Ordinaire

9 minutes de lecture

Julien était un garçon ordinaire, il aimait jouer au football avec ses copains, il aimait l'école (mais surtout la récréation), il aimait sa famille et il aimait ses amis. Du haut de ses huit ans, rien ne lui semblait impossible et il dévorait la vie à pleine dents.

À l'école, il avait de bonnes notes, les instituteurs l'aimaient beaucoup et tout le monde le connaissait.

"Ah oui, le petit Julien! C'est un élève très agréable ! Il est poli, gentil avec tout le monde et il ne fait jamais de bêtises. Et, tout à fait entre nous, il est vraiment à croquer! Les filles vont lui courir après."

Voilà, c'est ce qu'on disait de Julien, il avait entendu ça toute sa vie et n'y voyait pas d'objections.

Une fois, une fois seulement, il avait été puni. Ça n'était pas spécialement de sa faute mais il avait accepté la sanction pour protéger ses copains. Il était comme ça... Encore une qualité.

Pour être tout à fait honnête, Julien n'avait vraiment qu'un seul défaut, il ne savait pas s'arrêter. Là où ses copains arrêtaient de jouer au foot car il pleuvait trop. Lui ne s'arrêtait pas, il prenait le ballon et tirait des penalties ou des coups-francs. Quand ses camarades étaient heureux d'avoir eu un 18, lui était déçu, il ne cherchait que la perfection, que le 20. Les jours où il jouait du piano, il recommençait tout à la moindre fausse note. On aurait pu le qualifier de perfectionniste mais ça n'était pas que ça... Il y avait autre chose, quelque chose de plus complexe, quelque chose de plus dérangeant... Aujourd'hui encore je ne saurais le décrire. Je peux juste répéter qu'il ne savait pas s'arrêter.

Un beau matin de printemps, Julien jouait dans la cour de récréation avant le début de l'école. Il s'amusait bien avec ses copains et, lorsque la cloche sonna, il suivit le rituel et se mit en rang.

Aujourd'hui, les choses semblaient différentes, le rang était différent mais il n'arrivait pas à comprendre pourquoi.

La réponse vint assez vite.

"Voici Tristan, dit la maîtresse. Il est nouveau dans la classe et il vient de province. J'espère que vous lui ferez un bon accueil."

Julien observa longuement Tristan. Très longuement. Quelque chose lui déplaisait chez cet enfant, il ne savait pas ce que c'était mais il était sûr d'une chose... Il ne l'aimait pas.

À la récréation, Léa, qui était chargée de guider Tristan, présenta le nouveau à tout le monde.

"... Et lui, c'est Julien, tu vas voir il est top. Si tu as besoin de quelque chose n'hésite pas à venir le voir."

Voilà comment ça avait commencé.

Le lendemain, avant l'école, tout le monde jouait dans la cour de récréation quand Julien arriva.

"Comme tu n'étais pas encore arrivé, on a pris Tristan dans notre équipe. C'est bientôt le début des cours, tu joueras avec nous à la récré."

Ça n'avait pas été dit avec méchanceté... Mais Julien n'avait pas du tout apprécié.

À la récréation, Julien voulait jouer à chat perché. Comme souvent, il fut suivi facilement. D’habitude, ils étaient huit à vouloir jouer. Les équipes étaient toujours plus ou moins les mêmes. Mais aujourd’hui, Tristan voulait intégrer le jeu. Tristan, encore lui.

« Excuse-nous Tristan mais nous sommes déjà huit. Les équipes ne seront plus équilibrées après. » Dit-il avec une voix douce qui sentait la désolation à plein nez.

Tristan n’insista pas, il se mit sur un banc et resta-là à les regarder jouer. Il aurait pu aller voir d’autres enfants, mais c’était difficile pour lui, il était timide et il avait été heureux de pouvoir jouer avec ce groupe dès son arrivée dans l’établissement. Il fallait juste qu’il soit patient, ils allaient s’habituer à sa présence et ils trouveraient des solutions pour tous jouer ensemble.

Mais Julien n’avait pas été complètement honnête, ils pouvaient bien jouer à neuf à chat perché. Il avait juste choisi cette excuse pour se venger de Tristan qui avait piqué sa place lors du football d’avant la classe. Décidément, il ne l’aimait vraiment pas. Alors, il continua :

« Vous ne trouvez pas que Tristan est bizarre ? Pourquoi il reste assis tout seul sur ce banc ? Il a l’air débile comme ça non ? » Et il se mit à rire.

Cette phrase n’était pas spécialement drôle, et pas vraiment juste, mais la manière dont l’avait prononcé Julien avait quand-même fait rire tout le monde.

« Tristan le débile ! » commença à glousser Théo.

Et tout le monde se mit à rire.

La récréation était finie, tout le monde retourna en classe. Tristan n’avait rien entendu de tout ça, heureusement.

La semaine se termina. Tristan avait rejoué avec Julien et ses copains mais, lorsqu’il tournait le dos on pouvait entendre « Tristan le débile » et les rires qui l’accompagnaient.

La semaine suivante, Tristan était aux toilettes lorsque Julien y entra. Tristan lui tournait le dos et n’avait pas fait attention à la présence de Julien. Ni une, ni deux, Julien s’approcha de Tristan et lui fit peur. Il trouvait ça très drôle.

« Pourquoi tu as fait ça Julien ? Je m’en suis mis partout maintenant !

- Oh, Pardon, je pensais que ça serait drôle. Je suis désolé Tristan » répondit Julien en sortant des toilettes.

Quelques minutes plus tard, Tristan, qui avait essayé de se nettoyer un peu, sortit des toilettes en essayant d’être le plus discret possible. Malheureusement pour lui, ses copains faisaient un « un, deux, trois soleil » juste devant la porte des toilettes et Théo, qui n’avait jamais sa langue dans sa poche, se mit à crier :

« Regardez !! Tristan le débile s’est pissé dessus !! »

Tous les regards se tournèrent vers Tristan et les rires commencèrent à fuser aux quatre coins de la cour de récréation. Tous les enfants se mirent à crier :

« Tristan dégoutant ! »

« Tristan dégoutant ! »

« Tristan dégoutant ! »

Tristan se mit à courir et il se réfugia dans la salle de classe où il se fit gronder par la maitresse.

« Qu’est-ce que tu fais là Tristan ? Tu ne dois pas rentrer dans la salle de classe sans autorisation. Mais… En plus tu t’es fait dessus ? Je n’ai rien pour te changer, tu vas devoir rester comme ça jusqu’à ce que ça sèche. »

La maitresse n’avait pas voulu être méchante ou brusque, elle avait juste été surprise. Lorsqu’elle vit Tristan fondre en larme, elle s’en voulut et vint vers lui pour le consoler.

« Je suis désolé Tristan, je ne pensais pas être si sévère. J’ai bien conscience que ça doit être difficile d’arriver dans une nouvelle ville, une nouvelle école, une nouvelle classe. Il faut que tu te fasses de nouveaux amis, que tu trouves tes marques, que tu te fasses à un nouveau rythme et à une nouvelle maitresse. Je vais voir si je te trouve un pantalon propre. Ça va aller ? »

Tristan ne répondit pas, mais il cessa de pleurer et fit un sourire timide pour signifier que ça allait.

Lorsque la maitresse revint, elle lui dit :

« Tristan, si tu veux me parler n’hésite pas, je t’écouterai.

- Ça va madame, merci, je vais aller me changer.

- Tu peux te mettre dans la salle du fond. Pense à ce que je t’ai dit, si tu as des soucis ou du mal à t’adapter, n’hésite pas à venir me voir. »

Tristan fit un signe de tête à la maitresse et alla se changer dans la salle du fond.

La suite de la journée fut plus calme et Tristan oublia presque l’épisode des toilettes. Il n’en voulait pas spécialement à Julien, il pensait que sa blague serait drôle et ça n’était pas de sa faute si tout le monde jouait à côté des toilettes. Du moins, c’est ce qu’il pensait.

Un autre jour, une nouvelle partie de foot était organisée dans la cour de récréation. Julien et Théo étaient en charge de faire les équipes. Bien entendu, Tristan fut choisi en dernier. En soi, c’est déjà une humiliation mais ça avait été encore plus loin lorsque Théo l’appela en disant « Bon bah, je prends Tristan le dégoutant ». Bien sûr, Tristan avait essayé de faire comme-ci de rien n’était mais il avait bien entendu les rires et bien vu que tout le monde s’était mis à le regarder.

Ça avait vraiment commencé comme ça, juste parce que la tête de Tristan ne plaisait pas à Julien, juste parce que Julien avait, un peu, été jaloux de Tristan, juste parce que Julien était populaire et que ce qu’il disait comptait. Mais voilà, chez les enfants ça va très vite et Tristan le gentil garçon qui avait changé de ville était rapidement devenu Tristan le dégoutant. Il avait été mis de côté au fur et à mesure par les autres enfants sans trop qu’on sache pourquoi… Il était pourtant gentil et n’avait rien de moins ou de plus qu’un autre enfant. Il avait juste eu la mal chance de ne pas plaire au mauvais enfant.

En quelques mois, les petites humiliations étaient devenues plus importantes. Des enfants plus grands avaient, eux aussi, commencé à s’en prendre à Tristan.

Tristan rentrait tous les soirs chez lui en pleurant, ses parents ne comprenaient pas vraiment. Lorsqu’ils lui demandaient ce qui n’allait pas, il pouvait juste répondre que les autres enfants étaient méchants avec lui et qu’il ne savait pas pourquoi. Mais, malgré tout, il gardait un peu d’espoir :

« Il n’y a que Julien qui est encore un peu gentil avec moi ! ».

Voilà ce à quoi il se raccrochait, voilà ce à quoi il croyait vraiment.

Puis vint la dernière semaine avant les vacances de Pâques. Tristan allait avoir neuf ans et il voulait fêter son anniversaire. Il y aurait ses cousins et cousines bien-sûr, mais il voulait aussi inviter des copains. Ses anciens copains habitaient trop loin et ses parents lui avaient dit que ce serait compliqué de les faire venir. Alors Tristan avait décidé d’inviter Julien et Léa.

Il alla d’abord voir Léa.

« Tu sais Tristan, je ne veux pas être la seule à venir. Si Julien dis oui, je viendrais aussi. »

Elle n’avait pas dit ça avec méchanceté, elle ne pensait pas à mal, elle avait simplement peur de ne connaitre personne et de s’ennuyer. Mais Tristan avait été un peu déçu, il aurait préféré qu’elle dise oui directement. Il alla donc voir Julien. Ils étaient tout seul tous les deux, personne ne pouvait les entendre ni même les voir.

« Bon écoute Tristan, je pense que tu n’as pas bien compris. Je ne t’aime pas, tu n’es pas mon copain. J’ai été gentil avec toi mais… Si personne ne joue avec toi c’est grâce à moi. Dès que je t’ai vu j’ai su que tu allais me causer des problèmes, tu as essayé de me piquer mes copains, tu as essayé de devenir le chouchou de la maitresse. Alors non, je ne viendrai pas à ton anniversaire. Tu te souviens quand tu t’étais fait pipi dessus ? C’est moi qui avait organisé le « un, deux, trois soleil » juste derrière la porte des toilettes pour que tout le monde te voit. Quand on te choisissait en dernier pour les foots, c’était moi qui le demandais. Quand les grands ont commencé à t’embêter, te pousser, te piquer tes affaires, c’est parce que je leur ai dit que tu m’embêtais. Voilà, tu sais tout ! Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? Pleurer ? Allez te plaindre à la maitresse ? Pauvre nouille ! Ça t’apprendra à vouloir me piquer ma place ! »

Tristan n’en croyait pas ses oreilles, son monde s’écroulait. La seule personne qu’il croyait être son ami était, en réalité, la pire d’entre toutes. Tristan ne se mit même pas à pleurer. Il resta à l’école toute la journée comme si de rien n’était.

Julien aurait juste pu dire « Non, je ne pourrais pas venir à ton anniversaire, je suis désolé », mais, comme je vous l’ai déjà dit, il ne savait pas s’arrêter, il voulait tout contrôler.

Tristan ne revint plus jamais à l’école, il ne revint plus jamais nulle part. Il n’exliqua pas son geste, ne laissa même pas un petit mot pour ses parents…

Bien-sûr, toute la classe vint à son enterrement, Julien voulait y aller alors tout le monde suivit. Encore un comportement exemplaire pour ce garçon. Personne n’en saurait rien, personne ne saurait ce qui avait poussé Tristan à passer à l’acte.

Après longue réflexion, Julien n’était sans doute pas un garçon ordinaire. Mais, ce qui me fait le plus peur est autre chose… Et si Julien était simplement un monstre ordinaire ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Adolfo Georges ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0