patron, le menton levé dans cette posture défiante qu’il arborait lorsqu’il était vraiment fâché.

Sa voix était mesurée, mais glaciale.

Nobutora releva les yeux en un éclair.

— À l’abri, ne t’inquiète pas, répondit-il en s’allumant une cigarette. Je te conduirai à elle tout à l’heure.

Hide s’avança, menaçant.

— Non. J’ai besoin de la voir maintenant. Je dois vérifier qu’elle va bien.

— Elle va bien. Demande à ta femme.

— Ma femme ? Qu’est-ce qu’elle a à voir là-dedans ? répliqua Hide en me jetant un regard rapide.

Je secouai la tête, posai une main rassurante sur son épaule.

— J’ai dîné avec elle et Hanako, lui murmurai-je. Elle va très bien.

— Il vous avait enfermées dans ce kura ?!

La voix de Hide était montée d’un cran. Il fixait son boss, de nouveau intimidant.

— Pas du tout, et il est très bien aménagé...

Le visage de Hide était défiguré par la colère, comme un masque de guerrier maori. Mais Nobutora ne se laissa pas impressionner. Il en avait probablement vu d’autres.

— Hidekazu, fit-il avec une autorité stupéfiante. Miyako a toujours été bien traitée sous mon toit. Hanako aussi, et Lola également. Tu la verras très bientôt. Mais d’abord, je voudrais que tu t’assoies et que tu écoutes.

Hide le fixa en silence. Finalement, il s’assit en tailleur devant la petite table.

— Lola, Hana, asseyez-vous aussi, ajouta le vieux parrain en nous faisant signe de la main.

Pour une fois, les femmes étaient convoquées à la réunion de famille. Saeko remplit les coupes de saké, en commençant par celle de mon mari. Je m’assis à sa gauche, entre elle et Hide. Hanako, elle resta au milieu, la tête baissée.

— Hanako est ta fille, asséna Nobutora de but en blanc. J’attendais qu’elle ait vingt et un ans pour vous l’annoncer à tous les deux, mais elle m’a pris de vitesse, alors je te le dis aujourd’hui.

Hide tourna un visage stupéfait vers Hanako. Cette dernière lui jeta un regard timide, avant de baisser les yeux aussitôt. Son père avait l’air plus fâché que content. Il ne posa aucune question, et laissa Nobutora continuer ses explications.

— Après ton arrestation, j’ai fait rechercher ta petite amie. Elle avait été retrouvée par un promeneur et son chien sur une plage au large de Sendai, pas loin de l’endroit où l’on t’a trouvé, toi. J’ai envoyé une équipe pour l’amener ici. Elle était enceinte et je voulais pouvoir m’occuper d’elle.

— Elle avait perdu le fœtus, gronda Hide, la voix plus sombre que celle d’une bête blessée. Je l’ai vue saigner, ce soir-là.

Je jetai un rapide à Hanako, qui restait silencieuse, pâle comme un fantôme. C’était de sa mère, dont on parlait... Du viol en réunion de sa mère.

— Elle était blessée, certes, mais le bébé allait bien, continua Nobutora. La mère, par contre... il fallait que quelqu’un la prenne en charge. J’ai décidé que ce serait moi, ou plutôt Saeko.

— Tu ne pouvais pas me faire savoir qu’elle était vivante ? s’écria Hide, furieux.

— J’avais de bonnes raisons de ne pas chercher à te contacter. Surtout pour t’apprendre que tu avais une femme et une fille... Ces mêmes raisons qui ont fait que je ne t’ai jamais pris sous mon toit, ni révélé ton véritable nom. Tout ça, c’était pour te protéger, Hidekazu !

— Me protéger de quoi ? Qu’est-ce qui aurait pu être pire que de perdre la femme que j’aimais ?

Pas une seule fois, il n’avait parlé de sa fille. J’étais triste pour elle. Hide n’avait pas encore intégré...

— Justement, aboya Nobutora sur le même ton. Tu les aurais perdues, et pour de bon ! S’ils avaient eu ne serait-ce que le moindre soupçon... ils t’auraient même fait assassiner en prison ! C’est pour ça, aussi, que je ne suis jamais venu te voir. J’avais besoin qu’ils oublient.

— Qui ça, ils ? gronda Hide en montrant les crocs. Qu’est-ce que c’est que tous ces mystères ?

— Ils ont tué tes parents ! hurla Nobutora. Quasiment sous mes yeux ! Et ils t’auraient tué aussi, si ta mère n’avait pas eu l’idée de te cacher derrière un rocher !

Hide secoua la tête.

— Je ne comprends rien à ce que vous dites, grinça-t-il. Mais je ne vois pas le rapport entre Miyako et mes parents...

— Il y en a un, pourtant : Miyako serait morte comme tes parents, si ceux-là t’avaient retrouvé. Moi, ils n’ont pas osé s’attaquer à moi, je suis devenu trop puissant... et je n’étais pas leur cible prioritaire. Mais ils avaient besoin d’effacer la lignée des Kiryûin, s’ils voulaient revendiquer la direction des gangs de Kagoshima. Nous, les Onitzuka, n’étions qu’une famille branche : je n’étais pas une menace pour eux.

— Les Kiryûin ? demanda Hide. C’est le nom de mes parents ?

Cette famille dont Saeko m’avait déjà parlé... tout commençait à faire sens.

— Kiryûin Tatsuo, c’était le nom de ton père, confirma Nobutora. Mon cousin germain, mon frère de sang et mon meilleur ami. Ta mère s’appelait Yae. Une femme magnifique... malheureusement, elle était convoitée par le boss de notre kumi. C’est ce qui a poussé Tatsuo à quitter le Yamaguchi-gumi. Comme toi, il était très beau et toutes les femmes se pâmaient devant lui, mais il n’en profitait pas et n’aimait que Yae. Il est retourné à Kagoshima, avec elle. Mais tu connais la règle. Aucun gang ne peut entrer dans la ville, sous la protection exclusive du clan Kozakura... et Tatsuo était considéré comme un traître, qui avait préféré un gang « étranger » à celui de son propre territoire. Une insulte impardonnable, à leurs yeux, d’autant plus que Tatsuo était le seul héritier des Kiryûin...

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a de si particulier, cette famille ? demanda Hide.

Nobutora soupira.

— C’est compliqué, mais pour faire simple, il s’agit d’une très ancienne famille guerrière de Kyûshû, liée aux Onitzuka, comme l’indique le caractère de « démon » dans les deux noms. La légende raconte que c’est un Kiryûin, rônin de Satsuma, qui a fondé le clan Kozakura... Je ne sais pas si c’est vrai, mais ce qui est sûr, c’est que là-bas, on ne badine pas avec la tradition.

— Et alors ? Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ?

— Le patriarche du clan Kozakura, Jingûji Kihei, a défié ton père dans les formes. Ils devaient se battre sur la plage, au sabre. Avant de l’affronter, Tatsuo m’a confié Yae, mais je suis arrivé trop tard. Elle a juste eu le temps de cacher son fils derrière un rocher. J’ai tué ses agresseurs et je me suis enfui avec le gosse, Tatsuya.

Nobutora avait tout dit dans un seul souffle, sans s’arrêter. Il saisit son verre et le vida d’une traite.

Tatsuya ? répéta Hide en plissant les yeux.

— Toi. C’était toi, ce bébé. J’ai changé ton nom pour ne pas qu’on te retrouve et je t’ai confié à un orphelinat de Chiba. J’ai juré de tout faire pour préserver la lignée des Kiryûin, quoi qu’il arrive. C’est pour cela que je me suis occupé de Miyako, et que j’ai élevé ta fille comme la mienne. C’est aussi pour cela que je t’ai dénoncé, après le coup avec le Gwangju. J’avais appris que le Kozakura avait eu vent de rumeurs, et qu’ils parlaient de monter dans le Kansai te chercher... Ils ne savaient pas qui tu étais, mais ils auraient pu le découvrir. Alors, je t’ai donné aux cochons, pour être sûr que tu sois hors d’atteinte le temps que le clan Kozakura lâche l’affaire. Maintenant que ta fille est adulte et que tu as atteint une telle position au sein de l’organisation, je te refile le bébé... Cela fait des années que je n’ai pas eu de nouvelles du Kozakura-ikka. Je pense qu’ils ont fini par oublier, et à se dire que Tatsuo n’a jamais eu de descendant...

Hide s’était levé.

— Le Kozakura-ikka, c’est ça ? dit-il d’une voix sombre. Jingûji Kihei... Je m’occuperai de leur cas plus tard. Où est Miyako ?

Il n’avait pas perdu le nord. En dépit de toutes ces révélations, il n’avait que Miyako en tête.

— Hanako va t’y conduire... mais tu fais une erreur, Hidekazu. Ne remets jamais les pieds là-bas. Tes parents ont payé le prix de ta vie avec la leur. Et jamais le Yamaguchi-gumi n’acceptera que tu t’attaques à un clan de Kyûshû sans raison : ils sont chez eux, là-bas. Nous n’avons rien à y faire. Si tu vas là-bas, je serai obligé de te désavouer.

— On verra ça plus tard, répondit Hide d’un ton lugubre, avant de se tourner vers sa fille.

Il la regarda des pieds à la tête, les bras croisés.

— Je te suis, finit-il par lâcher.

Hanako, qui était si à l’aise avec lui jusqu’ici, se montrait désormais toute timide. Elle se dirigea gauchement vers le couloir. Son père lui emboita le pas. Moi aussi.

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