C'est le mari qui a fait le coup

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Une feuille d’automne s’écrasait à mes pieds. Habituellement, je continuais mon chemin sans y prêter une quelconque attention. Je ne comprenais pas ma démarche en me penchant pour la ramasser. Puis, d’un simple regard, ma curiosité me remercia du geste. La feuille posée entre mes doigts – abîmée légèrement sur le côté droit par la pluie de la veille – conservait ses nervures vertes ; je le prenais comme un conseil rarissime : notre nature enfouie garde sa propriété intrinsèque même pendant les phases d’évolution. Les autres tissus environnants étaient devenus jaunâtres, voire orangeâtres. Elles tombaient une à une par leur maison d’enfance : un frêne majestueux. Il freinait la croissance de deux habitations à l’entrée de l’impasse de la rue où avait eu lieu le meurtre.

Je me détournai de tout cela, de la faune et sa facette apaisante, et me dirigeai un peu plus près de la scène de crime.

Tout d’abord, je me rendis compte de l’odeur des charognards – pour ne pas dire des journalistes avides et des voisins indiscrets – qui grouillaient près du large bandeau jaune et noir. Ils produisaient des sons inaudibles à base de questions évidentes, idiotes, et de claquements d’impatiences par leurs chaussures ou talons. Surprenamment, une femme d’une cinquantaine d’années vagabondait en pantoufles. L’un interrogeait la nature du décès, deux autres sondaient des policiers sur l’identité du coupable ; un jeune homme n’hésitait pas à tenter de s’approcher davantage, téléphone en main, avant de se faire gentiment repousser par les bras des uniformes bleus. De ce vacarme ambiant, vous pourriez y rajouter… les combattants du mal qui s’envoyaient des messages avec leur radio accrochée aux combinaisons ; quelques klaxons ; une sirène d’ambulance ; le son puissant d’un piano d’une émission de télévision par une fenêtre, mais qui allait néanmoins devoir être coupée. Un policier se chargeait de prévenir le propriétaire.

J’avançais à petits pas.

La famille de la victime remerciait les forces de l’ordre et répondait au journaliste présent. Apparemment, l’un des amis du mort serait le suspect numéro un.

Je progressais de pied ferme.

Un homme en bleu m’accosta. Ses yeux défilaient de mon chignon à mes bottines en passant par mon badge de consultante. Il m’expliqua succinctement les faits, l’alibi du jeune – actuellement en état d’arrestation – n’était pas clair comme de l’eau de roche. Il se précipita vers un collègue, ce qui me laissa le champ libre pour me fondre dans la petite foule de curieux. La famille de la victime commençait justement leur déclaration, je l’écoutais attentivement.

Et j’observais, car chaque détail comptait…

— Je tenais seulement à exprimer ma gratitude à tous les services de l’ordre pour la rapidité de l’intervention, mais également aux témoins pour leurs précieuses informations. Vous avez fait honneur à notre rayon de lumière, notre fils. Votre bonté et votre coopération nous ont profondément touchés dans cette terrible épreuve.

Mon analyse débutait. Intrigant. La personne avait une vaste colère au fond de lui, je le voyais par ses mots et les muscles de sa mâchoire. Son mari… se liquéfiait sous la pression ou les paroles, peut-être les deux. En tout cas, je constatais qui lui manquait un bouton de manchette.

Adultère ? Forme de jalousie ? Voisin agressif ? Motif financier ?

— Merci de votre soutien, on vous en sera éternellement reconnaissant. Je vous demande maintenant… de nous accorder du temps, de la tranquillité pour réaliser notre deuil, à Thomas et moi.

Ils tremblaient, mais sûrement pas pour les mêmes raisons. L’affaire adoptait une tournure délicate. Tout le monde déclarait d’avance que l’adolescent était le bon suspect : moi, je possédais presque les preuves concernant la culpabilité du véritable criminel.

*

Une consultante zigzaguait du rassemblement d’automobiles jusqu’à mes pieds, j’en avais rien à faire.

Bon… la scène de crime, comment dire ? Bien évidemment, il fallait admettre avant tout l’horreur de la mort qui arrachait l’âme du corps d’un jeune homme. Tragique. Bref, la position du cadavre fusionnait naturellement avec le parterre de fleurs. J’ai reconnu directement des bellis perennis, des pâquerettes bleuâtres sauvages alignées parfaitement autour des bras et des jambes.

Voilà, j’avais donné ma remarque constructive du jour.

Pourrait-on partir sur une nouvelle enquête ?

Pour vous expliquer pourquoi mon humeur oscillait entre l’agressivité et le « je-m’en-foustime », je devais vous raconter ma petite matinée.

Cinq heures du matin ; noirs étaient mes cernes qui collaboraient avec ma nuit de surveillance, blanche. Le réveil ne fut pas si difficile, mais le fait que j’avais tranché ma soif par le verre qui traînait sur la table basse me coucha. L’eau avait bizarrement goût du Glen Grant, un whisky de l’année mille-neuf-cent-soixante, dont la bouteille fut ouverte par mes soins il y a deux jours. Au bout du compte, cela n’avait pas d’importance puisque j’avais tout dégobillé dans la cuvette, absolument tout : le liquide, mes entrailles et le possible reste d’énergie de la nuitée.

Première cigarette, crocs sur le croissant entamé de la veille, et brossage de dent pour éponger l’aspect pâteux de la vomissure. Je m’étais assuré une toilette décente avant le travail ; mon reflet saillant dans le miroir discutait avec mes pensées.

Qu’est-ce que tu fiches là ? Dans des conditions pitoyables à effectuer un boulot ingrat. Personne ne te respecte, personne ne veut d’une âme errante. Le deuil et les larmes ne feront pas revenir les victimes, les morts. Tu as besoin d’une pause, mon ami. Tu as soif de soutien, de vacances et d’un meilleur canapé.

En enfilant un pantalon, j’avais chassé une mouche trop proche de moi et mes sombres pensées. Ma distraction terminée, j’avais zappé inutilement la télévision avant de recevoir un appel. Une affaire.

Regarde-toi : un gamin est mort et tu n’agiras pas. Tu ne remarques pas le problème. Ton métier, c’est ta came. Jour après jour, tu as besoin d’une dose plus forte. Tu sais que tu risques l’intoxication, comme une consommation régulière d’alcool ou de tabac, mais tu ne pourras jamais t'en défaire. Chaque indice te fournit de l’adrénaline, et chaque suspect te donne autant d’informations que de dopamine. Une nuit, tu effectueras une bêtise aussi vaste que ton nez.

J’avais revêtu mon manteau, et cligné des yeux par les phares puissants de la voiture garée en face de ma porte d’entrée. Les collègues attendaient devant chez moi depuis une dizaine de minutes. Les policiers prenaient des têtes identiques au petit matin ; leurs visages cernés portaient le même sourire effrayant que les clowns des cirques.

Je supposais que si nous trouvions un peu de hauteur, dans un plan large en contre-plongée, nous sentirions tout le poids émotionnel qui nous compressait la poitrine. Je me voyais sur l’un des toits de la ville, à contempler l’intrigue : ça faisait vieux film de gangster des années soixante.

Vous demeurez le mouvement criminel de la vie citadine. Vos visages ne sont pas fatigués, vous avez juste la peur qui ressort de la peau. Observe les graines que vous avez semées. Tu as construit ton propre cercueil, il ne te reste plus qu’à déposer quelques fleurs sur le devant de la scène…

Puis, j'avais perdu le fil pendant une quinzaine minute dans ce tunnel de pensées suicidaires.

*

Nous, à savoir les légistes dont je faisais partie, buvons notre café et les paroles d’un collègue autour du cadavre. Les premières conclusions se résumaient ainsi : Julius Newson, adolescent noir de dix-sept ans, mort proche de vingt-trois heures, multiples fractures au niveau des côtes, l’annulaire droit cassé et la mâchoire meurtrie. En vue des marques et de la position des blessures, nous partions sur une batte de baseball métallique (nous aurions retrouvé la présence de copeaux, voire des fibres dans le cadre d’une batte en bois) en guise d’arme du crime.

Il s’agissait d’un homicide, un meurtre au premier degré causé par une hémorragie cérébrale à la suite de grandes violences physiques. La position du corps, plus des plaies au niveau du bras montrait que la victime connaissait son agresseur. Il avait tenté de se défendre, mais ça n’aura pas suffi ni pour lui ni pour nous. J’explique : nous aurions pu repérer des cheveux, de la salive, ou de la peau arrachée sous les ongles de la victime. Néanmoins, ici, il n’y avait aucune trace d’indice. Pour le coupable, nos estimations tournaient autour d’un homme fort et/ou enragé (ou d’une femme imposante, mais cela ne restait que très peu probable).

Du côté relationnel, nous identifiions beaucoup de suspects potentiels, malgré le fait que tout le monde déclarait l’absence d’ennemi. Julius était l’enfant adoptif de deux parents, Thomas et Benjamin. Les deux possédaient plus ou moins l’alibi de l’autre, sachant qu’ils demeuraient propriétaires d’une importante entreprise de l’État, les policiers ne pouvaient pas les bousculer dans leur retranchement sans l’appel d’un avocat. Le garçon en état d’arrestation se nommait Nick. Ses passions se limitaient à des activités sportives, quelques jeux et des études au collège, donc avouons-le, pas tellement au meurtre entre amis.

Avec un collègue de la police, nous étions allés le confronter pour que je puisse tirer mes conclusions avant de repartir pour un nouveau crime. Voici sa version des faits que j’avais retranscrite dans mes papiers

« J’entamais une conversation avec ma petite amie avec mon téléphone, et j’avais entendu un bruit violent. Pauvre Julius, il ne méritait en rien un sort aussi cruel. Le temps d’enfiler un pantalon, de prendre une lampe torche – il assurait que les lampadaires s’éteignaient bien avant minuit – et d’approcher de l’agitation extérieure, il était déjà trop tard. »

*

J’avais étudié les lieux et la scène de crime, analysé les dires des suspects et même écouté les interminables conclusions des légistes. Il était grand temps de résoudre cette affaire. Je dissimulais ma carte de consultante. La porte d’entrée des Newson, à savoir les parents de la victime, venait à l’instant de se refermer. S’introduire sans mandat ou sans acceptation de mon supérieur restait un délit, mais, peu importe, je devais avoir le cœur net avec mes incertitudes.

Il y avait quelqu’un dans la maison, car j’entendais des notes de jazz dans le salon, mais je m’attardais un instant dans le vestibule. Une dichotomie des couleurs, entre les habits à vocation professionnels et ceux de la vie quotidienne. Des chaussures, bien évidemment, soignées, nettoyées à la main, certaines coûteuses. Des écharpes de toutes les nuances, des casquettes, des chapeaux, des ceintures qui traînaient dans cet amas de vêtements, de fourrures, de tissus.

J'entrais par la première porte que je croisais dans le couloir, c’était la chambre de Julius. Au premier regard, je remarquais le lit blanc et vide, ses draps retirés, l’oreiller sans la taie, le matelas sans une partie dorsale qui la caresse. Excepté ce détail, la pièce respirait à pleins poumons l’énergie dévorante de l’adolescence. Un ballon de football errait sous un bureau dont les affaires demeuraient éparpillées. Les murs portaient quelques affiches et des craquelures, des mini-failles récentes, comme si l'on avait malmené.

Je me décidais de sortir après un coup d’œil, et m’orientais vers la cuisine. Là aussi, l’interdiction prenait le dessus sur le bon sens, et je me préparais du thé. Les tiroirs contenaient des sacs de café, une domination sans peu de partage avec le thé bon marché qui occupait le fond de placard.

En attendant que la théière chauffe son eau, je scrutais du coin de l’œil une immense armoire de trophée et autres récompenses. J’allais me diriger d’un peu plus près, quand un bruit de pas se démarquait du boucan strident du sifflement du bouillonnement de l’eau, l’éclatement des bulles de vapeurs par la chaleur.

Un homme apparu, l’un des deux pères de la victime.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il avec un sourcil arqué.

— Bonjour, monsieur Newson. Je suis de la police.

— Vous avez du nouveau ?

— Les légistes rédigent leurs rapports, les enquêteurs questionnent l’entourage…

Il devient d’un coup perplexe et m’exige de lui dire ce que je fais ici :

— Je vagabondais. Désormais, je vais répondre à vos interrogations, voulez-vous du thé ?

Ses épaules voûtées et sa mine fatiguée me laissaient un peu de place pour tenter la carte du réconfort.

— Oui, souffla-t-il dans un murmure, pourquoi pas.

Pris au dépourvu.

Nous nous installions dans un petit coin de la pièce, à l’extrémité de l’ouverture sur le couloir.

— Vous êtes assurément épuisé de la journée. Oublions mon identité dans l'immédiat, déclarai-je en buvant une gorgée ; je me suis permis de bien vous observer, vous et votre mari, je tenais à vous dire toutes mes condoléances. Cependant, j'ai l’impression que vous nous cachez quelque chose.

— Pardon ? Que me voulez-vous ?

— La vérité, et la paix ⸮ je sais que vous mentez sur une partie des faits.

Il s’insurgea :

— Vous m’accusez ? Vous n’avez aucune idée de ce qui a pu se produire !

Je m’autorisais à le regarder droit dans les yeux.

— Non. Vous n’êtes pas le coupable.

Quelques secondes de silences éclatèrent.

— Écoutez : Nick n’a pas le profil du tueur. C’est un garçon fort intéressant, mais pas assez résilient pour ce genre de carnage. Vous acceptez mon avis sur votre mari ? J’aime le fait qu’il apparaisse comme un homme bon, courageux, un peu sévère sur les bords. Une personne qui sait choisir au bon moment la casquette du cruel, du vilain, du robuste pour sa famille.

— Et ?

Une larme coulait sur sa joue.

— Et pourtant, vous défendez le plausible meurtrier de votre fils.

— Quoi ‽ totalement faux.

Il détourna le regard avec un léger sanglot.

— Je suis probablement dans le vrai. Voilà le problème des comportements humains : une simple graine enfouie au fond du corps peut déceler une terre d’anxiété. Soulagez votre conscience, monsieur Newson. Peut-être qu’avec votre témoignage, nous serions dans la bonne voie.

*

« Seigneur, pardonnez notre terrible faiblesse et offrez-nous votre sainte aide. Ne vous y trompez pas : les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs. Ce soir, je diminuerai mon fils pour une raison qu’aucune humanité n'accepterait. Dieu de notre miséricorde, appréhendez notre acte diabolique. Nous parlons ici d’une effroyable vendetta. Au sein de la pénombre, mon corps ôtera l’âme d’un jeune garçon ; le moindre pardon venant de la bouche et du cœur mortel ne pourrait y apparaître. Toute lueur à ses noirceurs. Notre infanticide ne résulte que de la tristesse de notre capital. De manière radicale, immorale, nous voulions détruire notre famille pour créer un engouement autour de notre entreprise. Oui, vous saisissez bien le caractère déshumanisant de ce geste. Comprenez.

Comprenez que l’aveuglement des hommes reste d’approuver les ténèbres solaires,

Qu’attribue une forme alternative de la société au-dessus des nuages.

Le carnage apporte des réponses, l’agneau nourrit les tigres, les lésions ne semblent pas que foliaires.

Les fous ne datent jamais d’hier ; en somme, l’individu fabrique en lui une tâche, un doubleur,

Un être de chair qui ne distingue ni ombre ni lumière – excepté l’usage –,

Car toute nuance sera toujours mieux assimilée que les couleurs. »

L’air froid tombe sur mon sang chaud, je poursuis mon fils pour l’endormir dans les bras de Morphée. Les étoiles sont alignées, limites en symbiose. Cela en deviendrait presque poétique. Je donne un premier coup de batte dans le dos, j’entends un craquement tels les feuillages d’automne sous les pieds. Avec une étonnante rapidité, mon garçon se retrouve au sol, limité. Mon objectif se termine maintenant. Au milieu des pavés, du gravier, du gazon et des fleurs, nous pourrions y transcrire sur la route rougeâtre le succès sanglant de cette opération. Je pars en lui laissant un ventre qui alterne dans la respiration entre haut et bas.

À qui profite le crime ? Cela, vous le savez bien évidemment déjà.

Comprenez que les sources de chaleur ne seront jamais éteintes.

Questionnez-vous : doit-on combattre le mal par le mal ?

Ou suffit-il d’une unique lumière sous les ombrages pour briser l’amoral ?

Des ténèbres naît le néant que seule la mort aime dépeindre.

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