Pour le meilleur et pour le pire

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Le banquet avait lieu au restaurant Hamadaya de Nihonbashi, célèbre pour ses repas de mariage. C’était une ancienne okiya... qui employait des geishas du quartier voisin de Yoshichô. Mais visiblement, j’allais devoir m’accoutumer à la présence de ces professionnelles dans ma vie. Ma famille était ravie d’en voir en vrai : c’était déjà un bon point.

Hide et moi profitâmes peu du banquet. Debout avec nos témoins à l’entrée du restaurant, nous étions forcés d’accueillir les invités et de les remercier un à un. Masa et Sao recevaient les enveloppes de dons et tenaient un petit registre sur lequel ils inscrivaient les noms des donateurs, assistés de Yûji qui donnait à chaque invité son cadeau de remerciement. Hide et moi remercions en nous inclinant. Tout cela, répété une bonne centaine de fois. Je portais un nouveau kimono, d’un rouge éclatant cette fois, avec des motifs multicolores.

— Belle prise, Ôkami, remarqua un homme portant un chapeau de cuir, et qui avait visiblement abusé de l’autobronzant.

Je jetai un coup d’œil discret sur le nom qu’était en train d’inscrire Sao : Kinugasa Shino.

C’était donc, lui, le fameux numéro 2 du Yamaguchi-gumi. Il posa une main fraternelle sur l’épaule de Hide et entra dans le restaurant, accompagné de trois gorilles taciturnes. Avec un discret signe de tête, mon mari somma Yûji de le suivre.

— Montre-lui sa place, et veille à ce qu’il ne manque de rien, murmura-t-il rapidement.

Yûji acquiesça et fila comme l’éclair.

— Le petit a vachement grandi, observa Masa. Sérieux, efficace... et silencieux.

— Oui, confirma Hide. Je suis très content de ses progrès. Au début, c’était pas gagné.

Je souris, étrangement fière. J’étais contente que Yûji soit reconnu pour ses efforts.

Les invités continuaient à arriver. Que des yakuzas... c’était sans doute normal, mais quelque part au fond de moi, j’avais le sentiment d’être dépossédée de mon mariage. Tous félicitaient Hide, sans jamais me prêter plus d’attention qu’un vase chinois qui aurait été posé là.

— J’ai mal au dos, me plaignis-je en profitant d’une accalmie dans le flux.

— Courage. C’est presque fini.

Il passa son bras sur ma taille pour me soutenir, me permettant de me reposer un peu contre lui.

— ... Jamais je n’irai vois une femme tatoueuse, c’est contre nature ! entendis-je souffler sur ma gauche.

C’était la voix de Masa, bizarrement passionnée.

— Et moi, jamais je ne prendrais un client yakuza, répliqua Sao du tac au tac, ce sont les pires, et de vraies chochottes, en plus !

Incrédule, je regardai les deux témoins se disputer en chuchotant agressivement entre leurs dents.

Chochotte ? gronda Masa. Je vais te montrer, moi, comment un homme endure la douleur !

— C’est ça. Je te mets au défi de venir au studio, et de faire une session de six heures sur une partie sensible !

— Au studio ? Parce que tu tatoues au vu et au su de tout le monde, en plus ? Donne-moi une dispo la semaine prochaine, et je te montrerai ce que c’est qu’un gokudô !

Hide intervint à ce moment-là. Il avait remarqué le regard inquiet d’une serveuse, qui venait de passer dans le couloir.

— Masa, calme-toi. On n’est pas là pour se donner en spectacle.

Suman, aniki, s’excusa Masa en réajustant ses lunettes.

À côté de lui, Sao dardait un petit regard vainqueur. Il se passait quelque chose entre ces deux-là...

Soudain, Kiriyama fit son apparition dans l’entrée.

Comme la première fois, sa seule vue me fila la nausée. J’étais furieuse de le voir ici. Mais pas Hide. En me tournant vers lui, je constatai non sans effarement qu’il souriait. Il était content de le voir.

— Mon frère juré ! s’exclama théâtralement Kiriyama en ouvrant grand les bras.

Hide se laissa enlacer et tapoter le dos. Je n’avais jamais vu ça, et à voir sa tête, Masa non plus. Sao, prudente, restait dans l’ombre, les bras croisés étroitement contre son torse.

— Félicitations, vieux, le complimenta Kiriyama. Moi qui craignais de te voir rester célibataire jusqu’à ta mort... !

— Parle pour toi. T’es pas marié non plus, à ce que je sache ?

— Non. Mais tu sais qu’il n’y a de la place dans mon cœur que pour une seule femme...

L’humeur de Hide s’assombrit d’un coup. Il y avait de quoi ! Est-ce que Kiriyama avait osé parler de Miyabi ? Si c’était le cas, c’était gonflé. Et vicieux... car il venait d’invoquer le fantôme de Miyabi le jour même de mon mariage, comme une vieille malédiction.

— Je dois parler au vieux, entendis-je Kiriyama murmurer sur l’épaule de mon mari. Est-ce qu’il est ici ?

— À l’intérieur. Mais tu n’es pas à côté de lui. Je t’ai mis avec Miyajima et Masahiro.

— P’tain, tu me mets avec tes subordonnés ? grogna Kiriyama en montrant les dents. Tu te sens plus pisser parce que t’es numéro 3, c’est ça ?

Le ton commençait déjà à monter. Hide avait l’air franchement démuni.

— Non, c’est juste que...

Amère, je finis sa phrase dans ma tête. Masa et Miyajima n’étaient pas seulement ses subordonnés : Hide les considérait comme ses meilleurs amis.

— Laisse tomber, coupa Kiriyama, je suis juste venu parler au boss, je ne resterai pas. Mais je veux te voir ce soir sans faute, Kazu... (Il le pointa du doigt.) Tu me dois toujours un verre. Tiens, pour ton mariage.

Sur ce, Kiriyama fourra une enveloppe froissée dans la veste de Hide. Il lui tapota la joue au passage, puis disparut dans le couloir comme une ombre.

Décidément, ce type me faisait froid dans le dos.

Hide vint poser l’enveloppe sur le bureau. Masa l’ouvrit, compta les billets, avant de passer l’enveloppe à Sao.

— Cent mille, murmura-t-il à mon amie. Ce type-là ne connait pas les bonnes manières. Donner un chiffre rond le jour d’un mariage...

Il enleva un billet, tandis que Sao inscrivait « Kiriyama Reizei : 90 000 yens » sur son registre.

Lors d’une noce, les chiffres pairs ont en effet une signification : la division.

*

Après quatre heures de banquet au son du « geisha asobi », j’étais déjà épuisée, mais la journée n’était pas finie. Comme dans tous les mariages japonais, il y avait un « after » : une soirée dans une boîte de nuit réservée aux plus proches amis et à la famille du même groupe d’âge. Mes parents étaient partis se coucher, mais ma sœur y alla avec son mari, ainsi que Sao. Masa l’accompagnait : il était censé, paraît-il, « vérifier que tout se passait bien ». C’était d’autant plus important que Hide n’y fit qu’une brève apparition : le temps de complimenter ma robe de mariée (je m’étais changée), de couper le gâteau avec moi, de boire un coup et de danser un slow. Mais dès que ce dernier fut terminé, il s’écarta de la piste avec un sourire désolé.

— J’en peux plus Lola, faut que j’aille me reposer. Je t’attends à la maison ?

— Quoi ? Mais je ne peux pas laisser mes invités comme ça... j’ai pas vu ma sœur depuis des années !

Hide, qui n’avait pas lâché mes mains, m’attira à lui et me colla un long baiser langoureux.

— Je te promets que je me rattraperai cette nuit, murmura-t-il en enserrant mon visage dans ses grandes mains chaudes.

Je craquai. Je le trouvais exceptionnellement détendu, souriant, même. Il avait trop bu.

— D’accord... mais il faut que tu m’attendes dans le lit, nu, menotté au cadre et prêt à l’emploi.

— Tout ce que tu veux, ma chérie. Je passe juste boire un dernier verre avec Kiriyama et je rentre. C’est lui qui me raccompagne.

— Juste un verre, hein. Je veux que tu sois opérationnel pour notre nuit de noces.

— Promis. Continuez à vous amuser sans moi.

Je grognai mon assentiment, puis accompagnai du regard mon mari alors qu’il sortait dans la nuit. Kiriyama l’attendait, au volant d’une Lotus décapotable d’un violet criard. Il me fit un signe de la main en me voyant. Je n’y répondis pas, restant les bras serrés contre mes côtes. Le bolide démarra sur les chapeaux de roues, en faisant crisser les pneus.

Je n’entendis pas ma sœur arriver dans mon dos.

— Ton mari... murmura-t-elle en se plaçant à côté de moi devant la baie vitrée, un verre à la main. Il est vraiment agent immobilier ?

Je me tournai vers elle.

— Non, soupirai-je.

Ma sœur hocha la tête.

— Je me disais aussi... J’ai jamais vu autant de fric circuler qu’aujourd’hui, et tu sais que j’ai été à l’accueil de la Banque Populaire. Je veux bien que le Japon soit riche, mais...

Elle dodelina de la tête d’un air entendu, avant de prendre une longue gorgée de son cocktail.

— C’est un yakuza, avouai-je à Nina. Un gangster japonais.

Je ne pouvais rien lui cacher.

— Je sais ce que c’est, asséna-t-elle. Je m’en doutais, tu vois. Dès que j’ai vu cette procession de grosses allemandes noires, avec tous ces types en costard... je me suis dit que ton fiancé avait beaucoup d’oncles millionnaires, et que leurs femmes étaient toutes étonnamment accros à la chirurgie esthétique.

— Ne le dis pas aux parents, la suppliai-je. Je ne veux pas qu’ils flippent...

— Je ne leur dirai rien, t’inquiète. Mais y a de quoi flipper, je crois. T’es sûre que c’est safe ?

Non. Ce n’était pas « safe ». Loin de là. Mais comment lui faire comprendre ? J’étais folle de Hide. Je n’envisageais pas ma vie sans lui. Et de toute façon, je ne pouvais plus faire machine arrière. J’étais dedans jusqu’au cou, pour le meilleur... et pour le pire.

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