Le rôle de grande sœur

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Je ressassai tout ça pendant tout le trajet jusqu’à Aoyama. Mais je n’étais pas au bout de mes peines. Après avoir descendu la voiture au garage et monté nos affaires, Yûji restait planté là, au beau milieu de la cuisine. Hide passa devant lui, le bousculant sciemment au passage.

— Reste pas planté là. Monte tes affaires et installe-les dans ta chambre. Ensuite, tu prépareras la bouffe. Et ça a intérêt à être bon.

Osu ! acquiesça Yûji en s’inclinant poings serrés comme un karatéka.

Lorsqu’il fut parti au pas de course, je me tournai vers Hide.

— Yûji passe la journée ici ?

— Ouais. Il va rester quelque temps.

— Quelque temps ? C’est-à-dire ?

— Le temps de sa formation. C’est l’affaire de quelques mois. Il est maladroit, mais il apprend vite : je pense que je pourrais l’intégrer pour le Nouvel An.

Je me rapprochai, sidérée par cette nouvelle révélation.

— Quelques mois ? Tu déconnes, là ?

Hide releva les yeux vers moi.

— C’est comme ça qu’on fait. Yûji est une nouvelle recrue : on les garde à l’œil le temps de leur formation. Normalement, il devrait rester au bureau sous la supervision des wakashû, mais j’ai remarqué qu’ils y allaient un peu trop fort avec lui... J’ai donc décidé de le prendre à la maison. Ça permettra de le former plus vite.

J’écartai les bras, impuissante.

— Le former à quoi ?

— À baisser la tête et respecter ses aînés. Qu’il ne se prenne pas pour une petite frappe tout ça parce qu’il est sous la protection d’un groupe criminel.

— Ah bah super... et donc, je vais devoir gérer ce post-ado tout droit sorti de maison de redressement ?

— Oui, car c’est ton rôle de mama. Ça te fera une formation accélérée, à toi aussi.

— De mama ? susurrai-je, pas certaine d’avoir bien entendu.

— De grande sœur, si tu préfères. C’est ça, le rôle d’une femme de yakuza. Je t’avais prévenue.

Je baissai la tête, vaincue.

Yûji revint, avec un unique sac qui ressemblait à un punching-ball, porté sur le dos. Toutes ses affaires tenaient là-dedans. Il le déposa dans la deuxième chambre et revint dans le salon. Hide s’était installé dans le canapé, les pieds posés sur la table basse. Lorsqu’il fit mine de sortir une clope, Yûji se précipita pour la lui allumer, un genou à terre.

Ça va être compliqué, pensai-je en le voyant servir mon mari comme un lord.

— Yûji, demande à ma femme ce qu’il y a au menu, lui ordonna Hide. J’ai la dalle, et ce serait bien que tu te mettes à la cuisine.

Au menu... Je n’avais rien prévu, comme d’habitude. La veille, c’était Hide qui avait fait la cuisine, une fois de plus : du curry japonais et des nouilles udon.

— Tout de suite, patron !

— Et mets là un peu en veilleuse. Si tu gueules trop fort, les voisins vont se plaindre.

Moi aussi d’ailleurs.

Yûji revint se planter devant moi.

— Qu’est-ce qu’on mange à midi, patronne ?

Patronne. Je commençais à vraiment détester ce terme.

— Euh... Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu veux manger, Hide ?

Ce dernier nous jeta un coup d’œil nonchalant.

— Des tempura. Aux crevettes, aux aubergines et à la patate douce.

Je filai un billet à Yûji.

— Va lui acheter ça au supermarché en bas, lui suggérai-je.

— Je veux que ce soit fait maison, intervint Hide. C’est pas compliqué, les tempuras : des légumes, des crevettes, de la pâte à beignets, et c’est plié.

Je vins me planter devant lui. Il fronça un peu les sourcils, parce que je m’étais mise devant la retransmission du baseball.

— Tu sais les faire ? lui demandai-je.

— Bien sûr. Je sais faire la bouffe, moi : c’était obligatoire, à l’orphelinat. Ça devrait être le cas pour lui.

Je revins voir Yûji, qui me regardait d’un air paniqué.

— Euh... o-nêsan... Faut que je vous avoue... J’ai séché les cours de cuisine à l’orphelinat...

Dans la panique, il avait rétrogradé à « grande sœur ». C’était sans doute plus rassurant pour lui.

— Ne t’inquiète pas Yûji : on va regarder sur internet. Je connais une application qui s’appelle marmiton, il y a une recette de tempura, je crois. En attendant, va faire les courses. Prends de la pâte à beignet, des crevettes fraîches, une aubergine et une patate douce. Moi, je vais lancer le riz.

— Et de la bière, lança Hide du salon. Et n’oublie pas les œufs et l’eau de Seltz : sans ça, ce sera compliqué de faire la pâte...

Je soupirai de soulagement. Finalement, à sa manière, Hide nous aidait.

Pendant que Yûji faisait les courses, je vins m’asseoir à ses côtés sur le canapé.

— Je te trouve dur avec lui. Il m’a l’air complètement paumé...

— Justement. Ça lui fait les pieds.

— Déjà qu’il n’a pas eu une vie très rigolote... tu ne pourrais pas être plus gentil avec lui ?

— C’est mon rôle de lui taper dessus pour l’éduquer. Et puis c’est encore un gamin : on ne va pas le laisser traîner dans la rue, devenir accro à la kéta ou la meth et dépenser tout son fric dans les soaplands.

— Mais il n’a pas de parents, de famille pour veiller sur lui ?

— Non. Il a été trouvé dans une consigne automatique.

— Une consigne automatique...

Je trouvais ça effroyable. Mais après tout, Hide avait bien été abandonné sur la plage... En songeant à cela, je compris qu’Hide s’identifiait sûrement à Yûji. Et comme lui aussi avait été « élevé » par un parrain yakuza qui l’avait pris sous son aile pour lui apprendre la vie, il voulait faire la même chose pour Yûji. Il savait ce qu’il faisait. Probablement.

— Je vais me prendre un coca, murmurai-je en me levant.

Le frigo était rempli de Seven-Ups. Me rappelant que j’en buvais étant gamine lors des « boums » organisées par mes copines, je m’en pris un et revins dans le canapé.

— T’as acheté une nouvelle marque de soda ?

— C’est les préférés de Yûji. Je me suis dit que ce serait bien d’avoir ça dans le frigo, me répondit Hide sans quitter le match des yeux.

Je ne pus m’empêcher de sourire. Finalement, il était loin d’être méchant.

— T’es comme un père pour lui, hein...

— Un grand frère, plutôt.

La remarque me laissa songeuse. Hide n’avait pas nié : il avait juste rectifié.

— Je me demandais, d’ailleurs... Tu veux des enfants, toi ?

Autres que le petit Yuta.

Hide garda les yeux rivés sur l’écran.

— Non, répondit-il abruptement. Mes enfants, ce sont mes kôbun.

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