Dernier jour à Bercy Village

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Tu ne reviendras plus, c'est une évidence.

Je marche de long en large dans cet appartement de Bercy Village qui reflète ton absence et qui m'oppresse un peu plus chaque seconde. Je regarde sans la voir la fenêtre donnant sur la rue, essayant de me rappeler tes yeux pétillant d'admiration devant ce défilé continuel d'hommes et de femmes, se fondant dans les tons tristes de la capitale. Le reflet de ton visage illuminé dans cette vitre me revient en mémoire, j'entends encore ta voix me raconter l'Histoire de ce quartier. Je soupire, le vide que tu as laissé en t'en allant est omniprésent.

Chaque semaine, durant ces vingt dernières années, tu as essayé sans jamais te décourager, de me faire aimer ce nouveau quartier, m'emmenant dans les galeries d'Arts des Docks, me faisant découvrir entre deux visites des mets devant lesquels tu t'émerveillais. Tu t'extasiais devant ces plats colorés, laissant les mélanges fondre sur tes papilles ; moi, je ne ressentais rien, ne pouvant savourer ces moments uniques à cause d'un égoïsme qui aujourd'hui me laisse le goût amer de la solitude.

Tu es partie, m'abandonnant dans cette ville grouillant de monde, dans ses rues que je n'ai jamais su apprécier. Aujourd'hui, les regrets m'assaillent, et comme certainement beaucoup de personnes avant moi, je me demande pourquoi, comment, mais surtout, ce que j'aurais pu mieux faire. Avant de partir, je veux comprendre ce que tu affectionnais dans ce quartier.

Je prends mon vieux chapeau, celui que tu m'as offert durant une de nos nombreuses balades au coeur des ruelles pavées de Bercy Village. Oui, tu peux te moquer, c'est vrai que je ne voulais jamais le porter ; mais maintenant, je te l'ai dit, c'est différent. Tu n'es pas près de moi, tu n'esquisseras plus jamais ce sourire satisfait que tu pensais me cacher. Je décroche mon parka, tends la main en arrière... Foutue habitude ! Tu vois, j'étais persuadé que tes doigts allaient venir se mêler aux miens.

J'oublie, et sache que j'oublierai encore ton absence, jusqu'à ce que je te rejoigne.

Je descends par les escaliers - tu connais ma peur des ascenseurs - comme tu me le disais si souvent "on ne change pas un vieux". Tu avais tort, il a fallu que tu partes pour que je change ; que je sorte de cet appartement vide pour découvrir ce que tu as essayé de me faire connaître pendant vingt ans et que je n'ai pas vu.

Je pousse cette ancienne porte cochère, mes muscles noueux me font souffrir mais je persiste. Le vent glacial s'engouffre dans les manches de mon vieil imperméable, intemporel, comme ton visage dans ma mémoire.

Je sens sur mes joues la morsure du froid qui prend un malin plaisir à faire pleurer mes yeux déjà embués de chagrin. Malgré tout, je souris, je sais que tu es là et que tu vas m'accompagner pour cette dernière balade du soir dans la foule insaisissable.

Je longe les bords de Seine et entre dans ce café que tu aimais tant, "Le Saint M' ", avec ses chaises sans âge et ses habitués silencieux. Qu'importe à présent, je ne me souviens que de ton sourire. Lui était toujours au rendez-vous, même lorsque le temps était gris sur Paris, toi tu ne cessais de t'émerveiller et de tout illuminer sur ton passage. Je paye mon café - que je trouvais toujours trop cher - et je m'en vais.

Je déambule dans Bercy Village, regardant les vitrines qui s'habillent doucement en ce début d'hiver. Les flocons en carton prennent place autour des vêtements et des objets d'art. Je les regarde à peine, je les ai tellement vus en période de fêtes, quand misérablement, j'essayais de trouver un cadeau "unique" en espérant qu'il te plairait.

Je me souviens avec quel enthousiasme enfantin tu plongeais dans ces boutiques la veille de Noël ; tu farfouillais pour dénicher des trèsors originaux pour nos familles. A ce moment de l'année, nous allions nous régaler à la crêperie de produits frais accompagnés d'une bolée de cidre.

La nostalgie m'envahit lorsque je passe devant "Alice Délice" ; tu entrais dans ce lieu où l'art culinaire est une passion partagée et authentique. Cette vitrine me rappelle d'autant plus nos moments à la cave de la Cour Saint Emilion. Nous allions y goûter les nouveaux millésimes. J'entends encore ta voix chantante me raconter l'histoire de ce quartier liée à cette noble boisson qu'est le vin.

Je m'assieds sur ce banc des bords de Seine, juste à côté de cette bouche de métro de la ligne 14 que je trouvais infernale. Pour toi, le bruit de ces wagons était le signal que je rentrais du travail. Chaque soir, jusqu'à ce que la retraite arrive, tu m' y as attendu. Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, tu étais là, et tu souriais dans la grisaille parisienne. Tu me lisais le poème "L'Horloge" de Baudelaire sur le chemin du retour ; un vers m'avait marqué "Trois mille six cent fois par heure, la Seconde chuchote : Souviens-toi !". Aujourd'hui, je me rends compte combien Baudelaire, à travers cette simple phrase, exprime une vérité inébranlable. Ton souvenir me ronge.

Je regarde les passants qui se précipitent vers la station Saint Emilion, comme s'ils avaient peur que ce soit le dernier métro, alors qu'il y en a un toutes les deux minutes. C'est le soir, la nuit enveloppe la capitale et pourtant les Parisiens sont pressés, pressés de vivre et peut-être de rentrer chez eux. Lorsque nous nous retrouverons tout à l'heure, tu te moqueras sans doute et tu me rappelleras les moments où je ronchonnais lorsque nous sommes arrivés à Paris. Je te répondrai que maintenant c'est différent. Nous sommes dans un autre monde. Avant, Bercy Village ne prenait vie que lorsque tu déambulais dans ses rues. J'ai eu besoin de ton absence pour m'en rendre compte.

Ce banc aux vieilles planches détériorées a dû en voir passer des hommes et des femmes.

Ils se sont assis, en attendant quelqu'un ou tout simplement pour regarder le soleil de cette fin de saison se coucher sur la Seine. Mais, pour nos retrouvailles, l'astre est absent, caché derrière ce ciel nuageux qui ne fait qu'annoncer la fin des couleurs dorées de l'automne. Bientôt Paris se couvrira de neige. Au matin, les enfants s'extasieront devant cette poudreuse qui les fera rire sur le chemin de l'école. Mais, ce blanc immaculé sera vite oublié. Les automobilistes lui donneront les tons de la suie.

La nuit tombe doucement sur la ville. Je frissonne dans mon vieil imperméable, je le rajuste puis enfonce mes oreilles dans son col. Voûté, je ne ressemble plus qu'à un vieillard sur le point de dire adieu à ce qu'il a toujours connu. Je regarde les dernières feuilles s'envoler dans le vent du soir et leurs reflets qui dansent à la lumière feutrée des réverbères parisiens.

Je laisse le froid s'insinuer en moi. L'air glacial pénètre ma gorge, puis s'en échappe en douces volutes de brume. Tous mes membres sont engourdis, c'est le moment. Je ferme les paupières, me concentrant sur les battements de mon coeur qui bientôt s'éteindra. Je n'ai jamais été aussi proche de toi. Alors que je suis aux portes de la mort, je te l'avoue, tu avais raison ce quartier a une âme, j'ai fini par comprendre.

Je m'endors pour la dernière fois, laissant les feuilles mortes tomber sur mon corps et me recouvrir. A peine conscient, je sens leur odeur si particulière mélangée à celle du bitume. Ironie du sort, Paris m'offre un nouveau manteau pour mon dernier voyage.

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