Le clan Ôkami 

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Qui dit nouveau business dit changement de kanban, la « pancarte » officielle que l’on trouve devant toutes les entreprises japonaises... y compris celles des yakuzas. Bien sûr, je ne fus pas présente à l’inauguration, et je ne voulais d’ailleurs pas m’y rendre. Mais le lendemain, Hide — sûrement pour se faire pardonner d’être rentré tard la veille — vint me chercher avec un petit sourire mystérieux, au moment où normalement, il partait au boulot. Heureusement, j'étais levée.

— Allez viens, je t’emmène au bureau.

Il voulait me montrer où il travaillait.

Hide ne m’avait jamais amené au bureau. Je n’avais jamais demandé à y aller. Savoir que mon mari trempait dans des activités illégales était bien suffisant. Je n’avais d’ailleurs jamais vraiment discuté avec lui de la manière dont il gagnait sa vie : pour la façade légale, je savais plus ou moins qu’il était « actionnaire » de clubs et de restaurants à Shinjuku Ni-chôme, « propriétaire » et « protecteur » d’un certain nombre d’autres, et « associé » à une chaîne tokyoïte d’agences immobilières. S’il y avait autre chose, je ne voulais pas le savoir, et préférais ignorer les détails. J’avais bien compris comment fonctionnait le système pyramidal des yakuzas, puisque c’était le même que pour toutes les autres corporations à structure « traditionnelle » du pays, comme les organisations religieuses ou artistiques, par exemple et que je l’avais étudié en fac d’anthropologie. En gros, un « patron » qui prend le titre de « maître », de « fondateur » ou de « parent » — souvent les trois à la fois — chapeaute tous ses « disciples » ou « enfants » qu’il protège et à qui il prête son nom, son expérience et son réseau en échange de mensualités régulières. Tout l’argent part de la base vers le haut, comme aux temps féodaux. Hide recevait donc ses « revenus » de la part de ses « protégés » — que ce soient des commerces plus ou moins légaux ou les kôbun qui lui avaient juré allégeance — , en gardait une partie, et faisait remonter une autre vers le haut de l’organisation. La première fois que je vis ce système en action, sous la forme d’une énorme valise de billets apportée à la maison par Masa, je me mis à hyperventiler. Depuis, je me suis habituée à la vue du gros cash.

Mais jamais je n’avais mis les pieds au bureau où Hide se rendait chaque jour. Et je ne savais pas du tout à quoi m’attendre.

Hide avait changé de chauffeur. Ce fut Yûji, le petit jeune que j’avais vu le week-end d’avant à Kôbe, qui nous accueillit dehors, en saluant les mains agrippées aux genoux à la manière typique des yakuzas.

Osu ! hurla-t-il en inclinant la tête à 45°, la main droite sur la portière.

— Idiot, grogna mon mari, les sourcils froncés. Tu veux que tout le quartier nous catalogue, ou quoi ? Essaie d’être plus discret.

Yûji s’excusa platement. Je lui dis bonjour avec un sourire, histoire de faire passer la pilule, mais il m’ignora, tout occupé à courir pour prendre la place du chauffeur. Hide, qui attendait dans la voiture, lui mit une claque sur la tête lorsqu’il s’installa.

— Tu as oublié d’ouvrir la portière à ma femme. Recommence.

Nouvelle salve d’excuses. Alors que Yûji s’extirpait avec maladresse du siège conducteur, Hide souffla bruyamment, agacé par le temps que prenait son chauffeur.

— Tu vas créer un embouteillage et ennuyer les katagi. Faut que ça aille plus vite ! C’est pas parce qu’on est des yakuzas qu’on doit bloquer toute la circulation.

— Toutes mes excuses, aniki ! hurla Yûji directement dans mes oreilles.

— Je t’ai jamais autorisé à m’appeler aniki : on n’a pas échangé les coupes de saké ensemble. Et arrête de beugler. On dirait un veau qu’on égorge, grinça Hide en s’allumant une clope.

Je le trouvais vraiment dur.

— C’est qu’un jeune, murmurai-je à mon mari en m’installant à côté de lui sur la banquette arrière.

— Un jeune qui veut intégrer l’Ôkami-ikka, répliqua Hide assez fort pour que Yûji l’entende. Mais il n’a aucune chance de rentrer dans les rangs s’il reste aussi empoté. Gokudô, c’est pas seulement jouer les gros bras et faire du fric, c’est surtout maîtriser les règles et l’étiquette. De toute façon, je lui ai déjà dit que ce n’était pas un métier d’avenir. Il aurait mieux fait de continuer l’école. Sauf que ce gamin a fait un séjour à l’ombre : j’étais bien obligé de le prendre. Et maintenant, il compte sur ma compassion !

Je me rappelais que Yûji avait été en maison de redressement. Ce n’était sûrement pas un ange, même si, visiblement, il faisait tout pour s’améliorer.

— Veuillez excuser ma maladresse ! beugla Yûji sur le ton des nouvelles recrues au baseball. Je vais faire de mon mieux !

— Y a intérêt. Je vais te dresser, moi. Ici, c’est pas le club du lycée. Personne ne te prendra par la main !

Hide me tendit son paquet de clopes. Mais fumer dans la voiture ne m’enchantait pas, et je lui rendis sans y toucher.

— Ah tiens, j’ai un message de Sao, constatai-je en checkant mon téléphone.

— Comment elle va ? Est-ce que les mikan lui ont plu ?

En plein mois d’août, Hide lui avait fait envoyer une caisse entière des célèbres agrumes de Kumamoto : depuis ce qui était arrivé à Sao par notre faute, il utilisait la moindre occasion pour l’arroser.

— Elle nous a écrit une carte à ce sujet, tu te souviens ? rappelai-je à Hide.

J’omis de lui préciser que Sao m’avait aussi demandé à plusieurs reprises de dire à mon mari qu’il ne lui devait rien. Elle ne voulait rien avoir à faire avec les yakuzas, ce qui était normal, vu ce qu’elle avait vécu. Après tout, son fils et elle avaient été pris en otage !

— Demande-lui ce qu’elle aime comme saké. Masa doit aller à Sendai la semaine prochaine : il va ramener quelques bonnes bouteilles.

— J’y penserai. Mais attends... son message est bizarre. Elle dit que Taka l’a larguée ?

Hide leva un sourcil.

— Taka ?

— Son mec. Tu sais, celui qui était avec nous à la fête de Sanja.

— Ah oui. Le mec au look de motard ? J’ai cru que c’était ton gars, ce jour-là. J’ai essayé de le chercher pour le secouer un peu et en savoir plus, mais je ne l’ai pas retrouvé.

Je me tournai vers Hide.

— Non, c’était le mec de Sao... et quand bien même, on ne « secoue » pas les gens pour ça, Hide. Moi aussi, j’ai cru que tu étais avec Noa. J’ai même cru que vous aviez un gosse ensemble.

— Ça va, tu sais bien que je n’agresse jamais personne inutilement ! Tu me prends pour un gros bourrin, ou quoi ?

Je balbutiai un grognement entre mes lèvres. Hide n’avait pas nié pour Noa. Je savais pertinemment qu’à l’époque, il la baisait. J’hésitai un instant à lui parler de la rencontre que j’avais faite dans les toilettes chez Saeko pour lui tirer des vers du nez, mais il me devança.

— Je comprends pas qu’un mec comme ce... Taka puisse abandonner Sao. Une belle femme comme ça, si classe... elle mérite franchement mieux.

Classe ? C’était bien la première fois que j’entendais ce terme pour décrire Sao. Aucun autre n’aurait qualifié mon amie tatoueuse de « classe »... mais Hide avait raison : elle l’était.

— Elle doit avoir besoin d’aide matérielle et logistique, décida Hide en sortant son téléphone. Je vais demander à Masa d’aller aux nouvelles. Elle habite toujours au même endroit, hein ?

Je poussai un soupir ennuyé.

— Hide... c’est une gentille attention, mais il ne vaudrait mieux pas. Je ne pense pas que Sao ait particulièrement envie d’être associée aux yakuzas...

— Je comprends. Mais c’est une femme seule, sans homme pour pourvoir à ses besoins. Et le gouvernement vient de voter une nouvelle loi encore plus dure contre le tatouage : désormais, il faudra avoir un diplôme de médecin pour avoir le droit de tatouer. Sao va devoir mettre la clé sous la porte, ou entrer dans l’illégalité.

Le tatouage, illégal... il était évident qu’aucun artisan tatoueur japonais n’était également docteur en médecine, et les législateurs le savaient. S’ils avaient fait passer cette loi, c’était précisément pour exclure encore plus les tatoueurs et les tatoués de la société.

— T’es sérieux ?

— Tout à fait. Envoie-lui un message. Dis-lui que Masa est dans le coin et qu’il a des surplus des stocks qu’on envoie aux réfugiés de Fukushima. Elle a de la famille là-bas, si je me souviens bien ?

Hide était presque plus renseigné sur Sao que moi. Il s’était rencardé sur elle, probablement au tout début de notre relation, lorsqu’il avait su qu’elle était ma meilleure amie. Le pouvoir de la pègre... cela faisait presque peur.

— Oui, mais il ne s’agit que de ses parents, et ils vivent loin de la zone d’exclusion...

— Ça n’empêche pas. Le fonds d’aide mis en place par l’Organisation lui revient de plein droit. Dis-lui bien qu’elle ne nous devra rien. C’est en remerciement de ma part, pour compenser ce qu’elle a subi par ma faute.

C’était justement cela que Sao refusait, mais je ne pouvais pas le dire à Hide. J’envoyai donc un SMS à Sao, pour la prévenir de la visite imminente de Masa. Les yakuzas arrivaient toujours à se rendre menaçants, d’une façon ou d’une autre. Cette visite de courtoisie serait loin d’être une partie de plaisir pour Sao.

— Demande-lui quand Masa peut passer, murmura Hide à qui l’idée venait également de traverser l’esprit. Ce qui lui convient le plus.

— Elle me répond en fin de journée, avant qu’elle ne parte à la danse.

— C’est où ? Il pourra également la conduire.

— Je crois qu’elle a cours à Machida ce soir.

— Ok, répondit Hide en pianotant sur son téléphone. Il la ramènera aussi. Elle finit à quelle heure ?

— Vers 21h, je crois. Mais Masa n’a pas mieux à faire ?

— Nan, il fait ce que je lui dis de faire. Et il est célibataire. Je l’enverrais pas s’il avait une femme et des gosses qui l’attendent à la maison. En plus, il se sent redevable lui aussi : après tout, c’est parce qu’il a merdé que Sao est restée attachée si longtemps, alors que son gosse errait dans les rues.

C’était une façon de voir les choses. Mais la personne qui avait véritablement merdé, dans cette affaire, c’était moi. Cela ne servait à rien de le rappeler à Hide : il le savait déjà.

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