Sociabilités féminines

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Deux autres femmes nous attendaient dans le pavillon de thé. Cela donna lieu à de nouvelles présentations, et même, à un échange de cartes de visites : l’une des femmes, Yamazaki Haruko, tenait un grand salon de coiffure à Ginza.

— Passez au salon à l’occasion, m’enjoignit-elle aimablement. Je serais ravie de m’occuper de votre mise en beauté pour le mariage. Toutes mes coiffeuses se sont entrainées sur des cheveux occidentaux lors de stages à Paris !

La cérémonie fut moins pénible que je l’avais imaginée. Les femmes bavardaient, ne se taisant que pendant la préparation du thé, qui fut confiée à Hanako.

— Elle prépare son deuxième dan, m’apprit Saeko. C’est important pour une épouse d’avoir ce genre de compétences : cela apporte de la plus-value au mariage. Et nous commençons déjà à y réfléchir... n’est-ce pas, Hanako ?

La jeune fille garda un silence de mort, la tête baissée sur son bol à thé. La pauvre gamine n’avait visiblement aucune envie de se marier. À dix-huit ans, rien de plus normal !

Hanako servit tout le monde en matcha frais, qui fut accompagné de petits triangles de pâte de riz gluant non cuite fourrée aux haricots rouges. Je devais reconnaître que c’était délicieux. Le tout fut consommé en silence, les yeux rêveusement posés sur le jardin à l’extérieur et la calligraphie de saison accrochée au mur. Puis, aussi soudainement qu’elle avait commencé, la cérémonie prit fin : quelques saluts respectifs et autres inclinaisons du buste, les deux mains posés à plat sur le tatami, et c’était terminé. Tout le monde se releva tant bien que mal — je n’étais pas la seule à avoir les chevilles endolories — et passa dans le couloir. Seule Hanako resta, disparaissant dans la pièce de derrière pour laver les ustensiles.

— Je vais l’aider, proposai-je sur une impulsion.

Après tout, c’était l’anniversaire de la pauvre gamine. Et on l’obligeait à faire la vaisselle...

— Si vous voulez, m’octroya Saeko, alors que les trois femmes de kumichô attendaient derrière, dans le couloir. Le repas sera servi dans le petit salon dans une demi-heure.

J’acquiesçai et retournai dans le pavillon de thé, qui me paraissait bien plus zen sans femme de yakuza dedans. Je n’étais pas mécontente d’être débarrassée de Saeko et de ses sentinelles silencieuses.

Assise sur les genoux, Hanako lavait la vaisselle en silence. Je restai un moment debout à l’observer, alors que la lumière du soleil qui filtrait à travers les persiennes de bambous éclairait son visage. Je la trouvais vraiment belle.

— Je peux te donner un coup de main ?

Hanako releva ses yeux de perle noire sur moi.

— Si tu veux.

C’était la première fois qu’elle me parlait, et elle le faisait sur un registre familier. J’étais surprise, mais agréablement. Je préférai mille fois ça que le ton empesé de Saeko.

— Tu fais ça vraiment bien, finis-je par lui dire alors qu’elle me tendait les bols à essuyer. Je parle de la cérémonie du thé. Ça m’a beaucoup impressionné.

— Arrête de faire semblant. J’ai vu que tu te faisais chier.

J’encaissai la réplique, un peu choquée.

— Ben justement, j’ai trouvé ça plutôt plaisant, pour une fois...

— Je n’aime pas ça non plus. Mais okâsan pense que c’est nécessaire pour moi de savoir servir le thé.

— Qu’est-ce que tu aimes, Hanako ? lui demandai-je en sachant que les ados adoraient parler de leurs passions.

— Chanter, me répondit-elle en lissant ses mains sur le tablier qui recouvrait ses genoux. Et jouer de la musique, danser. Bouger, quoi. Vivre.

Je la regardai, pas vraiment surprise. J’avais senti ça chez elle, dès le début. Une énergie contenue, qui ne demandait qu’à être libérée, comme celle d’un oiseau tenu trop longtemps en cage.

— Saeko t’en empêche ?

— Elle essaye, en tout cas. C’est pour ça qu’elle m’envoie dans cette école. Même si je crois que c’est une bonne chose, finalement, d’y aller. J’avais d’autres projets, mais bon. On ne peut pas tout avoir.

— Quels projets ?

Hanako me regarda.

— Je voulais monter à Tokyo et devenir chanteuse. Saeko l’a su... Enfin, de toute façon, c’était un rêve impossible.

— Pourquoi ? Tu n’en sais rien. Si tu es assez vraiment passionnée et motivée, ça finira par arriver, à un moment ou un autre, non ?

— Aucune écurie de talento ne me prendra en sachant que je viens d’une famille de yakuza, soupira-t-elle. Surtout pas maintenant, avec les nouvelles lois anti-gang. Yakuza aujourd’hui, c’est comme venir d’un hameau spécial.

Hameau spécial... Je savais de quoi elle voulait parler. Toute cette catégorie de la population japonaise encore discriminée comme les « intouchables » en Inde, tout ça parce que leurs ancêtres effectuaient un travail considéré comme « impur », en contradiction avec les préceptes du bouddhisme.

— Je déteste ce milieu de yakuzas. Et les Onitzuka encore plus, murmura-t-elle.

— Onitzuka ?

— C’est le nom de mes parents adoptifs. Tu ne le savais pas ?

Un nom étrange, encore plus peut-être que celui de Hide. Peu de gens au Japon portait le caractère « oni » — démon — dans leur nom de famille : c’était en général lié à une activité particulière de leurs ancêtres, et suffisait à ostraciser leur porteur. Cela devait être dur pour une jeune fille comme Hanako d’être associée à une telle famille.

Mais ce qui m’étonnait le plus, c’était d’apprendre que l’oyabun n’était pas son père.

— Onitzuka Nobutora n’est pas mon père, confirma Hanako. Il m’a adoptée, probablement après avoir tué mon vrai père. Et ma mère.

— Quoi ? Il a tué tes parents ?

J’étais horrifiée.

— Lui, ou un de ses hommes de main... qui sait ? De toute façon, personne ne parvient à ce poste en gardant les mains propres. Pour être respecté dans ce milieu de forbans, il faut assassiner et avoir survécu à des tentatives d’assassinat : c’est une règle implicite. Mais il y en a une autre qui dit qu’il faut épargner et prendre à sa charge les gosses des vaincus : c’est comme ça que je suis entrée dans la famille Onitzuka. Saeko ne pouvait pas avoir d’enfant : cela arrangeait bien tout le monde.

— Mais alors, qui est ta vraie mère ?

Hanako haussa les épaules.

— J’en sais rien... il n’a jamais voulu me le dire. De toute façon, ils sont morts.

Je compris alors pourquoi cette gamine avait l’air malheureuse.

*

Nous pouvions enfin rejoindre les hommes pour le banquet d’anniversaire. Hanako me guida dans les couloirs, puis rejoignit Saeko qui donnait des ordres à toute une brigade de petites mains transportant des plateaux. Derrière des cloisons richement peintes, je pus apercevoir une immense pièce à tatami aménagée pour un banquet traditionnel : petites tables individuelles, table d’honneur avec paravent peint en arrière-plan, et, au loin tout derrière, le paysage idyllique d’un jardin dont le faste et la vastitude égalaient bien le Rikugien du quartier de Bunkyô à Tokyo. Du regard, je cherchai Hide, en vain.

— Je peux aller me laver les mains ? demandai-je discrètement à Hanako.

— Attends. Je vais te conduire.

La jeune fille me montra un couloir dérobé, où je m’engouffrai.

— Après ce coude, sur la droite ! m’instruisit-elle.

Il y avait bien une cloison coulissante en bois brut, éloignée des bruits de la fête. Je glissai mes pieds chaussés de tabi blanches dans les socques réservées aux toilettes — il ne faudrait surtout pas oublier de les enlever en sortant — et me dirigeai vers le lavabo pour me rafraichir. Pour l’instant, il était exclu que je fasse pipi : c’était impossible avec ce kimono.

Je jetai un regard à mon visage dans le miroir : le premier depuis que j’avais enfilé ce kimono. Je me pensais ridicule dans cette tenue qui mettait spécialement en valeur les femmes japonaises, mais finalement, ce kimono ne m’allait pas si mal. Sa couleur noire et les motifs plus clairs en bas mettaient en valeur mes cheveux blonds, relevés en chignon. Mais, avec mon rouge à lèvres très rouge qui me faisait une trop grande bouche et ma mâchoire un peu carrée, je trouvais que j’avais vraiment l’air de l’hôtesse occidentale qui avait voulu se déguiser en Japonaise et lamentablement échoué. Hide allait sans doute éclater de rire en me voyant habillée comme ça, ou pire, me jeter un regard contrarié avant de tourner la tête.

Je me lavai les mains et rafraichis un peu mon maquillage. Au moment où j’allais sortir, je tombai nez à nez avec un homme de grande taille, vêtu d’un costume noir. Il ne se poussa pas, m’obligeant à faire un pas de côté au risque de me casser la gueule avec mon kimono trop serré. Je pus sentir son regard sur moi, inquisiteur et déplaisant. Je relevai la tête, croisant ses yeux effilés de serpent : ils étaient si clairs qu’ils paraissaient gris. Sa coiffure, des cheveux mi-longs soigneusement lissés en arrière, d’un noir de jais, ses traits fins et sa peau très pâle accentuaient cette impression de prédateur reptilien qu’il dégageait.

— Tiens. La fameuse épouse gaijin de Kazu-chan... Une fois de plus, il mérite les félicitations. Toujours les plus belles femmes...

Je me figeai.

— Je m’appelle Lola, me présentai-je. Pas « gaijin ».

— Pardon, j’ai été impoli, sourit-il sans pour autant se présenter. Je voulais dire « nouvelle épouse », et ma langue a fourché.

Je n’allais pas le laisser s’en tirer à si bon compte.

— Nouvelle épouse ? Vous dites ça comme s’il avait déjà été marié...

— Non, rassurez-vous, répondit l’étranger avec un sourire suave. Mais je connaissais Miyabi, son ancienne fiancée. C’était il y a bien longtemps.

Cette évocation du passé par un parfait inconnu sonna comme une petite cloche grêle et désagréable à mes oreilles. Miyabi... cette morte dont Hide ne me parlait jamais.

— Vous la connaissiez ?

— Oui. Très bien, même. Nous formions un quatuor inséparable, avec Naho-chan... elle vous passe le bonjour, d’ailleurs.

Mon cœur descendit dans mon estomac. Noa. Naho était son ancien nom.

— Ah, le passé... soupira l’inconnu. Enfin. Ne dites pas à votre mari que je vous ai parlé... Je doute qu’il apprécie.

Je voulus demander pourquoi. Mais les mots n’arrivaient pas à sortir de ma gorge, tant j’étais tétanisée par ces révélations et l’aura déplaisante de ce type. Hide ne m’avait jamais parlé de lui. Cela dit, il ne m’avait pas parlé de Miyabi non plus : j’avais dû lui tirer les vers du nez pour obtenir une seule info sur elle.

— Bon... Je ne peux pas rester, malheureusement, dit l’inconnu avec un soupçon de regret dans la voix. Je pense toutefois que nous aurons l’occasion de nous recroiser.

Un dernier sourire ophidien, un signe de tête, et il disparut.

Hanako, visiblement venue aux nouvelles, s’était rapprochée de moi.

— Kiriyama Reizei, murmura-t-elle dans mon dos. C’est un autre protégé de mon « père »... Je te conseille de te tenir très loin de lui. Il a les dents qui rayent le parquet, et c’est probablement l’homme le plus dangereux que je connaisse.

Ce qui, dans cette organisation criminelle considérée comme la plus impitoyable du pays, n’était pas peu dire.

— Et ton père l’a invité à ton anniversaire ?

Hanako secoua la tête.

— Non, il est juste venu présenter ses respects. Il vient de sortir de la « porcherie ». Il aurait pu choisir un autre jour que celui de mon anniversaire, cela dit...

— La « porcherie » ?

— La taule, précisa Hanako. C’est comme ça qu’on l’appelle ici.

Encore un nouveau mot. Avec le temps, j’allais vraiment bien maîtriser l’argot yakuza.

— Pourquoi était-il en cabane ? demandai-je.

— Homicide. Il a tué et énucléé un rival... Bon, on y va ?

*

Les convives, pour la plupart, avaient déjà pris place. J’eus droit à mon content de regards de la part d’inconnus en costard, et quelques femmes vinrent de nouveau échanger des cartes de visite. En constatant qu’aucun homme de l’assemblée n’était venu se présenter, je réalisai que leurs femmes le faisaient pour eux. Maintenant que je possédais de quoi remplir tout un album, j’étais bel et bien introduite dans la sociabilité des épouses de boss mafieux.

J’avisai mon mari dans un coin, qui échangeait avec un homme dégarni entre deux âges. Je m’apprêtais à le rejoindre lorsque Saeko posa sa main sur mon avant-bras.

— Lola-chan, venez vous asseoir là.

Et elle me désigna un coussin devant une petite table, dans un coin déjà occupé par un certain nombre de femmes. Il n’y avait pas un seul homme.

— Mais mon mari est là-bas... protestai-je en essayant d’accrocher Hide du regard.

— Oui, votre époux sera sur la droite du mien. Vous, vous allez vous asseoir à côté de moi, Lola.

Puisqu’elle me faisait cet honneur, j’étais obligée d’obtempérer. Je la suivis donc à la place qu’elle me désignait : elle s’assit sur ma gauche, présidant toute notre petite assemblée féminine. Les hommes, eux, étaient encore une fois loin de nous. Hanako quant à elle, fut placée à sa droite.

— Vous êtes la femme d’Hidekazu-san ? m’interpella une dame dans la cinquantaine. Satô Yukine. Le bureau de mon mari se trouve également dans le Kantô.

Et elle sortit sa carte de visite. Je fis de même.

— Venez nous voir à l’occasion. Est-ce que vous jouez au golf ?

Le repas se déroula sur ce mode-là : celui d’un très ennuyeux banquet d’hommes d’affaires. Je m’étais imaginé des choses beaucoup plus excitantes, pour un repas mafieux.

Mais c’était surtout l’anniversaire d’Hanako. Elle eut droit à tous les honneurs — personnifiés par des geishas qui vinrent la servir, faire des jeux bizarres avec elle et danser devant elle — et même à un gâteau recouvert de feux de Bengale. Puis vint la remise des cadeaux. Elle en fut littéralement couverte, et les tatamis autour d’elle furent bientôt envahis d’objets divers et d’articles de luxe. Tout cela me rappela les photos d’anniversaire de Noa sur son compte Insta. Normalement, l’étiquette japonaise stipule de les ouvrir plus tard, mais Hanako le faisait immédiatement, ce qui permettait à l’œil acéré de Saeko d’évaluer la somme d’efforts investis pour sa fille de la part des subordonnés de son mari : nul doute qu’elle débrieferait tout ça avec lui dès le soir même.

Les mafieux — ou plutôt leurs femmes — défilaient pour offrir leur présent. Quand ce fut mon tour, je vis Hanako lever les yeux vers Hide, ce qui obligea ce dernier à se déplacer pour donner personnellement son cadeau, apporté rapidement par Masa.

— Hanako-chan... bon anniversaire, fit Hide d’une voix plutôt hésitante, en déposant le paquet devant elle. Travaille bien à l’école et rends ton père fier.

La jeune fille lui jeta un regard boudeur.

— Mon père se contrefout de mes résultats scolaires, murmura-t-elle de façon à n’être entendue que de nous deux. Tout ce qu’il veut, c’est que je me marie rapidement avec un riche héritier d’une banque quelconque ou d’une compagnie d’assurances et me fasse engrosser pour sécuriser l’affaire.

— Tant que tu n’épouses pas à un gokudô, il sera content, statua Hide pour mettre fin à une conversation qui, de toute évidence, l’embarrassait. Pour l’instant, contente-toi de faire ce qu’il te dit et de sortir diplômée.

Hanako grogna encore un peu, pour la forme. Je constatai qu’elle avait les joues rouges. Je savais qu’Hide faisait souvent cet effet aux femmes, mais Hanako était encore une jeune fille... Se pouvait-il toutefois qu’elle en pince un peu pour lui ? Non, c’était impossible.

Mon mari reprit sa place sans me jeter un regard. Une fois de plus, il faisait comme s’il ne me connaissait pas. Je rongeai mon frein en le voyant se faire servir par l’une des geishas. Moi, je n’avais pas le droit de manger à côté de mon mari, mais les geishas, oui.

— Ôkami-san est vraiment le pire type de yakuza, soupira Hanako en regardant le yukata que nous avions choisi pour elle.

— Ce yukata ne te plaît pas ? C’est moi qui l’ai choisi, pas lui.

— Si, et je me doutais bien que ce n’était pas lui qui aurait acheté un vêtement Tsumori Chisato avec un petit chat. Ce type semble tout droit sorti des années 50.

Même si elle parlait de mon mari, je savais qu’Hanako ne pensait pas à mal. Et sa remarque me fit rire.

— Pourquoi tu ris ? me demanda-t-elle, surprise.

— Parce j’ai pensé exactement la même chose lorsque je l’ai rencontré. Mais c’est aussi ce qui fait son charme. C’est mon mari, tu sais !

— Je sais, oui, répondit Hana avec un sourire bizarre. Personnellement, j’aurais pas pu. Tout, sauf un yakuza !

— C’est exactement ce qu’il t’a dit. Tu vois, il n’est pas de mauvais conseil !

— Évidemment ! C’est ce que je disais. C’est le yakuza parfait. Le vieux l’adore, et il le nommera chef de son propre clan avant la fin de la journée, tu vas voir. On parie ?

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