Chapitre 10 - Arrivée sur l'ile

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Un rayon de lune vint chatouiller les paupières d’Hannah. Elle entrouvrit un œil hébété encore piquant de sommeil, ne sachant plus vraiment où elle se trouvait. La tente, la neige, le vent, et maintenant cette odeur de sapin, elle était un peu déboussolée. Son œil croisa les mains délicates de Rose qui tournaient les pages d’un livre.

— Que lis-tu ?

L’insoutenable légèreté de l’être, de Milan Kundera.

Hannah trouva le titre beau. Il était poétique, tout en laissant un gout de tristesse derrière lui. Ce titre allait bien à Rose. Tout était dans la contradiction.

Hannah s’étira, un sourire serein aux lèvres. Malgré le lieu inconnu, malgré la situation désespérée, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir le cœur léger. La simple voix de Rose soignait tous ses maux. Elle la contempla en silence. Son visage avait changé depuis leur première rencontre. Elle ne retrouvait plus cette austérité impénétrable qui l’avait frappée. Elle se demanda ce qui avait bien pu transformer cette expression gravée dans une pierre aussi dure. Le tracé tranchant de sa bouche rouge avait pris un pli plus doux. La blancheur de ses joues était moins glaçante. Hannah la trouvait belle, raffinée. Impossible d’en détacher les yeux de peur de perdre un détail. Rose plongeant l’océan de ses yeux dans les siens sans rien dire. Ils étaient tendres. Hannah sentait presque la caresse de son regard sur sa joue.

— Comment vas-tu ?

Hannah se redressa à son tour. Elle attrapa ses genoux, posa le menton sur ses bras croisés et soupira longuement. Comment allait-elle ?

— Je ne sais pas… Tout est allé si vite. Je me suis regardé vivre sans réfléchir jusqu’ici. J’ai l’impression que ma vie d’avant remonte à une éternité. Hier je passais mes examens de premier semestre et aujourd’hui…

Hannah ravala un sanglot.

— … Aujourd’hui, je ne sais même plus qui je suis. Je me sens comme à une fête avec trop d’invités, où tu passes ta soirée à jongler avec tous les convives et finalement tu n’as vu personne.

— C’est à dire, je ne comprends pas.

— Comment je fais pour être à la fois une jeune femme, une vampire, et une louve ? À quoi ça sert tout ça au final ? On est pas dans un film, ce n’est pas comme si je devais suivre un entrainement pour sauver le monde, car je serais le dernier rempart entre l’ordre et le chaos.

— À quoi sert d’être un humain ? Je ne trouve pas que ça ait plus de finalité qu’être un vampire. Ta forme ne change pas ton fond.

Hannah releva la tête vers elle. Rose voyait les choses d’une manière si simple.

— Sans oublier qu’il faut bien vingt ans pour apprendre à être une femme non ? Tu l’as fait sans même te poser la question. Pourtant tu n’étais pas pourchassée.

— Tu as raison…

— Qui es-tu ?`

— Comment ça qui, je suis ?

– Au fond de toi. Tu dis ne plus savoir qui tu es.

— Euh… je…

Rose posa une main légère entre ses omoplates. Hannah frissonna de ce toucher rassurant. Elle ferma les yeux un instant. Elle sentait une faible onde vibrer et émaner de la main de Rose, glisser le long de son échine. Rose lui transmettait-elle réellement quelque chose ou était-ce ses nouvelles facultés qui lui permettait de le percevoir ?

— Ici, tu vas pouvoir y penser à tête reposée. Je suis avec toi, je veille sur toi.

— Pourquoi ? Ne te méprends pas, je suis tellement soulagée que tu sois avec moi. Simplement pourquoi t’encombrer d’un tel fardeau ?

La joue creusée d’une fossette, un sourire passa sur ses lèvres et Rose remonta ses doigts dans les boucles de feu.

— C’est difficile à expliquer.

Elle n’ajouta rien de plus.

— Je ne veux pas que tu te sentes obligée de t’occuper de moi. C’est vrai, je t’ai fait quitter ton appartement, ton frère, ton travail…

— Hannah, arrête, la coupa Rose sévèrement. Ôte-toi immédiatement cette idée de la tête. C’est moi qui t’ai forcé à venir ici. Je ne me sens obligée de rien. Tu es…

Rose fronça les sourcils sans prendre la peine de finir sa phrase. Tu es l’aube de ma nuit sans fin… Il était évident qu’elle ne pouvait pas lui dire ça sans paraitre plus étrange.

— Tu es unique.

Hannah frissonna à nouveau. De dégout cette fois-ci.

— Ce sont les mots qu’a utilisés Viktorya, souffla-t-elle.

Rose se mordit la lèvre embarrassée.

— Excuse-moi, je ne voulais pas t’y refaire penser…

— Ce n’est rien. Il faut que je tourne la page. Je dois continuer à avancer malgré ce qu’elle m’a fait. Je dois laisser tout ça derrière moi.

Hannah ouvrit son duvet et sortit du lit. Rose ne savait rien du cheminement de sa pensée, mais elle s’apprêta à agir en voyant apparaitre les premiers poils roux. Hannah réagit avant elle et frappa vilement le mur de son poing fermé. La douleur lancinante enrayant immédiatement la transformation qu’Hannah avait sentie venir cette fois-ci.

— Je veux qu’elle paye pour ce qu’elle m’a fait ! Je lui arracherai la gorge à main nue, je la laisserai gargouiller dans son sang. Je vais lui faire passer l’envie de sourire.

— Tu inventes ou c’est ce qu’il s’est réellement passé ?

Hannah ne répondit pas avant de se retourner à contrecœur. Elle n’avait pas voulu lui raconter la scène, l’inquiéter inutilement. Elle lui dressa un vague tableau du bout des lèvres et au vu de la mâchoire de Rose se contractant frénétiquement, Hannah avait vu juste. Elle frémissait de rage.

— Elle a fait ça…

Hannah vit son visage se métamorphoser sous ses yeux. Elle vit sa douceur écrasée par une dureté sauvage. Le bleu de ses yeux blanchir comme la glace qui se forme. Hannah la trouvait presque effrayante, dangereuse. Elle retrouvait ce tigre prêt à bondir, comme au premier jour.

— C’est moi qui me chargerais d’elle.

— À nous deux, on peut mettre fin à tout ça. C’est pas seulement elle qu’il faut arrêter, il faut démanteler toute son organisation !

— Non, je ne veux pas que tu t’en mêles, tu en as déjà assez subi les conséquences.

Rose se précipita au rez-de-chaussée, Hannah sur les talons.

— Comment ça, je reste ici ?!

Rose ne l’écoutait pas. Elle réfléchissait à un plan tout en vidant ses affaires pour n’emporter que l’essentiel. Elle n’avait pas mesuré à quel point la situation était grave. Elle savait pertinemment que Viktorya pouvait avoir tous les vices du monde, mais la violence n’en faisait pas partie. Hannah avait dû, très certainement malgré elle, la pousser dans ses retranchements. À partir de là, il n’y avait plus de retour en arrière. Viktorya avait gouté son sang. Elle en voudrait plus et mettrait tout en œuvre pour la retrouver. Il n’y avait pas de temps à perdre. Elle devait frapper la première.

Hannah lui attrapa l’épaule pendant qu’elle vérifiait sa tenue de combat.

— Rose ! Écoute-moi ! Tu ne peux pas partir comme ça sur un coup de tête. Tu ne peux pas t’attaquer seule à elle, laisse-moi venir avec toi.

— Ce n’est pas un coup de tête, je réfléchis à un plan. Et il est hors de question que tu m’accompagnes, c’est bien trop dangereux.

— Alors, entraine-moi ! C’est pour ça que nous sommes là non ?

— Nous n’avons plus le temps pour ça.

— Mais enfin de quoi tu parles, qu’est-ce qu’il te prend ?

Hannah commençait à perdre patience, elle oscillait entre colère et panique. Elle n’avait pas du tout envie que Rose la laisse livrée à elle-même sur cette ile inhospitalière. Rose posa son regard tranchant sur elle, lui coupant toute envie de parlementer.

— J’ai sous-estimé le danger que tu cours. Je dois mettre fin à tout ça avant qu’elle ne mette la main sur toi.

Un sourire fugace eut tout juste le temps d’étirer ses lèvres.

— Je reviens vite. Une semaine tout au plus.

Hannah resta pantoise. Elle n’en croyait pas ses oreilles. Rose s’était montrée tellement intransigeante pour l’amener ici et la mettre en sécurité que ça tenait presque du caprice et maintenant elle partait ? C’était absurde !

Rose était en train d’ouvrir la porte quand Hannah la referma violemment, se plantant fermement devant elle.

— Tu te fiches de moi, j’espère ? Tu as remué ciel et terre pour me tirer d’affaire, t’as tout fait pour que je te suive jusqu’au bout du monde et maintenant tu t’en vas ?

La mâchoire de Rose se contracta. Elle soutint un long moment son regard sapin sans rien dire.

— Je t’ai suivi parce que j’ai confiance en toi, reprit Hannah. En dépit de ma peur, de mon désir d’oublier tout ce merdier, Viktorya et ses foutues recherches, j’ai abandonné ma vie pour toi ! Je me suis dit que ça pouvait être amusant. Je serais avec toi, j’apprendrais à être un nouveau moi, ça pourrait être fun. C’est comme une nouvelle aventure et je suis partante pour la vivre, mais si tu t’en vas, ça n’a plus rien d’amusant ! Il est hors de question que tu m’abandonnes sur cette ile de malheur !

Rose ne répondait toujours pas. Elle entendait parfaitement la colère d’Hannah, parfaitement justifiée. Elle n’avait pas le droit de lui faire subir ses propres craintes. Avant qu’elle n’ait le temps de dire quoi que ce soit, la jeune femme ouvrit brutalement la porte.

— Je vais marcher sur la plage !

Son chat se précipita dehors en même temps qu’elle. Il se faufila en miaulant de joie et grimpa au tronc du premier arbre devant lui. Hannah le regarda faire, enviant son insouciance. Elle inspira une grande goulée d’air frais. La pluie fine clapotait mélodieusement dans le feuillage serré. Elle rentra la tête dans son écharpe et descendit vers la plage, se demandant s’il était possible qu’elle prenne froid.

Elle s’assit face aux vagues. Le temps calme et triste apaisa sa colère, la changeant doucement en une douleur sourde. La mer roulait lentement sur le rivage, léchant ses orteils nus. Les quelques rayons de lune traversant les nuages se reflétaient dans l’onde lisse et sombre. Ses cheveux pleuraient sur son visage. Avoir découvert cette nouvelle réalité imbriquée secrètement dans la vie des hommes l’émerveillait. Mais sa nouvelle condition la désespérait. Elle serait chassée pour sa rareté, sa différence. Pourquoi n’avait-elle pas pu être entièrement anhumaine ? Comment était-ce possible d’être presque vampire, presque lycane, presque humaine. Devrait-elle vivre une vie presque diurne, avoir une vie presque sociale et prétendre d’être presque normale ?

Hannah se laissa tomber en arrière, offrant son visage à la pluie qui avait forci. En touchant sa peau, les gouttes provoquaient de petites décharges d’énergie qui traversait son corps et se dispersaient ensuite dans le sable. Encore une étrangeté qu’elle ne s’expliquait pas. Il fallait qu’elle en sache plus. Peu importe ce que tout cela impliquait finalement. Immortelle ou pas, humaine ou pas, pour le moment il fallait qu’elle comprenne. Qu’elle se concentre sur elle-même. Rose avait raison. Cette ile loin de tout était l’endroit idéal pour s’apprivoiser. Hannah sourit à travers la grisaille de son esprit. C’était comme une seconde puberté.

Elle resta un long moment étendue sur le sable détrempé. Les yeux fermés, elle se laissait bercer par la nature. Elle respirait lentement, les mains croisées sur la poitrine. Son esprit s’éclaircissait, lavé par l’averse. Tout comme en Sibérie, elle sentit quelque chose monter du sol vers son esprit et lorsqu’elle se sentit en harmonie parfaite avec les ondulations de cette étrange énergie, le visage d’un homme apparut. Toujours le même. Cette fois-ci, elle ne rompit pas le contacte. Il la regardait avec ce même étonnement au fond de ses yeux sombres. Une voix grave raisonna en elle sans que l’homme ne bougeât les lèvres :

— Que fais-tu ici ? Qui es-tu ?

Cette inquisition l’effraya. Et si elle était en train de se fourrer dans un nouveau pétrin ? Elle se releva vivement, tranchant net le lien, quoi qu’il fût. Était-ce de la télépathie ? Dans tous les cas il était dangereux qu’elle laisse quelqu’un la « contacter ».

Elle retourna à la maisonnette. Elle y voyait plus clair à présent et était prête à écouter ce que Rose voulait lui enseigner. Elle retrouva son chat blotti contre la porte sous le porche à l’abri de la pluie. Celui-ci s’engouffra à l’intérieur plus vite que son ombre lorsqu’Hannah ouvrit.

Elle trouva Rose se balançant dans un rocking-chair rudimentaire près d’une cheminée crépitante. Un nouveau livre entre les mains.

— Tu es restée.

— Oui. J’ai eu tort de réagir comme ça, excuse-moi.

— Qu’est-ce tu lis ?

Rose sourit. Elle savait qu’Hannah l’avait pardonné pour le moment.

— Un livre qui ne fera pas le voyage retour, c’est certain.

Hannah alla chercher sa petite cafetière italienne qu’elle avait réussi à négocier, la remplit avec le collecteur d’eau de pluie et la posa sur le feu.

— Est-ce que les Loups-garous sont télépathes ? demanda-t-elle à Rose en s’enfonçant dans le canapé.

— Non pas à ma connaissance, pourquoi ?

– Comme ça. Lors de ma seconde transformation, j’ai eu l’impression d’être toi un instant.

— C’est vrai j’ai ressenti la même chose. Mais je te l’ai déjà dit, je ne connais pas grand-chose des lycans.

— Alors tu apprendras en même temps que moi ! D’ailleurs, comment comptes-tu procéder ?

— Il y a quatre choses importantes qui te protègeront. D’abord ton ouïe et ton odorat, qui sont certainement bien meilleurs que celles d’un vampire maintenant. Puis ta vue et ta vélocité. Tu vas devoir apprendre à t’en servir, mais aussi à te débrouiller sans. Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier.

— On va chasser alors ?

— On pourrait, mais ça prendrait trop de temps. Il est possible de former un vampire en quelques semaines avec le matériel adéquat et un entrainement intensif.

— Comment tu sais tout ça ?

— J’ai travaillé dans les services de renseignements quelques années, répondit Rose un peu gênée, elle ne voulait pas s’étaler sur cette période peu reluisante de sa vie.

— Incroyable ! C’est pour ça que tu prenais autant de précautions pour notre fuite… Je comprends mieux maintenant. Donc tous les vampires ne se débrouillent pas aussi bien que toi ?

– Non. C’est comme apprendre la médecine, on va dire. Maintenant, tu as certainement une façon différente de regarder les gens par pure habitude, décelant des détails infimes au moindre coup d’œil. Et ça ; tu as dû l’apprendre.

— Je vois ce que tu veux dire. Pister une odeur et différencier des sons ça s’apprend aussi.

– Exactement. Je voudrais aussi t’apprendre le combat en corps à corps.

— Et bien, c’est partit !

Hannah s’extirpa du canapé et se mit dans une position de combat improvisée, jambes écartées, les poings serrés devant le visage. Elle perdit aussitôt l’équilibre lorsque Rose lui poussa l’épaule.

— Pas si vite, tu manques encore d’équilibre. Il y a deux choses qu’il va falloir que tu maitrises avant.

— Encore ? Mais je croyais que l’ouïe et l’odorat étaient déjà la base !

— Et une base repose sur un sol stable.

— Qu’entends-tu pas là ?

— Il va bien falloir que tu saches te transformer à ta guise et que tu te déplaces plus finement que lors de notre voyage. Cinquante mètres de freinage ce n’est pas très commode…

— C’est vrai… Alors, donne-moi de quoi me recharger, je vais t’en mettre plein la vue !

Rose était rassurée de voir qu’Hannah avait retrouvé sa bonne humeur. Elle alla chercher une poche de Sangthétique et versa quelques gouttes sur un biscuit sec.

— Tiens, ça devrait suffire !

Hannah engloutit le biscuit en une bouchée et le changement ne se fit pas attendre.

Sur la plage, la pluie s’était arrêtée. Rose traça dans le sable deux lignes espacées de cinquante mètres. Hannah devait courir de l’une à l’autre sans en effacer le dessin. Ce ne fut pas une mince affaire. Hannah effectua plus d’une centaine d’allez-retours avant de comprendre comment s’y prendre. Rose l’observait silencieusement, assise sur un rocher. Elle ne pouvait pas l’aider. Les sensations de décélération et l’anticipation du freinage étaient quelque chose qu’il fallait comprendre seul, auquel cas elle ne progresserait jamais. Tout ce que Rose avait l’intention de lui enseigner découlait de cette prise de conscience de son propre corps et de l’attention extrême qu’il fallait développer envers son environnement.

Il fallut plusieurs nuits à Hannah pour réussir à se mouvoir parfaitement bien et acquérir assez de finesse dans ses gestes pour « vivre en accéléré » comme disait Rose. Elle s’essaya à la lecture grande vitesse comme le faisait Rose, mais cela s’avéra bien plus complexe. C’était une chose d’anticiper les mouvements, s’en était une autre de comprendre et assimiler avant de passer à la phrase suivante.

— Ne t’acharne pas, la lecture viendra toute seule.

— C’est frustrant !

Rose rit devant la moue d’enfant contrarié d’Hannah.

— Allez, tu n’auras pas besoin de lire devant ton adversaire, passons à ta transformation.

— Avant ça, je voulais te parler de quelque chose.

— Qu’y a-t-il ?

— J’ai l’étrange impression d’être observée depuis la nuit où je suis allée me promener sur la plage…

— Cette ile est censée être inhabitée. Que s’est-il passé sur la plage ?

Hannah se tordit les doigts. Maintenant, elle regrettait de n’avoir rien dit plus tôt. Elle raconta à Rose ses deux visions. Celle-ci se raidit et son visage souriant retrouva sa sévérité initiale. Ses sourcils se froncèrent d’inquiétude et elle se leva.

— Ne bouge pas.

Rose s’éclipsa de la maison. Hannah resta dans le rocking-chair, se balançant avec impatience, son gros chat sur les genoux.

— Tu n’as rien à craindre.

Elle sursauta. Andromorphe avait encore fait une apparition éclair. Hannah secoua la tête, ennuyée. Son commentaire n’avait aucun sens encore une fois et soulevait plus de questions qu’autre chose.

Rose revint au bout d’une petite heure, une ride d’inquiétude plissant toujours son front.

— Je n’ai rien senti, rien entendu sur tout le pourtour de l’ile.

— C’est rassurant alors non ?

– Pas vraiment. Je n’ai pas pu m’enfoncer plus profondément dans la forêt. Une force inexpliquée me pousse à faire demi-tour. Comme si un mur invisible faisait barrage. Il me semblait voir des traces au sol, mais je ne pouvais pas aller le vérifier.

— Je vais voir ça ! s’exclama Hannah en se levant.

— Non, je ne veux pas que tu y ailles, je ne veux pas prendre de risques, ou te mettre en danger.

Hannah pinça les lèvres, fâchée de sa réaction. Elle se planta devant Rose et lui attrapa le nez pour ramener son visage à sa hauteur comme elle faisait avec Basile.

— Si tu veux qu’on s’entende, tu me protèges si tu le souhaites, mais sans m’étouffer. On est pas dans Twilight.

Rose écarquilla les yeux, loin de s’attendre à cette réaction. Elle hocha la tête, ne trouvant rien à répondre.

— Je veux constater par moi-même ce dont tu parles. Depuis que je suis lycan je ressens d’étranges flux d’énergie, comme si la Terre n’était qu’un immense être vivant. J’aimerais savoir si cette barrière me fait le même effet.

— Dans ce cas, avale un biscuit, et au moindre danger reviens ici.

Hannah qui allait passer le pas de la porte lui lança un regard désapprobateur.

— S’il te plait… Je te laisserais tranquille quand tu m’auras vaincu à notre premier corps à corps, ajouta Rose narquoise.

Hannah finit par décrocher un sourire.

— Entendu !

Les deux jeunes femmes s’enfoncèrent dans la forêt et arrivèrent très vite à la barrière dont parlait Rose. Hannah sentait très bien la nette différence de densité d’énergie. Elle tendit la main et eut l’impression d’étirer une membrane de caoutchouc. Elle se concentra et laissa l’énergie couler en elle sans chercher à se frayer un passage en force. Elle fit un premier pas à travers la barrière. Il y eut une petite résistance, elle s’arrêta, laissa son corps s’accorder aux vibrations et reprit sa progression. Elle ferma les yeux. Les vibrations remontaient le long de son échine dessinant une ligne chaleureuse. Hannah avait l’impression de s’étirer à l’infini, éparpillée par le vent qui bruissait dans les arbres. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, tout était teint de bleu. Elle se retourna vers Rose qui la regardait ébahit. Hannah voulut lui demander ce qu’elle avait, mais un grondement sortit à la place. Surprise, elle baissa la tête. Elle ne regardait pas ses mains, mais deux énormes pattes rousses. Elle était loup. La barrière avait dû forcer sa métamorphose d’une manière ou d’une autre. Elle ne s’était rendu compte de rien. Aucune douleur.

Son oreille se tordit, un bruit l’attira sur sa gauche. Au même moment, elle sentit une vive peur émaner de Rose. Un immense loup noir se dressait devant elle. Il était campé sur ses quatre pattes et la regardait droit dans les yeux. Hannah sentit une force venir du loup, lui commandait de s’incliner. Elle n’en fit rien. Il était hors de question que quiconque lui dicte ce qu’elle devait faire.

— Qui es-tu ?

Une voix raisonna en elle. La même que dans ses visions, mais plus agressive. Hannah ne voulait rien dire. Le loup avança d’un pas, réitérant sa question, la voix plus dure encore. Elle sentit la force s’alourdir sur son esprit et elle dut forcer contre le sol pour rester bien droite. Elle n’allait pas se faire intimider par ce molosse !

Un sentiment de fuite parvint jusqu’à elle. Rose lui demandait de rebrousser chemin. Elle honora sa promesse et lâcha l’affaire. Le Sangthétique qui coulait dans ses veines fit admirablement son effet et elle déguerpit en vitesse, traversant la barrière d’énergie sans difficulté. De l’autre côté, elle ne prit pas le temps de s’arrêter pour se rendre compte qu’elle courait sur ses deux jambes nues comme un ver et fila vers la maison, Rose sur les taons.

— Bonjour le budget fringues si je déchire mes vêtements à chaque fois que je me transforme ! maugréa Hannah en descendant les escaliers de la mezzanine, enfilant un sweat.

— Il y a une équipe de lycans finlandais qui a travaillé là-dessus, il me semble.

— Tu m’étonnes ! Il devait se peler de froids en hiver là-bas !

Rose rit doucement. Elle n’avait pas vu les choses sous cet angle.

— Bon, nous pouvons dire que nous ne sommes pas seules sur cette ile, observa Hannah.

— Oui, et je pense qu’il serait judicieux de s’en aller.

— Non, ce n’est pas nécessaire. Cette barrière est érigée pour les protéger eux des intrus. Je n’ai eu aucun mal à la traverser dans l’autre sens.

— S’ils ne veulent pas d’intrus, ils viendront nous chasser.

— Ils l’auraient déjà fait, tu ne penses pas ?

— Non, comme tu l’as dit ils nous observaient. Ils sont prudents. Bien que « lycan » et « prudent » ne soit pas une association de mots habituelle…

— Je ne suis pas certaine que ce soient des lycans comme les autres. Tu savais qu’ils maniaient les énergies comme ça ? En plus, le loup noir m’a parlé par télépathie.

– Étrange. Même si je ne connais pas bien cette espèce, je suis certaine que cette façon de modeler l’énergie n’est pas une de leurs caractéristiques. Il y a peut-être une Mageresse sur l’ile…

Rose se tourna vers le feu dansant dans l’âtre. Perdue dans ses réflexions, elle frémit lorsque la main d’Hannah vint se poser dans son dos. Ce contact lui rappela ce bref baisé qu’Hannah avait posé sur sa joue avant de s’éclipser, les joues rouges de timidité. Rose sourit à ce souvenir agréable.

— Restons Rose. Je veux comprendre tout ça. Si ce loup ne nous a pas attaquées, les autres ne le feront pas.

— Comment peux-tu en être aussi sure.

— Je ne le suis pas. C’est une hypothèse, mais étant donné la violence de son ordre, je pense que j’ai eu affaire à l’alpha. Et puis Andromorphe m’a dit que je ne craignais rien.

Hannah vit Rose serrer les mâchoires. Elle se prépara à essuyer un refus.

— D’accord, je te fais confiance, répondit Rose dissimulant difficilement son anxiété, mais je ne vais pas attendre plus longtemps pour t’enseigner les rudiments du combat à mains nues.

Hannah passa le reste de la nuit à reproduire les mouvements que lui montrait Rose. Position ferme, mais le corps souple. Coups vifs sans être raide. Anticiper l’imprévu, et ainsi de suite.

À chaque bruissement, chaque craquement venant de l’extérieur, Rose se tendait. Se coucher sachant qu’elle ne pourrait rien faire si elles étaient attaquées dans la journée fit monter son angoisse d’un cran.

Quel soulagement lorsqu’elle vit Hannah toujours à côté d’elle le lendemain soir.

Elle claqua sa langue contre son palais. La soif se faisait sentir, il était temps qu’elle se nourrisse. Par économie, Rose n’avait compté qu’une demi-poche par semaine. Cela aurait dû être suffisant, mais c’était sans compter la délicieuse odeur d’Hannah. Depuis la mort Elisabeth, Rose avait perdu l’habitude de vivre à proximité d’un être vivant. Elle avait oublié à quel point il était difficile de supporter la soif sans cesse attisée. Et Hannah qui dégageait cette odeur si particulière… Elle aurait fait tourner la tête à n’importe quel vampire. Rose se pencha vers elle. Ses taches de rousseur habillaient son visage comme deux ailes de papillon. Ses lèvres rosées souriaient même en dormant. Rose aurait voulu y poser les siennes. Ses crocs pointèrent malgré elle. Le petit claquement sec réveilla Hannah qui tomba nez à nez avec les deux pointes blanches.

— Tiens, je ne les avais encore jamais vues. Je commençais à me demander si les vampires avaient vraiment des crocs ! observa-t-elle amusée.

— Désolée de t’avoir réveillée, marmonna Rose derrière sa main. Elles sortent seules sous le coup de l’émotion.

— L’émotion ? souligna Hannah, intriguée.

— Oui, euh… je…

Rose se retourna et sortit du lit, mal à l’aise.

— Je repensais au loup noir !

Hannah allait relever son comportement étrange, mais tourna brusquement la tête vers la fenêtre.

— Qu’y a-t-il ? s’inquiéta Rose sur le qui-vive.

Hannah lui fit signe de se taire. Il y avait quatre loups à l’extérieur. Impossible que Rose ne les sente ou les entende, mais elle percevait quatre perturbations distinctes du flux d’énergie habituel qui circulait autour de la maisonnette. Elle s’étonna d’ailleurs qu’elle puisse remarquer un tel changement. Elle ne décelait aucune intention malveillante et les quatre loups se trouvaient côte à côte devant la porte d’entrée.

— Il y a quatre loups devant l’entrée, souffla Hannah à peine audible. Ils n’ont pas l’air de chercher à nous encercler et je ne ressens aucune animosité.

— Tu en es sure ? Je ne sens rien du tout.

— Ils se servent du même genre de barrière que dans la forêt, c’est pour ça que tu ne sens rien. Que fait-on ?

Rose bougea de quelques centimètres. Elle était partie chercher un biscuit imbiber de Sangthétique qu’elle tendit à Hannah.

— Allons leur ouvrir. Sois prête et essaie de te débrouiller avec le peu que je t’ai appris hier si ça dégénère.

Hannah hocha la tête et elles descendirent. Rose tira lentement la porte qui s’ouvrit sur quatre hommes vêtus d’un simple pagne malgré le froid acéré. Tous avaient le visage tatoué de noir mimant le pelage du loup. L’un d’eux, le plus menu, s’avança.

— Notre Alpha souhaite s’entretenir avec la femme-louve qui vit ici, dit-il avec un fort accent qui leur était inconnu.

Hannah vit la mâchoire de Rose se serrer et elle leur répondit avec une froideur contenue :

— Personne ne vous suivra sans plus d’explications.

— Seule la femme-louve est conviée au village.

— Je me répète, sans plus d’informations je ne mettrais pas la sécurité de cette jeune fille en péril.

Les trois autres restés en arrière s’agitèrent, mais d’un simple geste de la main, le quatrième les arrêta net.

— Mademoiselle, l’alpha ne veut aucun mal à cette jeune fille.

— C’est vous qui le dites.

— Les vampires ne sont pas admis au village.

— Alors votre alpha devra se déplacer en personne ici.

Cette fois-ci, c’est lui qui serra les dents. Ses yeux noirs se voilèrent quelques secondes comme s’il n’habitait plus son corps, puis il reprit :

— L’Alpha consent à vous autoriser un accès exceptionnel.

Rose ne laissa rien paraitre de sa surprise. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il accepte. Hannah devait vraiment être importante pour qu’il fasse une entorse à une règle aussi majeure. Rose se tourna vers elle et la questionna du regard. Un peu désemparée, Hannah accepta l’invitation.

Les deux jeunes femmes étaient étroitement encadrées par les quatre hommes, le plus menu devant. Ils s’enfoncèrent loin dans la forêt dense. Aucun d’eux ne parlait. Les flux d’énergie étaient tellement perturbés qu’Hannah avait du mal à percevoir la présence de Rose derrière elle. Sans se retourner, elle lui tendit la main et celle-ci la lui attrapa, la pressant doucement. Hannah soupira, soulagée. La sensation des doigts froids croisés dans les siens était comme une ancre à la réalité.

Les arbres finirent par s’éclaircir, s’ouvrant sur une vaste clairière. Adossé à un pan de la montagne que formait l’ile, un village vivotait bruyamment en ce début de soirée. Les petites maisons étaient faites de bois et de torchis, placées çà et là sans logique particulière.

À la vue de Rose, les discussions animées se changèrent en murmures et les visages grimacèrent de peur. Les hommes s’arrêtèrent devant une hutte plus large que les autres. Avant de les faire entrer, l’homme de tête se retourna vers Rose.

– Tes crocs.

Hannah ne comprit pas, mais Rose sut immédiatement ce qu’il voulait. Elle avait déjà eu affaire à cette méthode rustique pour s’assurer la bonne foi d’un vampire. Elle ouvrit donc la bouche, sortit les crocs et le laissa y planter deux bouchons de liège. En acceptant de bouchonner ses pointes, elle jurait de ne pas attaquer. Hannah étouffa un ricanement à l’allure ridicule que cela lui donnait.

— Entrez.

Retrouvant son sérieux, Hannah passa la porte. La pièce circulaire éclairée d’une seule fenêtre était parfaitement vide à l’exception d’un fauteuil dans lequel il trônait. Lui, l’homme de ses visions. Les longs cheveux noirs, la peau mate et toujours ces yeux sombres étonnés.

Hannah et Rose, voyant les quatre hommes s’incliner respectueusement, firent de même. Ce n’était pas le moment de risquer une maladresse.

— Laissez-nous.

La politesse n’était pas coutume dans cette curieuse tribu pensa Hannah.

— Une vampire qui protège une femme-louve… Ce comportement inhabituel me pousse à croire que tu ne nous veux pas de mal, vampire.

— Tout dépendra de votre attitude envers elle, répondit froidement Rose.

L’homme hocha lentement la tête et reporta son attention sur Hannah.

— Comment t’appelles-tu femme-louve ?

Hannah ressentit le même poids que lors de sa rencontre avec le loup noir. C’était bien lui l’alpha. Elle résista, gardant le buste bien droit, la tête haute, ne laissant rien voir du combat intérieur qu’elle menait. La pression se fit plus forte. Hannah tint bon. Il fronça les sourcils. L’étau se resserra encore. Hannah manquait d’air. Elle ne céda pas. Il forcit une dernière fois. Elle ne flancha pas. Lorsque l’emprise se desserra, Hannah reprit bruyamment sa respiration. Rose se tourna vers elle sans comprendre.

— C’est une sacrée force que tu as là, jeune louve. Rares sont les femelles à développer une telle inflexibilité. Puisses-tu être une alpha bonne et juste.

— Merci, hasarda Hannah, supposant que c’était un compliment.

Elle s’attendait à ce qu’il continue, mais il ne reprit pas la parole.

— Euh… puis-je savoir pourquoi vous avez demandé à me rencontrer ? hasarda-t-elle.

— Excuse-moi, je me fais vieux j’ai des absences… En t’apercevant l’autre nuit, j’ai compris que c’est toi que j’ai vu lors de mes projections astrales. Ton existence m’intrigue. Tu n’es manifestement pas une véritable femme-louve originelle et pourtant tu interagis avec la nature comme si tu en étais une.

Hannah ne comprenait pas bien ce qu’il racontait. Elle lança en regard en biais à Rose qui n’avait pas l’air de comprendre mieux qu’elle.

— Et cette vampire qui tient absolument à t’accompagner est tout à fait troublante, continua-t-il en se tournant à nouveau vers Rose. Je pensais que les vampires haïssaient par-dessus tout les lycanthropes.

– Celle-ci est unique.

— Mmh, ta présence ici aussi est unique. Tâche de t’en montrer digne. Toutefois, je sais que tu es inoffensive. Tes multiples visites sur cette ile accompagnée du vampire mâle l’ont prouvée. Pourtant, tout comme tu souhaites protéger cette jeune louve, je veux protéger mon peuple. Tu ne reviendras pas.

Rose se tendit. La force de l’ordre lui écrasa les épaules l’obligeant à plier l’échine. Sa tête était traversée d’une douleur lancinante. Hannah comprit tout de suite ce que l’alpha faisait et tenta de détourner son attention :

— Qu’est-ce qu’une femme louve originelle ?

L’alpha relâcha son emprise et revint vers Hannah.

— L’Homme-loup est l’espèce première. Le loup-garou n’est qu’un métissage et un appauvrissement de notre sang. Il ne perçoit pas le Terra. Le flux d’énergie qui anime tout être vivant. Ce n’est plus qu’une simple bête sauvage guidée par ses instincts que la lune elle-même n’influence plus.

— Donc vous n’êtes pas des lycanthropes ?

– Non. Nous sommes des Hommes-loups. L’esprit du loup, fils de la lune, vit à travers nous. Grâce à lui, nous sommes en harmonie avec le Terra, nous dansons avec la nature. La métamorphose est un rite sacré.

Hannah comprit mieux ce qu’elle ressentait depuis ces derniers jours. Ces fameuses vibrations autour d’elle devaient perte le Terra. Mais encore une fois, pourquoi était-elle si différente des autres ? C’était bien un loup-garou qui l’avait griffé non d’une pipe !

— Toi, jeune louve, le Terra semble n’avoir aucun secret pour toi. Effectuer une métamorphose au milieu de la barrière est une autre preuve de ta force.

— Ce n’était pas vraiment volontaire, je ne m’en suis pas rendu compte…

L’alpha resta coi.

— Comment perçois-tu le Terra ? demanda-t-il soudainement.

Hannah fut prise au dépourvu. Elle ne savait pas bien quoi répondre, c’était difficile à expliquer comme sensation.

— Je dirais que c’est une vague qui ondule autour de moi. Lorsque je me concentre, elle me traverse toute entière, c’est là que je vous ai vu.

- « La lune, mère des loups, pleure.

Ses enfants dépérissent.

Les uns se meurent,

Les autres s’abrutissent.

La lune, mère des loups, rit,

Une Alpha est apparue.

Elle l’habille d’une écharpe de sa magie.

L’alpha sera l’élue.

La lune, mère des loups, s’émerveille.

Les uns renaissent,

Les autres s’éveillent.

L’Alpha accomplit des prouesses. »

« Ceci est un poème que chaque membre de notre peuple connait. Il a longtemps été considéré comme une prophétie, chaque femelle Alpha faisant l’objet d’une attention toute particulière. Aucune, cependant, ne s’est jamais démarquée par sa perception du Terra. Aujourd’hui, c’est une simple coutume de le transmettre à la génération suivante.

Hannah sentait qu’elle mettait encore une fois les pieds dans quelque chose qui la dépassait, mais elle se devait de poser la question.

— Quel rapport avec moi… ?

— Je vais te dire ce qu’est le Terra d’ordinaire. C’est un état de pleine conscience que l’on atteint lors d’une longue méditation — le voyage astral. Les plus sensibles d’entre nous — et ils sont rares — peuvent l’atteindre en quelques secondes, permettant une communication longue distance.

— Comme de la télépathie.

— Je ne sais pas ce que c’est. Au quotidien, il est parfaitement impossible de sentir le Terra. Hors toi, jeune louve, il t’entoure comme “une écharpe”.

— Vous voulez dire qu’elle est l’élue dont parle le poème ? intervint Rose.

— Peut-être.

— Mais comment ? Alors qu’elle a été griffée par un simple lycan ?

— Jeune louve, quel était ton rapport avec la nature avant ta transformation ?

— Je l’ai toujours aimée. Elle m’apportait le réconfort dont j’avais besoin.

— Tu as ta réponse vampire. C’est inhérent à elle-même.

Un silence suivit cette affirmation. Hannah ne savait plus quoi pense, tout ça dépassait son entendement.

— Rentre chez toi, jeune louve. Médite mes paroles puis reviens me voir.

À ces mots, les quatre hommes qui étaient venus les chercher plus tôt entrèrent, puis ils les raccompagnèrent jusqu’à la barrière de Terra. Avant qu’elles ne s’éloignent, l’homme qui menait attrapa Hannah par l’épaule, l’obligeant à se retourner.

— Je m’appelle Grislune, j’espère que nous nous reverrons.

Sa voix était grave et mélodieuse comme celle de l’alpha lors des voyages astraux.

— Enchantée Grislune, moi c’est Hannah.

Grislune s’inclina respectueusement comme devant son alpha et s’éloigna. Non sans lui lancer un dernier regard pétillant.

De retour à leur maison de bois, Rose ralluma le feu pendant qu’Hannah nourrissait son chat qui miaulait d’indignation.

— Cette boule de poils pleurnicheuse est d’une agréable compagnie finalement, commenta Rose qui éventait les braises.

— Ça y est, tu t’es fait avoir !

Hannah vint se tenir à côté d’elle et regarda le feu naitre. Les flammes crépitantes projetaient un jeu d’ombres et de lumière sur la silhouette élancée de Rose. Hannah lui arrivait tout juste à l’épaule et devait se dévisser le cou pour admirer la cime enneigée de son visage.

— Tu sais, du peu que je connaissais des lycans, l’idée d’en être un me dégoutait. J’avais peur d’être un danger, de ne pas réussir à contenir cette sauvagerie qui m’envahissait. Mais ces hommes-loups ont l’air tellement différents. Je trouve magnifique cette harmonie qu’ils ont avec la nature.

— Tout ça m’inquiète.

— Qu’est-ce qui ne t’inquiète pas…

— Je ne crois pas à la bonté d’âme totalement désintéressée. Qu’est-ce qu’ils attendent de toi avec cette histoire d’élue ?

— Que je prêche la bonne parole auprès des lycans sauvages ?

Rose sourit dans l’ombre des flammes

— Non, je pense qu’ils se fichent totalement des lycans.

— Quoi qu’il en soit, tu ne peux pas nier que tu as tes limites sur tout ce qui touche au loup. Quoi qu’ils veuillent, il faut que j’en apprenne un peu plus d’eux.

Rose finit par se tourner vers elle et posa une main sur sa joue mouchetée, le visage grave.

— Sois prudente. Je ne pourrais pas être là.

— Je suis toujours prudente !

Rose fit une grimace sceptique.

— D’accord, je ferais vraiment attention.

Toutes les deux lisaient depuis un moment déjà. Enfin, Rose courait sur les mots et Hannah restait le nez en l’air, loin de son chapitre sur les insuffisances rénales. Elle mourait d’envie d’en apprendre un peu plus sur Rose, mais elle ne savait pas comment aborder le sujet. La vie semblait l’avoir marquée au fer rouge et pourtant elle gardait une certaine douceur que seul un vrai bonheur pouvait laisser derrière lui. Quelle histoire cachaient ces yeux bleus pleins de nostalgie ?

— Tu as toujours autant lu ?

Rose leva aussitôt le nez des pages jaunies.

– Non. Je lisais ce qu’il était bienséant de lire pour une bourgeoise anglaise, sans vraiment y porter grand intérêt.

— Toujours cet esprit rebelle dont tu m’as parlé ?

– Tout juste. Je lisais le strict minimum pour éviter de faire enrager mon père.

— Qu’est-ce qui a changé alors ?

Rose ferma son livre. Parler d’elle lui était difficile. Le feu crépitant mollement dans l’âtre créait une atmosphère chaleureuse et intime qui invitait à se dévoiler sans crainte.

— Veux-tu un thé ? proposa-t-elle en se levant du rocking-chair.

— Euh… Volontiers, merci, bredouilla Hannah décontenancée par le changement brusque de sujet.

— Nous sommes dans les années 20, dans les beaux quartiers de Londres. Je m’appelle alors Judith Bradford. Oleg et moi tenons un salon de thé où les clients ne se bousculent pas. Il faut avouer qu’en y repensant il n’était pas très accueillant à ses débuts. Nous revenons tout juste du Japon et la guerre finie depuis peu a laissé de profondes entailles. Malgré toute la bonne volonté que nous y mettons, la décoration n’est pas notre point fort…

Rose s’interrompit pour tendre à Hannah une petite tasse blanche en porcelaine à la ligne élégante et fleurie. Sur la coupelle assortie, elle y avait joliment disposé quelques biscuits.

— Oh… merci. Ce service vient de votre salon ?

— Oui, j’en ai gardé quelques pièces que j’ai stockées ici.

– Il est beau. Vas-y reprends, je t’ai coupé.

– Merci. Donc un soir pluvieux de fin d’automne, reprit Rose en s’asseyant près d’Hannah, malgré le mauvais gout de notre salon, une jeune femme d’une trentaine d’années pousse la porte faisant tinter la sonnette accrochée au-dessus. Elle commande le thé du jour et je demande à Oleg, qui s’occupait alors des pâtisseries, de se surpasser pour cette cliente inespérée. Je lui sers le mochi, spécialité venant tout droit de la cuisine japonaise, qu’elle découvre avec joie. Elle revient le lendemain, demandant le thé du jour et un mochi. Chaque jour, elle revient et je n’ai plus besoin de lui prendre commande. Nous devenons amies. Un jour, tasse dans une main, mochi dans l’autre, elle me regarde essuyer le comptoir et me propose une idée. Des livres. Proposer des livres aux clients. Son idée judicieuse poussait à la consommation et surtout à revenir pour finir son livre.

— Les prémices du marketing, ironisa Hannah goguenarde.

– Exactement. Quoi qu’il en soit, le salon devient le lieu incontournable de la vie mondaine. C’est un défilé d’ombrelles et de costumes trois-pièces chaque jour. Sans oublier les clubs lecture du troisième âge. C’est vivant et agréable.

— Et c’est là que tu t’es mise à lire ?

– Non. Ça ne m’intéressait toujours pas, même si mon amie insistait souvent pour que j’en lise quelques-uns. Je prétextais toujours que je n’avais pas le temps. Cette pause idyllique de ma vie a duré environ dix ans, puis les gens ont commencé à se poser des questions. Oleg et moi ne prenions pas une ride et cela commençait à attirer l’attention sur nous. C’est la mort prématurée de mon amie qui m’a poussé à partir. La tuberculose l’a emportée en quelques mois. Sa perte a créé en moi un immense vide. C’est là que j’ai commencé à lire. Pour retrouver un peu d’elle. D’abord ses romans préférés, puis tous ceux qu’elle m’avait conseillés. J’ai naturellement fini par y prendre gout et lire de moi-même. Aujourd’hui, les livres sont tout ce qu’il me reste d’elle et de ces dix années de quiétude.

Rose détourna ses yeux du feu et fut étonnée de trouver Hannah pelotonnée sous son plaid, des larmes glissant sur ses joues.

— C’est une belle histoire. Je suis désolée de t’avoir fait repenser à tout ça. Je ne m’attendais pas à ça en posant une question aussi anodine…

— Ne t’excuse pas, ce n’est plus aussi dur qu’avant de parler de cette période. Je suis contente de te l’avoir raconté et me souvenir de cette boutique aux murs couverts de livres était agréable finalement.

Hannah se laissa glisser contre l’épaule de Rose, tenant encore sa tasse presque vide.

— Combien de noms as-tu portés ?

— Un par pays que j’ai visité, mais seulement quatre ont une véritable histoire.

— Quels sont-ils ?

— Tu connais déjà Theodora Jakobson…

– Ton vrai nom.

– C’est ça. Ensuite, il y a eu Yulia Bogatyriov, puis Judith Bradford, Amelia Glauber et mon nom d’aujourd’hui.

— Russie et Allemagne, si je suis ta logique ?

— Oui, j’aime me fondre dans la culture.

Le silence s’étira de longues minutes avant qu’Hannah ne reprenne la parole.

— Pourquoi ne bois-tu pas de sang humain ?

C’était la question de trop. Rose se referma comme une huitre.

— Je te raconterais cette histoire une autre fois. Le soleil va bientôt se lever.

Hannah comprit qu’elle devrait amener le sujet plus délicatement la prochaine fois. Un peu déçue, elle suivit Rose qui était montée à la mezzanine. Hannah s’était calquée sur son rythme de sommeil plus par commodité que réelle nécessité. Elle n’avait pas besoin d’autant d’heures de sommeil qu’elle.

Hannah se réveilla en début d’après-midi. Au lieu de se forcer à se rendormir, elle sauta dans un jean. Elle laissa un mot à Rose au cas où elle ne serait pas rentrée avant son réveil, jeta un dernier coup d’œil en direction de son corps sans vie à l’abri des rayons de soleil et s’élança à l’extérieur. Elle avait la ferme intention de retourner voir les hommes-loups.

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