La femme dans le kura

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— Lola, tu reprendras bien un peu de riz ? me proposa Saeko, le chamoji — l’espèce de pelle en bois qui était l’emblème de la femme au foyer japonaise — dans la main.

Je sortis de mes rêveries mélancoliques, cachant ma lassitude dans un sourire. Qu’est-ce que faisait Hide, en ce moment ? Était-il en train d’échanger des coups de feu avec le gang de Kiriyama ?

— Non merci, Saeko. Je n’ai plus faim.

— Mais il faut que tu manges... Pense au bébé !

Je n’en suis qu’à la septième semaine. Si je commence à m’empiffrer dès maintenant, je vais devenir énorme !

Mais je gardai cette réplique pour moi. Je la laissai me resservir, sous le regard satisfait de Nobutora. Depuis que j’étais arrivée la veille, les Onitzuka me gavaient comme une oie.

— Les jeunes mères doivent manger beaucoup, statua-t-il comme s’il y connaissait quoi que ce soit. Surtout lorsqu’elles portent un garçon. Et ce sera un garçon, j’en suis sûr !

Saeko approuva d’un signe de tête vigoureux. J’échangeai un regard avec Hanako, qui ne cacha pas sa grimace.

— Ça pourrait être une fille, hein... objecta-t-elle. Pourquoi ça doit toujours être un garçon ?

— Pour transmettre le nom de son père, répliqua Nobutora en attrapant son paquet de Hope. Seuls les garçons transmettent le nom ! Les filles se marient et prennent le patronyme de leur mari. Comme tu le feras, Hana !

— Je me marierai pas, bougonna la jeune fille en jetant un regard dangereux à son père. Et lui, il n’a même pas de nom... Ôkami, c’est inventé. C’est pas son vrai nom.

Nobutora grogna quelque chose d’indistinct. Mais visiblement, il n’osait pas tenir tête à Hanako.

Lui, il a un nom, grommela-t-il quand même en plaçant sa cigarette entre ses lèvres. Je te rappelle que tu lui dois le respect !

Saeko le reprit immédiatement.

— Il y a une femme enceinte parmi nous, fit-elle en attrapant la clope de son mari, les sourcils froncés. Va fumer dans ton bureau !

Nobutora roumégua encore, mais il se leva, et quitta la pièce à vivre.

— J’ai pas de respect à avoir pour quelqu’un qui n’assume rien, marmonna Hanako en retour.

Saeko tapa sur la table du plat de la main.

— Hanako !

La jeune fille braqua ses yeux sur elle, puis me jeta un regard rapide, avant de se lever brusquement.

— C’était très bon, lâcha-t-elle précipitamment.

Puis elle quitta la pièce.

J’étais habituée aux sorties de Hanako, et je comprenais sa colère d’avoir été abandonnée par Hide, qui avait promis qu’il l’hébergerait chez lui le temps qu’elle puisse réaliser son projet à Tokyo. En moins d’une journée, tout s’était écroulé, et elle était de retour chez papa-maman, à la case départ. Des parents adoptifs qui avaient essayé de la marier contre son gré... forcément, elle était furieuse.

Cependant, à ma grande surprise, ce fut Saeko qui lui trouva des excuses.

— Il faut la comprendre, dit-elle en lissant de la main le mouchoir en soie qui lui avait servi de serviette. C’est difficile pour Hanako d’accepter la venue de votre fils.

Je m’efforçai de composer un sourire indulgent.

— Hana-chan a raison, Saeko. Qui nous dit que ce sera un fils ?

— Oh, je suis sûre et certaine que ce sera un fils. Tu es forte, en pleine santé. Ce sera un fils.

— Cela n’a rien à voir, objectai-je. Une mère en pleine santé peut porter une fille, et vice-versa...

— Ce sera un fils, continua Saeko, catégorique. Il faut que ce soit un fils.

Son entêtement me stupéfiait.

— Mais pourquoi donc ?

— Cela fera un si beau garçon ! continua-t-elle, perdue dans son délire.

De mon côté, la patience commençait à manquer. Je jetai un coup d’œil à mon téléphone, pour me distraire. J’avais un message de Hide, qui avait enfin répondu à mon précédent SMS, envoyé quelques deux heures plus tôt.

Tout va bien. Je t’appelle dans la soirée.

Je fronçai les sourcils. « Tout va bien »... qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? Comment une telle histoire pouvait-elle bien se finir ?

J’espère que tu n’as pas accepté les excuses de Kiriyama, lui écrivis-je.

Sa réponse fut immédiate.

Pas vu Kiriyama. Vu son lieutenant. Je t’appelle ce soir.

Je reposai le téléphone en soupirant.

— Des nouvelles ? me demanda Saeko.

Elle était en train de verser le thé. J’aurais de loin préféré un café, mais je m’abstins de le dire : elle trouverait sans doute que ce n’était pas bon pour le bébé.

— Apparemment, ils ont trouvé un arrangement à l’amiable... Ce qui m’étonne beaucoup.

— Mhm. Ils ont dû donner le ou les coupables... c’est ce qui se fait, dans ces cas-là.

— Sauf que Hide a dit qu’il refuserait leur argent, lui appris-je.

— Leur argent, sûrement. Mais s’ils livrent le coupable, c’est une autre affaire !

— Qu’est-ce qui va lui arriver ?

Saeko garda le silence. Elle reversa le contenu de ma tasse dans la théière pour mélanger le thé, puis me resservit.

— Laissez votre mari s’occuper de tout ça, dit-elle en poussant la tasse vers moi. Ces affaires-là ne concernent pas les épouses.

— Sauf que s’il repart en taule pour meurtre, c’est moi qui devrais gérer ses affaires, répondis-je durement. Je m’estime un minimum concernée.

— Son lieutenant s’occupera de tout, ne vous en faites pas. Tout ce dont vous avez à vous préoccuper, c’est de mettre au monde un beau bébé en bonne santé.

Encore cette histoire... J’avais l’impression d’être en face de Minnie Castevet, la vieille voisine trop impliquée dans le « Bébé de Rosemary ».

— Qu’est-ce qu’ils font aux « coupables », dans ces cas-là ? insistai-je. Ils les rouent de coups ? Les décapitent ? Les enterrent vivants dans la montagne ? Les coulent dans le béton d’un chantier de construction, peut-être ? J’ai vu ça dans un film de mafia une fois...

— Lola, soupira Saeko d’un air douloureux, s’il vous plaît...

Son mari devait avoir les mains tachées de sang, lui aussi. Un sang qui ne s’efface jamais, qu’importe le nombre de fois où on se les nettoie, comme dans Barbe-Bleue. Tout cela devait la hanter.

— Quand Hide a tué cet assassin des Triades, continuai-je, j’ai eu si peur que j’ai décidé de rentrer en France. Je ne veux pas qu’il se salisse encore les mains, même si c’est pour venger Yûji. Surtout pas de cette façon.

— Il fera ce qu’il doit faire, répliqua Saeko d’une voix soudainement sévère. Vous n’avez pas à vous en mêler, juste à le soutenir à votre façon. Et pour vous, cela signifie porter ce bébé à terme. Ensuite, vous ferez ce que vous voudrez !

C’était un cri du cœur. Saeko venait de révéler son vrai visage.

Je l’aidai à débarrasser, mais sans poursuivre la conversation. Puis je sortis du salon et montai dans ma chambre. Ce faisant, j’aperçus Hanako, assise contre l’un des piliers de bois de la terrasse, qui fumait une fine cigarette. Je sortis la rejoindre.

— Je ne savais pas que tu fumais, dis-je en la voyant éteindre précipitamment sa cigarette. Tes parents sont au courant ?

— Mes parents ? Je t’ai déjà dit que ce ne sont pas mes parents, siffla-t-elle, agressive.

— Ne t’inquiète pas. Je ne vais rien leur dire.

Je m’assis en face d’elle, contre le mur. D’ici, on pouvait voir le jardin. Et le kura, qui s’élevait, solitaire.

Je réprimai un frisson.

Dire que Nobutora avait enfermé sa mère dans cet entrepôt...

— Tu as pu voir ta mère, à l’hôpital ? demandai-je à Hanako, me rappelant soudain que les Onitzuka avaient enfin mis la pauvre femme en clinique.

Hanako secoua la tête.

— Je suis allée la voir tout à l’heure. Pour lui dire la nouvelle.

Je sentis mon cœur manquer un battement.

— La nouvelle ? Quelle nouvelle ?

Hanako braqua son regard noir sur moi.

— Pour mon petit frère, lâcha-t-elle. Mon demi-frère. Quoique je pense que ce sera une demi-sœur.

Je voulus parler, mais les mots restèrent coincés dans ma gorge. Soudain, j’eus très envie de vomir.

Hanako se leva.

— Elle est peut-être « folle », comme ils disent, mais elle n’a pas du tout apprécié quand je lui ai annoncé ta grossesse. Tu sais qu’elle a une photo de lui sur sa table de nuit ? Elle a oublié qui c’était, mais elle la regarde tous les jours.

De ma bouche ne sortaient que des bulles d’air, comme une carpe muette. Je tentai de me relever, en vain. Mes jambes ne me portaient plus. Et Hanako, qui traversait déjà le jardin, et se dirigeait vers le kura... Je voulus la rattraper. Mais les vertiges me reprirent, et je tombai sur la terrasse, ma joue heurtant le bois poli.

*

— Ça y est ! Elle revient à elle !

J’ouvris les yeux face au visage inquiet de Saeko. J’étais allongée sur mon futon, dans ma chambre. Ma robe-chemise était dégrafée, la ceinture défaite, et un vieux bonhomme, sur ma droite, se hâtait de ranger son matériel.

— Qu’est-ce que...

— C’est le docteur Iriya, répondit rapidement Saeko. Il est venu voir si le bébé va bien.

Je jetai un coup d’œil au docteur en question. Est-ce que je rêvais, ou venait-il vraiment de retirer une paire de gants en plastique ?

Je me redressai en serrant les dents. Mais Saeko me repoussa d’une main douce.

— Il faut que vous restiez couchée, Lola.

— Vous avez laissé ce médecin m’inspecter sans mon consentement ? demandai-je.

— Vous vous êtes évanouie. Nous étions inquiets, alors nous avons appelé ce médecin, répondit patiemment Saeko. Il soigne Nobutora : il est très réputé.

Encore un médecin qui effectuait les basses besognes pour les yakuzas, en fermant les yeux et en se bouchant le nez... et visiblement, il venait de me trifouiller l’entrejambe.

— Eh bien, dit-il avec un rapide signe de tête. La mère comme l’enfant sont en parfaite santé. Si vous permettez...

Saeko se tourna vers lui.

— Merci, docteur, dit-elle en souriant aimablement.

Elle attendait qu’il sorte de la pièce, son sourire faux-cul agrafé au visage. Puis elle reporta son attention sur moi. Son expression était redevenue celle de la cheffe de gang, ou plutôt de la maquerelle qu’elle avait toujours été, qui couvrait les frasques de son mari et acceptait qu’il garde des esclaves sexuelles dans un entrepôt.

— Saeko, attaquai-je en me calant contre le mur, histoire de l’avoir bien en face. Vous m’avez menti.

— Non, je ne vous ai pas menti, Lola, dit-elle, toujours très calme. J’ai juste omis de vous donner certaines informations.

— Hanako est la fille de Hide, assénai-je, la voix glaciale.

Elle me regarda sans rien dire, les mains posées sur son giron, comme si elle participait à une foutue cérémonie du thé.

— Quand comptiez-vous me le dire ?

— Pourquoi vous l’aurais-je dit, fit-elle, mielleuse, alors que lui-même l’ignorait ?

— Pourquoi le lui avez-vous caché ?

— Pour son bien.

— Son bien ?! m’écriai-je, furieuse. Vous lui avez caché qu’il avait une fille, pendant toutes ses années ! Et la femme dans le kura, c’est... c’est...

Je ne parvins pas à le dire.

Saeko soupira.

— Vous ne pouvez pas comprendre, fit-elle presque à regret. Il y a tant de choses que vous ignorez...

— Eh bien, c’est le moment de me mettre au courant ! hurlai-je.

— Pas tant que vous ne vous serez pas calmée, répliqua Saeko avec autorité. Reposez-vous, Lola. Pensez au petit qui grandit en vous... Hanako va venir vous voir pour s’excuser. Elle se sent très coupable, vous savez... Elle dit que si vous perdez le bébé à cause d’elle, elle ne s’en remettra pas. Elle attend ce petit frère avec impatience, finalement.

Hanako... la fille de Hide. Et de... Non. C’était un cauchemar. Un horrible cauchemar, et j’allais me réveiller.

Saeko me laissa, avec une carafe d’eau et une théière. Lorsqu’elle sortit, j’entendis le bruit d’une planche que l’on replace. Elle avait bloqué la porte.

Je me levai et commençai à faire les cent pas. Je m’arrêtai devant la fenêtre, d’où on pouvait voir le kura. Ce kura où elle était enfermée... pourquoi ? Pourquoi les Onitzuka la retenaient elle contre son gré ? Et pourquoi avaient-ils caché la vérité à Hide, le laissant se morfondre dans le deuil, risquer sa vie en se vengeant, faire de la prison ?

Il fallait que je trouve un moyen de le contacter, et vite. Hanako... peut-être allait-elle consentir à le prévenir. À moins qu’elle ne soit de mèche avec je ne sais quel plan diabolique qu’ils avaient en tête... Que voulaient-ils faire de mon bébé ? De Hanako ? Et de Hide, finalement ?

J’étais en train de penser à tout ça, me rongeant les ongles d’inquiétude et d’angoisse, lorsque mon téléphone vibra. Il était là, à côté du futon... Saeko, par inattention sûrement, me l’avait laissé. Elle ne devait pas l’avoir vu.

Je me précipitai dessus et coupai la sonnerie pour ne pas attirer d’attention malvenue. C’était Hide qui avait essayé de m’appeler. J’essayai de le rappeler en vain. Je lui envoyai un SMS à toute vitesse :

Viens me chercher. Les Onitzuka me tiennent enfermée dans la chambre. C’est Miyabi qui est dans le kura.

J’avais à peine fini de taper le message que la porte s’ouvrit.

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