Des liens comme des fils barbelés

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Yûji s’était pris un coup de couteau dans l’abdomen. Une lame assez longue, d’une bonne trentaine de centimètres, de la taille d’un wakizashi, ce petit sabre que portaient les samouraïs avec le katana et qui était privilégié par les yakuzas. Transporté en hélicoptère à l’hôpital à Tokyo, il était en situation d’urgence vitale.

Le lendemain, Hide convoqua ses hommes pour une réunion exceptionnelle. J’étais présente, à sa demande. Assise sur un siège à sa droite, derrière son bureau. Sur les canapés en face de lui se trouvaient Masa, Miyajima, Tsuyoshi, Masaru et Naoto, qui avaient été présents lors de l’incident. Les autres étaient dehors, et tentaient d’écouter par la porte à demi-ouverte.

— On les a pas vus arriver, patron, répétait Tsuyoshi. Ils sont passés juste derrière nous, en profitant de la foule, et tout d’un coup... ils nous ont sautés dessus. Hama-kun s’est battu comme un lion, mais l’autre a dégainé une lame...

Hide sortit une cigarette de son paquet. Immédiatement, le kôbun assis sur les genoux à sa gauche, un jeune tout juste sorti du lycée technique, se précipita pour lui allumer sa clope. Le voir prendre le rôle qu’avait encore Yûji six mois auparavant, tout empressé et maladroit, me fit mal au cœur.

Pourvu qu’il s’en sorte, pensai-je silencieusement. Yûji n’a même pas eu le temps de réaliser son potentiel. Et il va se marier dans quelques mois, bordel...

— Est-ce que Kiriyama était avec eux ? demanda Hide en se penchant en avant, les mains croisées devant son nez.

Les hommes se regardèrent.

— Je sais pas, répondit Masaru. En tout cas, je l’ai pas vu...

— Moi non plus, répliqua Tsuyoshi. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y était pas... pas sur le terrain, en tout cas.

Hide avait l’air de réfléchir intensément. Il tira une taffe rapide sur sa cigarette, puis se leva.

— Ok. Je vais essayer de joindre Kiriyama... sortez tous, à l’exception de Masa.

Les hommes se levèrent. Mais au moment où ils s’apprêtaient à quitter la pièce, le fixe sur le bureau de Hide se mit à sonner. Tous se figèrent.

Hide échangea un regard avec son premier lieutenant, puis il décrocha.

Moshi moshi. Oui... Lui-même. Comment va-t-il ?

Tout le monde était suspendu à ses lèvres. Nous avions bien compris qu’il s’agissait de l’hôpital.

— Oui.

Silence.

— Merci de m’avoir prévenu.

Hide raccrocha.

Les hommes relevèrent la tête, les yeux pleins d’attente.

— C’est Yûji, annonça Hide en se frottant l’arête du nez.

Je me rapprochai, saisis sa manche.

— Alors ?

— Il est mort.

Un silence de plomb s’abattit sur l’assemblée. Le premier à le rompre fut Masa.

— Je m’occupe des pompes funèbres, annonça-t-il en réajustant ses lunettes noires.

Il quitta la pièce précipitamment.

Je regardai Hide, tentant de lire son visage. Il n’exprimait rien. Ses sourcils étaient froncés, comme la plupart du temps. Et soudain... il explosa.

Kusô ! hurla-t-il en balançant le téléphone à travers la pièce.

Ses hommes firent le dos rond. Ils ne cherchèrent pas à le retenir lorsqu’il quitta le bureau comme une tornade. Moi, si.

— Hide ! Attends-moi ! insistai-je en lui courant après.

Hide s’engouffra par la porte de service au bout du couloir, qu’il me claqua presque à la gueule.

— Ne me suis pas ! siffla-t-il.

Mais j’ignorai sa mise en garde. Il descendit les escaliers quatre à quatre, jusque dans la petite courette derrière l’immeuble. Là, il se mit à frapper contre un morceau de tôle qui traînait là.

— Putain de merde ! hurla-t-il en fracassant la cloison.

Il s’excita ainsi pendant deux ou trois minutes, jusqu’à avoir les poings en sang. Puis il posa les mains contre le mur, la tête basse. Il pleurait.

Je m’approchai de lui doucement. Je savais qu’il pouvait être très violent, mais jamais il ne s’était montré menaçant avec moi. Il y avait une sécurité, chez lui : je le savais incapable de frapper une femme.

— Hide, soufflai-je pour m’annoncer.

Il ne me chassa pas. Il continuait à pleurer, les paupières baissées. Je le pris dans mes bras, caressai ses cheveux, son dos. Il enfouit son visage dans mon cou.

— Ce gosse était un petit frère pour moi. Un fils.

— Je sais, répondis-je alors que les larmes perlaient au coin de mes yeux. Pour moi aussi.

— J’étais responsable de lui.

— Chut.

Nous restâmes là pendant un bon moment, sans rien dire, juste à pleurer dans les bras l’un de l’autre. Je repensai à la dernière fois que j’avais vu Yûji, à sa sollicitude lorsqu’il m’avait prise dans ses bras, à la façon concernée dont il m’avait regardée. Je me souvins de sa gentillesse, de ses encouragement pendant la fête, au moment où je n’en pouvais plus : « Courage, nê-chan ». Je n’avais même pas pu lui annoncer que Hide et moi attendions un enfant... même pas eu le temps de lui dire à quel point nous étions attachés à lui, qu’il était devenu partie intégrante de notre famille.

Finalement, Hide se détacha doucement.

— Faut que j’appelle le boss, fit Hide en essuyant ses larmes.

— Pourquoi ?

— Pour le prévenir que nous demandons réparation, et que le clan Ôkami a pris le chemin de la vengeance.

Un frisson me descendit l’échine. La guerre entre les deux clans avait acquis une nouvelle dimension. Yûji en était la première victime... mais sûrement pas la dernière.

— Il faudra s’occuper de sa fiancée, aussi, ajouta Hide. Natsumi. Je ne pense pas que l’hôpital l’ait appelée : ils n’avaient que nos coordonnés, et comme Yûji n’avait pas de famille...

Je baissai la tête, affligée par la tristesse sans nom de cette situation. Pauvre Yûji, dont le passage sur Terre s’était révélé si bref. Et pauvre Natsumi. Yûji et elle venaient tout juste d’annoncer leur mariage.

— Est-ce que je peux... compter sur toi là-dessus ? me demanda Hide. Entre femmes, ce sera sans doute plus facile.

Je hochai la tête.

— D’accord. Tu peux compter sur moi, Hide.

La tâche n’allait pas être facile. Mais il fallait bien que quelqu’un s’en occupe, et effectivement, ce serait sans doute mieux pour Natsumi que ce soit moi.

— Il y a un fonds pour les épouses dont les maris sont en prison, dans notre clan, m’expliqua Hide. Je te laisse voir ça avec Masa. Techniquement, Yûji et Natsumi n’étaient pas encore mariés, mais on va faire comme si.

Je trouvais ça juste. Natsumi avait été l’une des rares personnes, mon mari excepté, qui avait aimé Yûji, lui avait donné l’opportunité d’avoir enfin une famille. On disait que, chez les yakuzas, les liens étaient plus forts, plus pesants encore, que les liens du sang. C’était, traditionnellement, le dernier refuge de ceux qui n’avaient rien, qui n’étaient rien. Ces liens étaient peut-être acérés comme du fil barbelé et quasiment impossible à dénouer, mais ils s’étendaient au-delà de la mort.

*

Ce fut donc à moi que fut confiée la lourde tâche d’annoncer la nouvelle à la fiancée de Yûji. Je lui fis savoir que le clan s’occupait de tout, des funérailles comme de l’achat de la tombe, et du paiement du moine pour les rites qui devaient s’étendre jusqu’à 49 ans après le décès. Yûji n’ayant ni famille ni descendant, il était quasiment certain que ses cendres seraient ensuite extraites et sa tombe détruite afin de libérer de la place, une fois la dernière traite honorée. Mais Hide avait acheté une concession à son nom dans un temple de Tokyo dès les premières années de son intégration chez les yakuzas, où, m’avoua-t-il, il avait fait élever une tombe pour Miyabi et leur bébé. Yûji serait transféré là. Et la personne en charge des rites annuels et des paiements du moine, ce serait donc moi, sa femme... et, plus tard, mes enfants. Voilà le lourd fardeau que portait Hide, et celui que j’avais accepté de partager avec lui.

— Je prends cela en charge, annonçai-je à Natsumi. Vous n’aurez donc pas à vous inquiéter du reste.

Tsuyoshi se tenait loin derrière, tout en noir, comme moi. Il sortit une enveloppe de sa poche et me la fit passer. Elle contenait une belle somme en petites coupures pour les dépenses immédiates, et surtout, un livret de banque flambant neuf sur lequel le clan allait désormais verser une pension mensuelle à Natsumi, pendant tout le temps où il tiendrait debout.

Alors qu’elle me regardait sans comprendre, l’air absent, je poussai devant elle le pli ficelé d’un nœud noir et blanc, dans le style des enveloppes de funérailles.

— De la part de l’Ôkami-ikka. Si vous avez besoin de quoi que ce soit d’autre... N’hésitez pas. Le clan a une dette énorme envers votre fiancé.

Natsumi releva alors ses yeux mouillés vers moi.

— Je ne veux pas de l’argent des yakuzas, siffla-t-elle entre ses dents. C’est de la faute de criminels comme votre mari que Yûji est mort !

Sa phrase m’atteignit en plein cœur, mais je n’en montrai rien. C’était ce qu’aurait fait Hide dans la même situation. Et même si ce dernier avait été le seul à tendre la main au garçon qu’elle aimait, il était normal qu’elle pense ainsi.

— Sachez que mon époux considérait Yûji comme son fils, et pour moi, il était comme un petit frère. Nous l’aimions beaucoup et pleurons sa disparition. Sa mort sera vengée par le clan. La date et le lieu de la cérémonie sont dans l’enveloppe. Nous espérons vous y voir.

Natsumi fondit en larmes. Je la laissai pleurer, saluai, et me relevai. Tsuyoshi me précéda dans l’entrée pour m’ouvrir la porte. La dernière vision que j’eus de la petite fiancée de Yûji fut cette silhouette prostrée sur la moquette de son appartement : elle ne se rendit pas aux funérailles.

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