Chapitre 2

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Dix-huit ans. L'âge de majorité en Europe m'avait dit mon père, sa voix empreinte d'une nostalgie, à peine fus-je levée, m'enjoignant à y passer quelques jours pour goûter à la liberté de pouvoir commander mon alcool par moi-même. Evidemment, il n'avait pas évoqué le cas de la cigarette, aussi m'étais-je bien gardée de l'aborder moi-même. Car s'il fumait lui-même régulièrement le cigare, de cette marque cubaine à l'odeur si atroce qu'elle a l'effet d'un répulsif, il refusait catégoriquement qu'il en soit de même pour sa famille, ma mère y compris. Je l'avais déjà vue fumer discrètement lorsque mon père était encore au travail, mais il s'agissait là d'un secret d'Etat. 

Sur le chemin du lycée, je réfléchissais déjà aux moyens d'éviter les salves de félicitations plus que gênantes lorsqu'elles fusent toute la journée comme des salves ininterrompues, attirant par là tous les regards plus ou moins souhaités. J'en arrivais à la conclusion qu'à moins de ne tout simplement pas mettre les pieds dans l'enceinte de l'école, il était plus qu'improbable que je trouve une issue. 

Arrivée au 36 de la rue je croisais Carolina qui m'attendait, le nez sur son téléphone. Sa réaction lorsqu'elle me vit fut telle que je l'espérais, ou plutôt que je le craignais : 

-Eliana ! Bon anniversaire !

Elle se rua sur moi comme un enfant sur une glace au chocolat, supplément chantilly. 

-Merci, Caro. J'espère juste pouvoir passer la journée sans trop d'attention, répondis-je avec un sourire timide.

-Oh, arrête, tu adores ça ! Et attends de voir ce qu'on a prévu pour ce soir, ajouta-t-elle, un clin d'œil complice.

Effectivement, j'appréciais être au centre des regards. Mais les doutes croissants, couplés à la pression que j'avais suite à la conversation avec mon père, avaient fait naître en moi une certaine appréhension à l'idée de me retrouver au milieu de tout le monde. 

Comme le voulait la tradition, la soirée de mon anniversaire était l'occasion d'aller nous faire manucurer avec notre groupe d'amies, avant de rejoindre mon appartement, transformé pour l'occasion en salle de fête façon millénial. Les invités étaient triés sur le volet, choisis avec soin par une équipe spécialiste en la matière et dont les critères de notation, dignes des algorithmes les plus pointus de Google, comprenaient aussi bien le physique pour les hommes que les relations (amicales ou amoureuses) et la popularité pour les femmes. 

-Est-ce que je peux avoir un avant-goût de votre liste ? 

-Tu verras ce soir !

Comme je l'avais prévu, mon arrivée au lycée fut accompagnée de congratulations, amis comme inconnus. Chaque pas était l'occasion d'adresser un nouveau sourire. Le reste de notre groupe m'attendait dans la cour intérieure, toutes assises sur le banc central qu'elles aimaient tant occuper. Elles apparaissaient ici comme un splendide tableau : de belles jeunes femmes, élégantes dans leurs vêtements de la dernière mode, l'air quelque peu dédaigneux de tout ce qui se passait autour d'elles. Nous nous dirigions vers elles lorsqu'une voix s'adressa à moi.

-Bon anniversaire Eliana. 

A peine m'étais-je retournée qu'un bras m'enlaça, suivi d'un langoureux baiser. 

-Et voilà le prince charmant, s'exclama Carolina. 

Si rien dans son comportement ne laissait présupposer un quelconque doute, il ne m'avait suffi que d'un seul regard partagé pour comprendre qu'il n'agissait pas ainsi par amour, mais pour alimenter le grand show général et faire bonne figure.

-Merci mon amour, répondis-je en lui rendant son baiser. 

-On se voit ce soir ? J'ai une montagne de choses à faire.

-Bien sûr ! Passe une bonne journée. 

Je me tournais sans un regard en arrière vers les filles, spectatrices premières de la scène. 

-Comme il est gentil, commença Pénélope. 

-Moi aussi je veux trouver quelqu'un qui me regarde avec ces yeux, continua Iris. 

Les compliments s'enchaînaient, ma tristesse grandissait. Chacune de ses qualités évoquées me faisait l'effet d'un couteau dans le cœur, me rappelant ô combien je l'aimais, et tout ce que j'avais, et que j'allais perdre. 

-Bon les filles, le rendez-vous à 18 heures convient à tout le monde ? 

-Oui, me répondirent-elles en chœur. 

Et voilà, elles parlaient enfin d'autre chose. Première victoire de la journée. Et tandis qu'elles continuaient, je me surprenais à rêver, la tête déconnectée. Je rêvais de Lucas, je rêvais d'un monde parallèle où tout serait plus simple. Je rêvais que tout allait bien. Ce ne fut que trente minutes plus tard que quelqu'un vint m'en arracher de force. 

-Mademoiselle, vous êtes là ? 

-Oui, excusez-moi, je n'ai pas entendu la question.

-En quelle année a été signée le Traité de Paris ? 

-1783, entre les Treize Colonies et le Royaume-Uni. 

-Très bien. 

Comme un prédateur, il se désintéressa de la proie indocile pour en trouver une autre. Mais à peine se fut-il éloigné que mon esprit vagabonda de nouveau. Il fallait que je fasse quelque chose. Peu importe quoi. Et cette idée ne me quittait pas. 

-Eliana, allez viens on s'en va !

En regardant ma montre, il n'était que quatorze heures. 

-On a encore deux heures de cours ! m'opposai-je.

-Et alors ? C'est ton anniversaire, tu peux bien faire une exception. 

Je pesais le pour et le contre. Habituellement, j'aurais tergiversé avant de finalement mettre les pieds dans la salle de cours, trop préoccupée par les conséquences possibles à la maison et les menaces planant au-dessus de mon dossier. Mais cette fois-ci, je décidais de penser à moi, ici et maintenant. 

-Alors allons-y !

Aucune des filles ne cacha son étonnement.

-Et bien, te voilà enfin mature, ironisa Carolina. 

Satisfaite, je les suivais dehors, lorsque nous croisâmes Lucas en compagnie de ses amis. Visiblement déconcerté lui aussi, il le masqua par un acte de galanterie.

-Eliana, il fait froid.

Il retira sa veste et m'en revêtit. Evidemment, son geste porta ses fruits : les filles le regardaient avec des yeux plein d'étoiles, tandis que ses amis, un sourire en coin, s'apprêtaient à louer sa délicatesse dès notre départ. 

-A ce soir mon amour, finit-il en m'embrassant la main. 

Sur le chemin, les filles ne tarirent pas d'éloge. Si deux d'entre elles avaient un petit-ami, les trois autres étaient célibataires, et ne feraient visiblement qu'une bouchée de mon doux ami s'il ne leur était pas inaccessible par sororité. 

En glissant mes mains dans les poches pour les réchauffer, je sentis un objet, de dimension rectangulaire et de taille moyenne. "C'est la providence" fut la première pensée qui me vint à l'esprit. 

-Les filles, je vais finalement devoir vous laisser, j'ai reçu un message de ma mère, et elle aimerait que nous passions un peu de temps ensemble avant de me perdre toute la soirée. 

Un peu déçues, aucune de mes amies n'émit d'objection, et si pressée que je ne pouvais patienter jusqu'à la maison, je m'arrêtais dans un café, après m'être assurée qu'elles ne pouvaient plus me voir. Le code était relativement simple : sa date d'anniversaire. Je vis alors apparaître son fond d'écran. Parfait. Ne me restait plus qu'à fouiller dans les messages. Je commençais déjà par les conversations de femmes, mais cela ne donna rien. Alors je décidais de fouiller parmi les conversations avec ses amis les plus proches, lisant précipitamment chaque message comme si quelqu'un allait arriver subitement. C'est finalement dans les messages échangés avec son meilleur ami, Daniel, que je trouvai ce que je cherchais. Une conversation qui remontait à une semaine. "Dan, c'est bon, je me suis décidé. J'attends après son anniversaire, et je la quitte". L'explication se trouvait encore plus haut, trois semaines et quatre jours plus tôt précisément : "Il n'y a plus aucun fun entre nous. J'ai l'impression que tout ça est forcé par mes parents, et que je n'ai pas mon mot à dire".

A la lecture de ces mots, je sentais une douleur irrépressible meurtrir mon corps, grandissant plus encore à chaque seconde. Mais quelque chose m'empêchait de m'arrêter. Le mouvement de mon pouce était devenu mécanique. Bientôt, l'écran devint flou, caché par les larmes qui coulaient sans s'arrêter malgré mes vaines tentatives pour les retenir. 

"Ça y est, c'est fini" résonnait dans ma tête. 

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