Prologue

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Ecole privée d'enseignement religieux Sainte Exupérance (institution Saint Luc de Massinières), commune de Saint Clément de Rivière, Grand Pic Saint Loup, près de Montpellier, en "l'an de grâce" 2013...

Les cris étaient bas dans la cour de l'école. Les petites filles jouaient, comme leurs mères et leurs grand-mères avant elles, à la marelle, aux billes ou à la corde. Elles étaient vêtues de jupes aux couleurs pastel, découpées aux genoux dans d'agréables étoffes de velours, et de chemisiers de flanelle blancs boutonnés jusqu'à la base du cou. A celui-ci pendaient, pour la plupart d'entre elles, des petites croix d'argent ou d'or, des médailles de baptême, ou même des pendentifs de communion qui sursautaient sur les clavicules de quelques CM2 en âge de subir le sacrement.

Bernadette d'Araganstel, l'institutrice affligée de la surveillance de ce temps de récréation, les regardait jouer dans la chaleur étouffante de ce premier après-midi de septembre. Soyons plus justes dans notre analyse: elle les espionnait avec le plus grand intérêt, tentant de discerner parmi les rires et discussions superficielles de potentiels indices qui la mèneraient à connaître les raisons de la disparition de certaines élèves le midi même. "Bien entendu" pensa-t-elle. "Cette Sélène-Ursule et son arche de mutines qui sont introuvables, et personne ne me donne un seul renseignement sur leur fugue. Elles sont connues comme le loup blanc, elles ont trop d'influence sur leurs camarades. Toutes les élèves les craignent déjà, et elles s'amusent aussi à faire tourner le corps enseignant en bourrique!" Elle se mordit la lèvre et se souvint de l'instant fatidique où elle avait déserté la cour, quelques heures auparavant, et laissé les fillettes à elles-mêmes. "Je les blâme alors que tout est de ma faute... Dieu me pardonne pour ces pauvres âmes, j'étais chez le directeur..."

La jeune femme enfonça son visage dans ses deux paumes bien ouvertes. Ses cheveux bouclés coupés dans un carré de star hollywoodienne de temps oubliés se balançaient dans le vent, au gré de ses élucubrations, alors que son pied menu chaussé de souliers blancs d'été laissant entrevoir la courbe délicate de sa cheville de danseuse classique contrariée battait obstinément le pavé. Elle saisit son mouchoir, logé dans la poche fleurie de son chemisier, le tira avec peine et le porta à ses yeux verts remplis de larmes, tout en épiant les écolières qui tourbillonnaient entre les platanes. Derrière le muret de brique, un garçon scrutait les pans des jupes qui voletaient avec les feuilles. Lorsqu'il jugea que son oeil avait décemment été ébloui par toutes ces déesses qui, du haut de leurs dix ans, se tortillaient déjà comme des serpents de broderies, il repartit le sourire aux lèvres, son cartable à la main, et rejoignit ses camarades, qui avaient passé leur pause à lui faire la courte échelle en échange d'une bourse de dragées.

Mademoiselle d'Araganstel, à peine remise de sa dure entrée dans la vie active - elle n'avait alors que vingt-deux ans - se résolut à recevoir la disparition de Sélène-Ursule comme un drame, voire un "coup du diable" ainsi qu'on lui avait enseigné comme à toutes celles qui étaient passées par l'institution de Massinières. Bientôt, on n'entendit plus que ses larmes, dans le carré d'herbe bordé d'arbres longilignes qui toisaient et éblouissaient les écolières tels d'inaccessibles lords anglais.

"Voyons, Mademoiselle, qu'avez-vous?"

Le directeur était penché sur sa mine déconfite, et essayait tant bien que mal de lui arracher un sourire qui pût le rassurer sur son état émotionnel. Bernadette rangea son mouchoir d'une main hésitante, un peu pantelante, laissa ses bras graciles retomber sur les plis de sa longue jupe de brocart doré, et sanglota encore. Alors le directeur, dans un élan d'attendrissement plus que de pitié chrétienne, saisit la main de l'enseignante et prit son menton légèrement pointu dans ses doigts libres, qu'il disposa en une précautionneuse coupe, avant de s'adresser à la jeune femme:

"Vous pouvez m'en parler, Mademoiselle d'Araganstel. Je pense être une personne digne de confiance, comme toutes les âmes qui se réfèrent aux enseignements du Christ et de ses disciples... et si c'est à cause de la petite de Tarentelle et ses deux compères, pensez bien que nous faisons notre possible pour retrouver leur trace. Friponnes comme elles le sont, elles doivent être tout bonnement en train de préparer une des farces dont elles seules gardent le secret. Ne connaissez-vous donc pas Sélène-Ursule?"

Mademoiselle d'Araganstel leva un beau visage, hélas détruit momentanément par les sanglots, sur celui de Monsieur de la Métoierie, qui la regardait comme s'il était enfin en possession du Graal. Elle plongea ses yeux dans les iris bruns de cet élégant homme mûr, observa un instant ses traits aiguisés mais emprunts de douceur, ses lèvres dessinées à la pointe fine et ses cheveux noirs très grossièrement ondulés qui ruisselaient autour de son visage, et fut déstabilisée au point de ne pouvoir lui répondre que ces mots:

"Excusez-moi, monsieur de la Métoierie, mais... cela ne fait que quelques mois que j'ai pris mes fonctions, en cours d'année, et... vous êtes beau... oh! Grands dieux, ce n'est pas ce que je voulais dire...

- Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle. Et cessez de jurer pour des bagatelles... voyez-vous, cela fait plusieurs semaines que je vous observe, et... Mademoiselle d'Araganstel, je..."

Monsieur de la Métoierie, ne relâchant pas sa prise sur me menton de Bernadette, si jolie en ce mois de septembre dans son chemisier de bonne famille, se pencha vers elle alors qu'il était grand temps que les élèves fussent appelés à rentrer en classe, et murmura à son oreille:

"Je vous trouve divinement belle... est-ce le démon qui me tente?"

Ses lèvres étaient collées à sa tempe. Bernadette ne pouvait plus contenir son désir, et rapprocha dangereusement sa bouche de la sienne, qui l'attendait, docile et chastement entrouverte.

"Que faisons-nous, pour l'amour du ciel?"

Alors qu'ils allaient s'embrasser, des bruissements se firent entendre dans les bosquets, puis une tempêtes de rires emportés:

"Ah! ah! Regardez, la maîtresse et le directeur se font la cour!"

Bernadette tourna la tête la première et, lorsqu'elle reconnut le visage insolent de Sélène-Ursule, qui se tordait de rire derrière les ronces avec Eglantine et Solange, elle fut partagée entre une colère et un soulagement si soudains qu'elle ne put adresser une parole à l'écolière démoniaque. Le directeur, voyant les regards des petites filles converger sur lui et sa resplendissante ingénue, s'éloigna brusquement de la chaise sur laquelle était assise Bernadette pour toiser, non sans une certaine assurance qu'il se plaisait à déployer, toutes celles qui s'étaient arrêtées dans leurs jeux pour détailler le spectacle; puis il se dirigea vers Sélène-Ursule, furieux, les mains dans les poches de son veston brun:

"Petite Furie! s'écria-t-il à son intention, surplombant de plusieurs têtes le groupe de gamines en blanc et bleu. Nous nous faisions du souci pour toi, et pour les innocentes que tu as entraînées dans tes fantaisies! Car c'est bien toi qui as initié cette petite expédition, si je ne me trompe pas?

- Oui, pourquoi? répondit Sélène-Ursule, tête haute, un sourire malicieux et suffisant à ses lèvres fines.

- Car je suis très déçu par ton attitude, expliqua Monsieur de la Métoierie en croisant ses bras sur sa taille. Tu es convoquée dans mon bureau, et tu resteras en classe avec Mademoiselle d'Araganstel pendant que j'appelle tes parents. Ai-je été assez clair, Mademoiselle de Tarentelle?

- Mais nous n'avons rien fait de mal, Monsieur le directeur, surenchérit Sélène-Ursule. Nous nous sommes juste cachées derrière la clôture, avant l'appel de l'après-midi, et nous avons attendu la récréation pour semer la panique dans l'école. De cette façon, nous étions sûres que Mademoiselle d'Araganstel serait déboussolée par notre absence, et nous avons soudoyé Martine - elle jeta un coup d'oeil à la petite blonde, qui souriait de toutes ses dents - pour venir vous informer de son état de choc. Nous savons que vous tenez beaucoup à elle...

- Mais pourquoi... diable avez-vous fait cela? s'impatienta le directeur, qui à son tour ne pouvait s'empêcher de jurer. Que cela vous a-t-il apporté?

- Nous voulions vous voir réconforter Mademoiselle d'Araganstel, lui murmurer des choses à l'oreille, l'embrasser... pour nous prouver que nos déductions étaient bonnes!

- Dommage pour vous, ce n'est pas arrivé, et cela n'arrivera pas! assura Monsieur de la Métoierie. N'est-ce pas, Mademoiselle d'Araganstel?"

Bernadette hocha la tête, à contrecoeur, en percevant les mots cruels de celui qui lui avait enfin avoué qu'il éprouvait une certaine inclination pour elle. Elle voulut fondre en larmes à nouveau, mais le regard critique du directeur, redevenu autoritaire et vaguement distant, l'en empêcha. L'idée de perdre sa dignité lui déplaisait fort, et pour rien au monde Monsieur de la Métoierie ne se laisserait déculotter par une bande de fripouilles prépubères. D'autant plus que l'acte qu'il avait été sur le point d'accomplir était d'une immoralité sans nom, d'une indécence sans pareille.

"Mesdemoiselles Solange et Eglantine, veuillez retourner en cours avec toutes vos camarades - il glissa un mouvement de main dédaigneux vers l'ensemble de la cour, où les fillettes s'étaient figées, s'emplissant sans culpabilité du charme froid du directeur - et ne plus faire d'histoires. Mademoiselle d'Araganstel, je vous laisse rappeler vos classes. Sélène-Ursule, suis tes camarades. Je reviendrai te chercher pour discuter de tout cela dès que tes parents seront présents."

"J'ai remué toute l'école... la cantine, le pensionnat des collégiennes, les salles de classe, les placards à balais, même l'aile des garçons... derrière un bosquet, en train de m'humilier! Cette Sélène-Ursule, qui me croit vedette d'un feuilleton à l'eau de rose..." il frémit, blessé dans son amour propre et troublé que ses élèves fussent ainsi perverties. "Une âme perdue! Nous ne pouvons rien faire pour elle... à moins que..."

En pensant cela, le directeur, qui tripotait nerveusement le noeud de sa cravate, se jura inconsciemment qu'il allait faire de la vie de cette morveuse un enfer.

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