Chapitre 6 - Recherche clinique

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Rose et Oleg étaient de retour sur Rennes. 4 h 52. Il était trop tard pour envisager quoi que ce soit. Rose tournait comme un lion en cage dans son appartement. Elle était frustrée de son impuissance. Soleil de malheur ! Elle prenait du retard ! Viktorya n’attendrait certainement pas que la nuit tombe pour agir. Elle devait très certainement avoir des humains sous sa coupe qui agissaient en journée.


- Tu veux bien t’assoir ? Tu me donnes le tournis, soupira son frère.

Elle ne répondit pas. Elle ne l’entendit même pas. Ses idées s’enchainaient à une vitesse folle. Et s’ils n’arrivaient pas à temps ? Et si Viktorya trouvait un moyen de la tuer ? Qu’est-ce qu’elle avait en tête ?

Rose sentait son mur d’indifférence s’ébrécher. Hannah n’y était pas étrangère. Elle ne supportait pas l’idée de la perdre. Pas maintenant ! Elle entrevoyait la douce lueur du bonheur à travers cette fissure, comme un soleil qui ravivait son âme gelée. Elle en voulait plus, elle voulait baigner toute entière dans cette lumière réconfortante, comme lorsqu’elle avait eu 22 ans pour la première fois, comme…

Sa gorge se serra, comprimée par un sanglot qu’elle ne voulait pas laisser sortir. Sa bouche s’ouvrait et se fermait, cherchant un air qui n’entrait pas. Il aurait fallu qu’elle referme cette brèche, qu’elle la colmate. Le bonheur engendrait la tristesse. Elle ne voulait pas revivre ça. Rose ne se sentait pas la force de lutter à nouveau contre cette tristesse toujours grandissante qui lui rongeait les os, lui tordait les boyaux. Elle s’effondra. Un voile rouge couvrait son regard. Des larmes. Des larmes de vampire. Hannah avait dégrippé la mécanique de son passé. Elle voulait hurler. La maudire. Elle qui l’obligeait à revivre un deuil qu’elle avait toujours fui, qu’elle avait nié.

Mais tout vampire qu’elle était, Rose ne s’était pas rendu compte à quel point son cœur aspirait à de la compagnie. L’écharpe de douceur qu’Hannah avait nouée autour d’elle la réchauffait. Elle était effrayée de laisser une nouvelle personne prendre place auprès d’elle, mais il fallait qu’elle arrête de fuir une peine qui n’existait pas encore. Elle ne pouvait plus se contenter de la présence de son frère.

Au bruit de la chute de Rose au sol, Oleg releva le nez de son téléphone, déconcerté. Rose pleurait ? Rose était méfiante, réfléchie, méthodique, intraitable, impassible, n’importe quoi qui n’impliquait pas de sentiments, mais Rose ne pleurait pas. Il avait déjà vu Rose irritée, agacée, ennuyée peut-être, mais ce n’était rien d’autre que le frissonnement de la surface d’un lac endormi. Il ne savait pas comment réagir. Que devait-il faire ? La prendre dans ses bras ? La consoler ? Ne rien dire ? Il n’avait jamais cru Rose capable de pleurer. Même à la mort d’Elisabeth, la femme qu’elle avait tant aimée, il ne l’avait pas vu pleurer. Pourtant, il l’avait vu l’aimer. Et quel amour… Ce n’était pas l’une de ces amourettes passagères, ou l’un de ces amours fous qui fane sitôt qu’on ne l’arrose plus. Non, celui-ci était simple. Oui, c’était le mot, simple. Un amour inconditionnel et paisible. Un de ceux qui remplissent le cœur de petits bonheurs quotidiens, qui oxygène la vie et éclabousse le tableau du futur de couleurs chatoyantes. Ces amours-là sont ceux pourquoi on aime les histoires romantiques, pures et sincères. Mais ils sont aussi ceux qui ont les fins les plus rudes, les plus tragiques. Lorsqu’ils disparaissent, ils laissent un trou béant dans la poitrine. Un abysse au fond de l’âme qui ne se comble pas. Pourtant, malgré ce trou, Rose n’avait pas pleuré. Elle avait fermé les yeux, serré les dents et tourné le dos. Elle avait gardé ses plumes, n’y laissant que son sourire. Il l’avait vu glisser, impuissant, dans la froideur polaire d’une âme éteinte. Oleg n’avait jamais pu aborder le sujet. Aucun d’eux n’en avait jamais parlé. Elisabeth faisait partie d’un passé oublié.

La voir aujourd’hui dans cet état, il n’arrivait pas à le croire. Cette Hannah l’intriguait de plus en plus. Une part de lui était tout de même soulagée qu’elle ait enfin réussi à se libérer de la prison qu’elle s’était bâtie.


- Rose… regarde moi…

Elle renifla et tourna vers lui ses yeux rougis. Oleg n’y perçut pas la banquise qu’ils renfermaient d’habitude. Elle avait fondu…


- Écoute-moi attentivement. Pleure. Pleure jusqu’à ce que tu sois vidée, tu n’iras que mieux après. Je crois que tu avais besoin d’évacuer ça, il y avait trop longtemps que tu enfermais ça en toi. Il fallait bien que ça sorte un jour, c’était nécessaire. « Ça ne pouvait pas ne pas être » comme, dirait un vieil ami philosophe. Il rit doucement. Quand tu te sentiras prête, on reprendra les choses sérieusement. On va la sauver, je n’ai aucun doute là-dessus. Tes plans ont toujours été extrêmement précis et fiables ! Souviens-toi lorsqu’on était dans la résistance en Allemagne. Tu n’as jamais perdu un homme !

- Et si on arrive trop tard ? Et si on n’arrivait pas à récolter assez d’informations ? Et si… ?

- Rose ! la coupa-t-il. Ressaisis-toi. Tu n’échoues jamais. Et puis elle est immortelle non ? Elle ne risque rien en quelque sorte… Tu vas venir t’assoir sur le canapé et tu vas programmer à la seconde près le reste des opérations.

Rose ne savait plus quoi dire. Oleg n’était pas du genre sentimental et ses mots l’étonnaient. Le voir si concerné lui fit un bien fou. Elle se leva et alla se rincer le visage. Pourquoi les vampires pleuraient-ils du sang, mystère, mais c’était sacrément agaçant !

Oleg avait raison, il fallait qu’elle se ressaisisse. Ce n’était pas en s’apitoyant sur son sort qu’elle allait ramener Hannah ! Elle alla s’assoir sur le canapé et posa la tête sur l’épaule de son frère.


- Qu’est-ce que je ferais sans toi Oleg ?

- Pas grand-chose ! Je ne suis pas sûr que tu te rappellerais comment sourire.

Elle lui donna un petit coup de coude dans les côtes. Cette crapule avait malheureusement raison.


- Allez viens, on va se coucher. C’est terrible, mais pour l’instant nous sommes impuissants, observa-t-il.

Elle hocha la tête, dépitée. Qu’elle le veuille ou non, elle devrait attendre la nuit suivante…


- Mais non !

Oleg sursauta.


- Avec toute cette histoire, je l’avais complètement oubliée !

Mais de quoi elle me parle ? pensa Oleg qui vacillait aux portes du sommeil.


- J’ai acheté cette combi’ il y a quelques jours pour faire de la moto en plein jour ! Ils ont enfin développé une tenue parfaitement imperméable aux rayons UV.

- Donc tu veux qu’on agisse de jour ?

- Non ! C’est trop dangereux, la moindre brèche dans la combinaison lors d’un combat et nous ne pourrions plus rentrer. Nous serions coincés là-bas. Et puis si le sommeil nous prenait, nous serions dans un état second pendant sept heures. Dieu sait ce qu’il pourrait arriver pendant ce laps de temps !

- Dans ce cas, à quoi elle va te servir cette tenue ?

- Je vais aller chercher le plan de l’hôpital aux archives de Cambrai, ce sera beaucoup plus simple que de m’y introduire de nuit.

- Dans ce cas, presse-toi avant que tu ne t’endormes !

Il n’avait pas terminé sa phrase que Rose avait déjà filé, harnachée comme un cosmonaute.


- Alors Arnaud ! Ce protocole de recherche ?

Viktorya attrapa les épaules du vampire et se pencha au-dessus de lui pour regarder l’écran.


- Il est presque prêt. Je n’ai que quelques détails à modifier.

- Oh si j’attendais que vous le trouviez sans défauts, j’aurais mille bougies supplémentaires sur mon gâteau d’anniversaire ! se moqua-t-elle. Montrez-moi ça.

Elle lui prit la souris des mains et parcourut rapidement l’écran des yeux.

- Je trouve votre protocole très bien, Arnaud. Qu’est-ce que vous vouliez changer ?

- Je ne sais pas, j’ai l’impression qu’il nous manque quelque chose…

- Vous le rajouterez en temps voulu ! Allons-y, je veux vous la présenter. Vous allez voir, c’est une jeune fille charmante.

Elle lui fit un clin d’œil et se dirigea vers la chambre. Juste avant d’entrer, elle lui posa une dernière question :

- Comment s’est passée la journée ?

- Houleuse. Elle s’est détachée plusieurs fois, a mordu une aide-soignante et hurlé une bonne partie de la journée, intimant qu’on la relâche.

- Une vraie tigresse dites-moi !

Sans même attendre de réponse, Viktorya appuya sur la poignée et entra dans la chambre.

- Pourquoi est-elle sédatée ! s’énerva-t-elle.

- J’ai donné mon autorisation pour la garder calme, je ne voulais pas prendre le risque qu’elle se détache à nouveau. D’autant plus que ses cris devenaient insupportables. J’ai cru bon de faire comme pour nos autres pensionnaires.

- Cette jeune fille n’est pas comme n’importe quel pensionnaire ! Je la veux alerte en toutes circonstances ! Augmentez la contention s’il le faut, ajouta-t-elle si bas que seul Arnaud put l’entendre.

- Bien madame.

Hannah comprit vaguement ce qui se passait. Elle reconnaissait Viktorya, mais pas l’homme qui l’accompagnait. Elle trouva sa dégaine de nain pathétique avec ses lunettes rondes orange fluo.


- Hannah, je te présente Arnaud Fisher mon biologiste et assistant de recherche.

- Enchanter mademoiselle Kavanagh, dit-il froidement en inclinant tout juste la tête.

Hannah ne le regarda même pas. Elle se fichait bien de savoir qui il était. Tout ce qu’elle voulait était rentrer chez elle. Toute la journée, elle s’était débattue pour se détacher et chaque fois les gardes la sanglaient un peu plus. Les liens de cuir lui enserraient les chevilles, les cuisses, la poitrine, le cou, tout ce qui était susceptible de bouger.


- Hannah, je vais t’expliquer ce qui va se passer. Est-ce que tu veux bien m’écouter ?

Hannah se décida à tourner la tête tant bien que mal et lui lança le regard le plus noir qu’elle pouvait. De toute manière, elle l’aurait hypnotisée si elle n’avait pas voulu écouter.

- Dites toujours… parvint-elle à articuler, malgré la dose conséquente de sédation.

- Le protocole est plutôt simple. Arnaud et moi allons t’aider à te connaitre et tout ce que nous apprendrons tous les trois pourra servir plus tard à des avancées médicales.

Elle fit une pause comme pour laisser le temps à la jeune fille de poser une éventuelle question, mais Hannah garda le silence.

- Cela va se dérouler en deux parties. Tout d’abord des examens médicaux conventionnels, prise de sang, scanner, IRM, biopsie ostéomédullaire, scintigraphie, tout ce qui pourra nous donner des informations sur ton métabolisme. Tu n’auras rien à faire. Ensuite, c’est là que ta bonne volonté rentre en jeu. Si je comprends bien ce que l’on m’a rapporté, tu es une Anhumaine pas comme les autres. Arnaud a donc pensé à te confronter aux grandes situations que peut rencontrer un Anhumain, qu’il soit vampire, lycan, ou Mageresse. Par exemple tester tes cinq sens, évaluer ta force, ta vitesse, étudier ta régénération tissulaire, ainsi de suite.

Viktorya espérait qu’elle gagnerait la confiance d’Hannah grâce à sa franchise.

- Bien évidemment, tous les résultats te seront transmis, mon but n’étant absolument pas de te garder dans l’ignorance, comme je te l’ai déjà dit.

Hannah resta obstinément muette. Elle avait parfaitement compris le déroulement du protocole et réfléchissait au moment où elle pourrait tenter de s’évader.

- Eh bien… je te laisse méditer sur le sujet. Arnaud reviendra plus tard dans la nuit pour te conduire aux imageries. C’est lui qui dirigera les tests. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n’hésites pas à me solliciter.

C’est ça. À plus tard garce ! lui aurait-elle bien envoyé en les voyant tous les deux sortir.

Hannah ne savait pas ce qui l’énervait le plus chez cette ado. Son amabilité ou son sourire rayonnant ? Elle n’aurait pas pu être grande maigre et pètesec, avec un chignon haut très serré et la voix nasillarde. Un physique ingrat et haïssable ?

Pourquoi montrer autant de sollicitude alors qu’elle la voyait comme un vulgaire cobaye ? Étudiée « pour la bonne cause ». Et puis quoi encore ? Viktorya voulait vraiment lui faire avaler ça ? Il y avait forcément une histoire de profit là-dedans ! Un vampire qui se soucie du destin des hommes. Qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre…

Elle tira rageusement sur ses liens. Rien ne bougeait. Ficelée comme un rôti ! Le cuir devait être renforcé par quelque chose, il était étonnamment froid.

Comment allait-elle se sortir de là ? Elle voulait croire que Rose allait venir, qu’Andromorphe savait ce qui allait se passer. Mais si le futur était changeant ? Si les choix qu’elle faisait allaient modifier les prédictions du Sans-visage ? Elle devait se trouver un plan qui n’impliquait pas Rose, au cas où… Hannah serra les dents. L’inquiétude se frayait un chemin dans son esprit. Elle était entourée de vampires, il fallait être réaliste, Rose était son seul espoir.

Elle espérait l’aide de Rose. Viendrait-elle ? Avait-elle la moindre raison de venir d’ailleurs ? Elle ne comprenait toujours pas ce qui l’avait poussé à l’aider le soir après les examens. Était-elle un trophée pour la vampire ? Son territoire ? Ou alors espérait-elle boire son sang si elle lui était redevable de quelque chose ? Après tout, les vampires n’avaient pas la réputation d’être des âmes charitables.

Hannah soupira. Elle aurait voulu que Rose s’inquiète pour elle.


En sortant de la chambre, Oleg constata que Rose s’était déjà mise au travail.

- Tu as pu avoir les plans de l’hôpital ?

- Oui, ils ne voulaient pas que je les emporte alors j’ai pris une photo discrètement. Et toi où en es-tu ?

- J’ai rendez-vous dans une heure avec mon indic ! Je t’appelle dès que j’en sais un peu plus.

- On fait comme ça.

Rose se replongea dans les plans qu’elle avait imprimés en grand et étalés sur la table. Le sous-sol était construit sous la forme d’un labyrinthe, en toile d’araignée. Elle entoura l’unique sortie et mémorisa son emplacement. La pièce centrale devait être une sorte de QG, à éviter, mais tous les couloirs en partaient. Il y avait huit couloirs, de trente ou soixante chambres en alternance. Il était peu probable qu’Hannah se trouve dans une chambre trop éloignée de la salle centrale. Si elle avait autant de valeur que Rose le pensait, Hannah serait sous haute surveillance et à portée de main. Rose décida de ne chercher que dans les sept premières chambres de chaque couloir en commençant par les plus éloignés de la sortie. Elle espérait pouvoir s’orienter à l’aide de son odorat.

Son frère se prépara à partir. 20 h 26. Il lui fallait 4 minutes pour rejoindre son indic. Oleg lui avait donné rendez-vous dans son restaurant, « Cuisines des Mondes ». Il ne prit pas la peine de prévenir Rose en partant, car il savait qu’elle ne l’entendrait pas. Lorsqu’elle planifiait, rien ne pouvait la perturber. C’est ce qui faisait d’elle une chasseuse hors du commun. Oleg avait réussi à échapper aux services secrets russes qu’il avait désertés jusqu’à ce qu’ils envoient Rose à sa poursuite…

Arrivé dans le restaurant, il passa voir ses employés pour s’assurer que tout allait bien. La cuisine était sa première passion. Celle qui l’avait tuée… Mais depuis qu’il avait découvert Sherlock Holmes, il avait dû faire une place à son amour pour retrouver les objets perdus.


- Imhad ! Tout se passe bien ?

Le garçon était son second, un excellent cuisinier voué à décrocher les étoiles. Il lui laissait la boutique du lundi au mercredi pour se consacrer à son autre métier. Jusque là, Oleg n’était pas déçu de ce choix. Imhad dirigeait les cuisines d’une véritable main de maitre, malgré son jeune âge. Il savait être ferme et souple à la fois.


- Ah patron ! Qu’est-ce que vous faites ici aujourd’hui ? Vous savez, tout se passe bien !

- Je n’en doute pas. Mon rendez-vous doit être arrivé.

- Encore une tête en l’air qui a perdu quelque chose ?

- Non ! Pas cette fois-ci.

Lily, la serveuse, poussa les portes battantes d’un coup de hanches, les mains remplies de vaisselle sale. Oleg adorait la regarder faire. Elle donnait l’impression de danser entre les plans de travail. Elle passa devant lui et posa un baiser furtif sur sa joue. Oleg sourit. Elle était muette, c’était sa manière de lui dire bonjour. Elle avait toujours fait ça et il ne s’en était jamais formalisé. Elle l’amusait. Le jour de son entretien d’embauche, elle était venue avec des cartes sur lesquelles les éléments du service étaient dessinés. Oleg n’avait vu aucun inconvénient à ce qu’elle les utilise pour demander aux clients ce qu’ils voulaient commander. Lily ne disait pas « Vous prendrez une carafe d’eau avec ceci ? », elle montrait sa carte « carafe » avec un grand sourire et les clients la comprenaient très bien. Certains habitués l’adoraient.


- Bonsoir à toi aussi Lily ! Tout se passe bien ce soir ?

Elle fit tourner son plateau maintenant vide d’une main habile et le glissa sous son bras sans se départir de son sourire. Oui, tout allait bien. Elle signait peu, car de toute façon personne ne comprenait jamais !


- Tu n’aurais pas vu un vieux monsieur aux tables spéciales ?

Les tables spéciales étaient réservées aux Anhumains. La petite équipe qui travaillait pour Oleg était parfaitement au courant du monde parallèle qui se tressait à leur réalité et c’était une des raisons pour lesquelles ils aimaient ce lieu. Cuisiner pour les Anhumains était un véritable défi !

Lily hocha la tête en affichant un air ennuyé, bras croisés, frappant le sol du pied. Ah, son indic s’impatientait…


- Oh ! je file alors ! Merci Lily ! Bonne soirée, tout le monde, et bon courage ! Ne salez pas trop.

Oleg les quittait toujours avec un conseil absurde, ce qui faisait rire Imhad. Ces conseils lui étaient souvent destinés au tout début de son travail dans le restaurant. Lily refit une bise à Oleg en repassant devant lui avant de filer en salle.

Oleg passa lui aussi les portes battantes et traversa le restaurant qui affichait complet. Dans un renfoncement de la pièce que l’on voyait à peine, loin des vitres et des autres clients, une série de tables encastrées dans le mur étaient installées. Il se glissa dans l’une des alcôves et salua un vieil homme.

- Elias ! Comment vas-tu, vieux grand-père ? Désolé pour l’attente !

- Un peu de respect pour tes ainés jeune garnement ! maugréa le vieil homme, masquant mal son amusement. Je vais aussi bien que mes 2000 ans me le permettent ! Tu verras quand tu auras mon âge comment tu te sentiras, répondit Elias, narquois. Même si notre corps ne vieillit pas, l’esprit s’use fiston. Je me sens comme une noisette de beurre étalée sur une tartine trop grande ! Ça me rappelle…

Oleg l’interrompit et alla droit au but, avant qu’Elias ne l’emporte dans une autre de ses histoires.

- Dis-moi grand-père, j’ai un service à te demander…

- Et moi qui me disais que tu venais prendre des nouvelles ! railla le vieil homme.

- Promis, j’y penserai la prochaine fois…

- Ne promets pas à tout va. Ne fais pas une promesse que tu ne peux pas tenir, l’interrompit-il encore.

- C’est prom… tout à fait !

- Avant que tu me demandes quoi que ce soit, engage-toi à me rendre un petit service en retour, chenapan.

- Qu’est-ce que tu as perdu encore vieux bougre… ? soupira Oleg amusé.

- Cette fois, je n’ai rien perdu, on m’a volé !

- Entendu, je m’occuperai de ça ensuite. Donc, je disais ! J’ai besoin de retrouver deux gars de la milice du CODEN, est-ce que tu peux m’aider ?

- Dans quel pétrin tu t’es encore fourré ?

- Ce n’est pas pour moi, c’est pour ma Sœur-de-crocs. Ces deux-là ont kidnappé une humaine qui lui est chère.

- Kidnappé ? Les gars du CODEN ont bien des défauts, mais ils ne kidnappent pas les hommes.

- Bin c’est-à-dire qu’elle n’est peut-être pas humaine…

Une grimace tordit difficilement les traits cireux et figés du vieux vampire.

- Tu veux dire que c’est un article 5 ? Une nouvelle espèce ?

- Peut-être, on ne sait pas trop.

- Et bah, mon gars, vous n’allez pas la revoir de si tôt ! Et si vous la revoyez, elle mangera les pissenlits par la racine…

- Quoi ? Comment ça ? Tu sais ce qui se cache derrière cet article 5 ?

- J’ai une petite idée oui…

- Plus besoin de chercher mes gars alors ! Grand-père, s’il te plait, dis-moi ce que tu sais.

- Et tu me retrouves mon voleur.

- Je te retrouve ce que tu veux !

- Très bien…

Elias se pencha vers lui. La lumière tamisée de l’alcôve faisait danser les ombres sur son visage. Il plongea ses yeux gris sans âge dans ceux d’Oleg, vifs et attentifs.

- L’article 5 est une manigance de Sainclaire. Il paraitrait que les lycans ne lui suffisent plus pour ses recherches alors elle a fait pression sur les magistrats de la confrérie pour obtenir cet article. Elle cherche de nouveaux cobayes.

- Mais comment un tel article a-t-il pu passer ? marmonna Oleg.

- Parce que son labo rapporte des millions à la confrérie. Même transformée en vampire, la cupidité d’un homme reste inchangée. Quoi qu’il en soit, je ne sais pas exactement ce qui se passe derrière les murs de son labo, mais ça ne rentre certainement pas dans le cadre éthique du CODEN. Ce sont uniquement les hommes de Pierre Darlan qui s’occupent du transfert des lycans prisonniers vers son labo, tous les autres commissaires comme moi n’y ont pas accès. Cependant, j’ai déjà entendu des bribes de conversation. Ce serait une vraie boucherie là-bas. En général si un lycan y entre, il n’en ressort pas, ou alors les pieds devant.

- Voilà d’où vient le Sangthétique…

- Exactement.

- Ma sœur va être ravie d’apprendre ça… Bon, j’en sais un peu plus sur ce qui se passe dans le sous-sol de cet hôpital ! Et tu as des infos sur Viktorya Sainclaire ?

- Non pas grand-chose. Elle vit dans un grand manoir dans le nord de la France où elle organise souvent de grandes réceptions très tap à l’œil avec tout le gratin de la confrérie, mais je ne suis qu’un pauvre commissaire, je n’ai jamais été invité. On dit qu’elle est aussi aimable qu’elle est dangereuse.

- Et elle est aimable ?

Elias lâcha un petit rire sarcastique.

- Tu me diras quand tu la verras, gamin.

- Je vois… Allez Grand-père, il faut que je file, merci infiniment pour les infos !

Oleg se leva et lui lança en s’éloignant :

- Tu m’envoies les détails pour ce vol !

- Et comment !

Rose était toujours penchée au-dessus de la table lorsqu’Oleg revint. Il sursauta quand elle se tourna vers lui, il ne s’attendait pas à la voir bouger.

- Ah ! Je croyais qu’on t’avait remplacée par une copie de cire !

- Une copie de cire… ça c’est une idée… marmonna-t-elle.

- Oh là ! Quelle idée saugrenue te vient encore !

- Tu verras, répondit-elle avec un sourire en coin. Alors cet indic ?

- On n’a pas besoin de s’occuper des deux hommes de Darlan ! Il m’a dit tout ce qu’il y avait à savoir.

- Ah tant mieux, quel gain de temps ! Et donc ?

- Et donc rien de particulier. C’est bien ce dont on se doutait, il se déroule des choses pas nettes là-dessous. Sainclaire se sert de loups-garous pour ses expériences.

Oleg ne voulait pas lui dévoiler tout ce qu’il savait pour ne pas la déstabiliser avant le sauvetage.

- Le fait qu’il y ait des lycans dans l’enceinte ne change pas grand-chose au plan, réfléchit Rose. Je ne pense pas en croiser un.

- Tu ne veux pas emporter une arbalète et des carreaux d’argent au cas où ?

- Non. Je n’ai pas l’intention de tuer qui que ce soit.

- Je sais que tu ne veux pas tuer, mais quand même, les lycans… ! Un coup de griffe de ces bestioles-là et c’est fini ! Caput ! Dead ! On n’a pas de Mageresse Guérisseuse sous la main pour extraire le venin.

Elle lui lança un regard en biais, la bouche pincée en une moue mesquine.

- Oh tu sais, je ne suis pas à mon premier lycan, je sais m’en dépêtrer. Bon, on interviendra demain en début de nuit. Les vampires seront tout juste éveillés et moins réactifs. Pour les quelques heures qui nous restent, nous allons retourner près de l’hôpital et étudier les lieux pour la fuite. Il faudra être en mesure de semer d’éventuels poursuivants.

- C’est parti ! Tu m’expliqueras tout en route, s’exclama son frère en attrapant sa veste.

En l’absence de Viktorya, Arnaud ne s’embêta pas avec le sale caractère de son sujet d’étude et mit Hannah sous sédation profonde. Cela lui permit d’observer un premier phénomène : son corps éliminait le produit 4 à 5 fois plus rapidement qu’un organisme normal.

Il consigna au fur et à mesure ses résultats peu probants dans son cahier de recherche. Tous les premiers examens de routine étaient revenus strictement normaux. Il s’assit à son bureau, contrarié. Cette humaine n’avait rien d’extraordinaire à première vue. Il attrapa un calepin et griffonna rapidement ce qu’était un vampire :


1700 km/h de pointe

5 sens développés

Force

Hypnose

Intolérance aux UV

Impossibilité de cicatriser en présence de bois

Toxicité du venin de lycan

Léthargie de 7 h/24 h

Bon, il allait procéder dans l’ordre. Il allait confronter Hannah à chacune des capacités ou vulnérabilités d’un véritable vampire, puis il ferait la même chose avec les aptitudes des lycans. Il demanda à ce qu’on transfère Hannah dans la salle des tests 3 A. Celle-ci était divisée en deux par une grande vitre derrière laquelle il pouvait observer les sujets, sans danger.

Deux vampires tenant fermement Hannah par les épaules entrèrent. Elle se débattait comme un rat effrayé, mais il n’y avait rien à faire, ils ne la lâchaient pas. Arnaud appuya sur le bouton du hautparleur et sa voix résonna, étouffée par les enceintes.

- Courez.

- Non.

Arnaud fit un geste de la tête et un des deux gardiens sortit un petit boitier et l’appliqua dans le cou du sujet. Hannah se tordit de douleur. La décharge fulgurante lui coupa le souffle. Les larmes se mirent à couler, de souffrance, mais aussi de colère.

Elle se débattait depuis deux jours et elle bénissait son corps qui ne s’épuisait pas ! Elle sauta sur son agresseur, passa derrière lui et coinça sa gorge au creux de son coude, serrant de toutes ses forces. Elle n’avait pas anticipé le second garde. Celui-ci plaça le taser contre ses côtes et l’enclencha. Brulure insoutenable transperçant tout son corps. Elle lâcha prise. Cela permit au premier de se dégager et de lui enfoncer son coude dans le ventre. Elle fut projetée à plusieurs mètres, heurtant violemment le mur.

- Suffis, résonna la voix du scientifique. Elle est précieuse, ce n’est pas une vulgaire lycane ! Mademoiselle Kavanagh, c’est inutile de vous débattre. Courez.

Hannah regarda le vampire qui se tenait de l’autre côté. Il était impassible. Son visage n’exprimait rien. Pas même le plaisir malsain que l’on pourrait imaginer d’un scientifique fou. Il la regardait, calepin à la main, et attendait.

- Courez.

Elle se releva. Elle n’avait quasiment plus rien, son corps avait récupéré. Ses côtes étaient encore un peu douloureuses, mais elle pouvait courir. De toute façon, elle savait que ça n’apprendrait rien au vampire qu’elle courre. Pas si elle ne buvait pas quelques gouttes de sang. C’était ça ! La voilà sa porte de sortie ! Ils n’avaient aucune idée du changement qui s’opérait lorsqu’elle buvait du sang ! Elle devait battre Viktorya à son propre jeu et la pousser subtilement à lui en donner.

- Courez.

Toujours ce ton fade. Il lui faisait penser à Andromorphe. En nettement plus agaçant.

- Je veux que Viktorya soit présente.

- Elle a autre chose à faire que vous regarder courir.

- Dans ce cas, je ne bougerai pas. Et vous pouvez dire à vos deux molosses qu’ils peuvent me taser autant qu’ils veulent, cela ne changera rien !

Arnaud fit un signe de tête. Ils collèrent en même temps leur boitier sur le corps d’Hannah. La puissance de la décharge lui arrêta le cœur. Pour quelques minutes seulement.

- Tiens donc, alors tu es véritablement immortelle, s’exclama Viktorya à l’intention d’Hannah qui revenait à elle.

Elle se tenait accroupie près d’elle dans la deuxième partie de la salle.

- J’ai renvoyé ces deux brutes, et j’ai sermonné Monsieur Fisher. Il n’est pas question que tu sois maltraitée de cette manière ici. Tu vois, ce n’est pas moi la méchante. Moi je veux simplement comprendre ! Donner au monde de nouvelles choses qui le rendra meilleur.

Blablabla… Elle était repartie, pensa Hannah. Elle ne croyait pas un mot de ces belles paroles.

- Dans ce cas, restez aux tests et regardez les résultats si vous voulez tant comprendre !

- Oh, tu peux me tutoyer… Mais oui, j’ai cru comprendre que c’est ce que tu demandais. J’ai beaucoup d’autres sujets de recherche, mais si ça te rassure et te permet de faire les tests sereinement, je reste avec toi. Je comprends que ma présence dissuadera Arnaud de recommencer à utiliser inutilement la manière forte. Entre filles, il faut se serrer les coudes. Mais en échange, je te demande de t’engager à faire les tests correctement.

Hannah avait l’impression de passer un marché à sens unique. Viktorya était en train de lui faire croire qu’elle la sauvait d’une situation délicate, alors que c’était elle-même qui l’y avait mise ! Et elle était très bonne à ce jeu ! Elle aussi serait bonne.

- Entendu…

- Bien ! Je vais de l’autre côté pour te laisser de la place ! Fais de ton mieux.

Mais comment faisait-elle ? Comment transformait-elle de manière si habile « Je vais t’observer de l’autre côté de la vitre petit rat » en une remarque pleine de sollicitude ? « Pour te laisser de la place » comme si elle avait choisi d’être ici !

Viktorya s’éclipsa et Hannah resta seule à nouveau, dans cette immense salle blanche aux murs capitonnés. Elle avait l’impression d’être dans une chambre d’isolement psychiatrique. Elle serra les dents, ravala sa fierté et se mit à trottiner.


- Plus vite, retentit la-voix-du-scientifique-morne-aux-lunettes-rondes-dont-elle-n’avait-plus-le-nom.

Patience mon petit, je ne dévoile pas tous mes secrets d’un coup, pensa Hannah. Elle courut quelques minutes à faible allure le temps de s’échauffer. Elle accéléra peu à peu. Tours après tours elle poussa sur ses cuisses plus fort, ramena ses jambes plus vite, respira plus profondément. C’était différent de la fois où elle avait couru, chronométrée par Basile. Ici, confinée dans cette salle, elle n’avait rien d’autre pour la distraire. Elle était concentrée à développer son potentiel au maximum, elle ne jouait pas. Il fallait que Viktorya en ait plein la vue. Elle volait presque, ses pieds touchant à peine le sol. Son cœur suivait le rythme, sans vraiment s’emballer non plus. Elle se sentait tonique, forte. Elle en avait couru des kilomètres dans les champs lorsqu’elle vivait à la ferme chez sa grand-mère, crapahutant dans les blés. Jamais, à ce moment précis, elle n’avait ressenti une telle puissance.

Au bout d’une cinquantaine de tours, elle commença à atteindre ses limites. Elle sentait qu’elle ne pouvait pas donner plus. Elle n’était pourtant pas essoufflée.

- 67,4 km/h.

Hannah faillit rater son virage qui, avec la vitesse, était devenu difficile à négocier. Comment ? À cette vitesse-là, elle aurait pu se faire flasher en ville ! C’était certainement ce qu’aurait dit Basile. Basile ! Elle n’y pensait plus ! Le pauvre devait être mort d’inquiétude. Elle était censée le recontacter.

Viktorya entra à nouveau dans la salle, la tirant de ses pensées.

- C’est une sacrée performance que tu as réalisée là Hannah, je suis impressionnée. Je sens que tu n’étais pas loin de pouvoir faire plus, mais quelque chose te limite… Il faudra que l’on te prélève du muscle pour le comparer à celui d’un vampire et d’un lycan.

Hannah manqua de l’envoyer paitre, mais elle se retint. Le plan… Elle serra les poings :

- En effet, il me manque quelque chose on dirait… Bon que dois-je faire d’autre ?

Viktorya se retourna vers son biologiste et le questionna du regard.

Toute la nuit, Hannah enchaina les épreuves. Plus le temps passait, plus elle se prenait au jeu. Elle devait l’admettre. Elle ne pouvait pas s’empêcher de s’émerveiller devant ce qu’elle était capable de faire. Elle soulevait par exemple près de 300 kg sans effort. Qualité parfaitement inutile, mais impressionnante tout de même. Son ouïe était plus fine que celle d’un humain ordinaire, mais restait incomparable à celle d’un lycan. Son odorat également avait changé. Elle pouvait distinguer certaines compositions de parfums avec une telle précision. Elle n’en revenait pas.

Pendant tout ce temps passé avec Viktorya, Hannah voulut la détester, mais il y avait toujours un moment où elle relâchait sa garde et se laissait berner par son sourire affable. Il semblait si sincère. Elle commençait à douter de la malveillance de la vampire. Hannah avait eu le temps de l’observer attentivement lorsque le Fisher — ça y est-elle avait fini par le retenir ! — avait testé son odorat. Viktorya s’était assise en face d’elle, l’observant distraitement. Hannah avait scruté au plus profond du regard de la vampire à la recherche de la moindre trace de cruauté, sauvagerie, agressivité… Rien. Elle eut l’impression d’y percevoir la même mélancolie sourde que dans les yeux de Rose. Est-ce que tous les vampires étaient comme ça ? Usés par le temps ? Comme si la vie ne valait plus le coup ? Qu’il n’y avait plus de surprises ? Mais contrairement à Rose, ce fut une impression fugace. Viktorya affichait la plupart du temps un air amusé, un sourire creusant ses joues et plissant ses yeux. Une petite pince relevait sa frange, lui donnant un air enfantin. À la voir comme ça, elle paraissait tellement ordinaire et chaleureuse. Hannah savait qu’elle aurait même pu s’en faire une amie dans une autre vie. Elle se trouvait pathétique… en à peine deux nuits, elle était déjà victime du syndrome de Stockholm. Elle n’était pas au point « d’aimer » Viktorya, mais dire qu’elle ne l’appréciait pas du tout serait mentir un peu. Ferait-elle vraiment avancer la science avec ce qu’elle apprendrait de son corps ? Hannah ne savait plus quoi penser. Si elle-même voulait devenir médecin, ne servait-elle pas aussi ses propres intérêts en participant à ce projet de recherche ?

Vers 4 h du matin, elle fut transférée dans une salle plus petite. En son centre, un fauteuil semblable à celui d’un dentiste était fixé au sol. Hannah se serait crue dans un bloc opératoire. Encore ici, tout était blanc, propre, aseptisé. Sur des tables d’acier luisantes, du matériel neuf attendait. Ciseaux, pinces, scalpels, tout y était. Elle aurait presque pu nommer les instruments qu’elle apercevait. Ils ne différaient en rien de ceux utilisés par les chirurgiens. La pièce semblait avoir été préparée pour elle. Un frisson hérissa sa nuque, elle avait un mauvais pressentiment.

- Mademoiselle Kavanagh, voulez-vous bien vous installer sur le fauteuil, je vous prie ? demanda Fisher, laconique.

Hannah obtempéra sans rien dire. Elle sentait les mains de l’angoisse enserrer lentement sa gorge. L’atmosphère n’était plus au jeu. Elle se tourna instinctivement vers Viktorya qui lui rendit un sourire engageant. Celui-ci ne fit qu’accroitre son malaise. Dans ce décor inhospitalier, il sonnait plus comme le sourire d’un carnassier prêt à dévorer sa proie. Hannah revint brusquement à la réalité. Elle allait bel et bien finir disséquée pour la science.

- Pressez-vous, nous n’avons pas toute la nuit.

Hannah grimpa sur le fauteuil. Elle déglutit difficilement. Ne lâche rien se répétait-elle, suis ton plan, il te faut seulement quelques gouttes de sang…. La peur au ventre, elle s’allongea et se laissa attacher à contrecœur.

- Les sangles sont vraiment utiles ? demanda-t-elle sur un ton agacé pour cacher sa terreur.

- Oui Hannah, tu risquerais de te faire mal si tu gigotais pendant que Monsieur Fisher t’opère.

- P… pendant qu’il m’opère… ? Que… je gigote… ? balbutia Hannah incrédule.

- Oui, nous allons étudier ta vitesse de cicatrisation. Simple calcul mathématique, la taille de la plaie divisée par le temps de cicatrisation. Comme ton organisme est très particulier, il faut que nous comparions les données lorsque tu es éveillée, et lorsque tu es dans le coma. Mais ne t’en fais pas, je suis là, je reste près de toi. Serre ma main si…

Hannah n’entendit pas la fin de l’explication. Elle poussa un cri de douleur. Fisher n’avait pas attendu et lui avait incisé toute la longueur de l’avant-bras. Le scalpel trancha sans difficulté la peau, traçant une ligne rouge et brulante, longue d’une trentaine de centimètres. La sensation de l’acier qui découpait sa chair était effroyable. Elle vit le sang couler vers sa main. Elle le sentit glisser le long de ses doigts, chaud. Elle entendit Viktorya lui murmurer quelque chose qu’elle ne comprit pas. Elle avait juste envie qu’elle se taise, qu’elle s’étrangle avec sa gentillesse, qu’elle la laisse souffrir en paix, et surtout, qu’elle la laisse la haïr pour cette souffrance !

Fisher fit la même chose de l’autre côté en enfonçant la lame plus profondément. Hannah étouffa un second cri et des larmes de douleur coulèrent sur ses joues. Ses liens très serrés l’immobilisaient, elle était totalement impuissante, à la merci de ce fou. Hannah avait le souffle court, rauque. Elle ne réfléchissait plus, elle n’était plus que douleur et colère.

- 0,67 mm/s, déclara Fisher…

- 0, 71 mm/s…

- 0,64 mm/s…

Hannah n’écoutait plus. Respirer.

Fisher recommença. Incision. Brulure. Cicatrisation. Respirer. Incision. Brulure. Cicatrisation. Souffler. Les bras. Incision. Les jambes. Brulure. Le ventre. Cicatrisation.

La sueur perlait sur son front. L’air lui manquait. Sa voix éraillée n’était plus que des grognements incompréhensibles. Ses liens déchiraient sa peau, mais peu importe, elle cicatriserait aussi.

Son corps finit par être engourdi par la douleur. Elle ne sentait plus que le froid de la lame parcourir son corps d’un bout à l’autre. Elle sentait aussi les mains glaciales de Viktorya de chaque côté de son visage. Son pouce qui faisait des ronds sur sa joue trempée de larmes. Quel était le sens de ce jeu pervers ?

- Est-ce la même chose pour un os ? demanda la vampire.

Hannah ne pouvait pas voir Viktorya, mais sa voix était aimable comme à son habitude, même dans une situation pareille. Elle entendait le simple intérêt scientifique un peu ingénu et pragmatique résonner dans sa voix. Dit comme ça, Hannah aurait presque aimé savoir elle aussi… Presque.

Fisher attrapa un marteau chirurgical. Hurlement strident. Inconscience.

- … Hannah…

Son prénom résonnait loin. Une voix chaleureuse. Une voix que l’on aurait voulu entendre autour d’un feu de cheminée en hiver. La voix d’une mère qui invite à jouer aux cartes une après-midi d’été dans le jardin. Son prénom résonna encore une fois, plus proche. La voix se glissa peu à peu jusqu’à sa conscience.

- Hannah, c’est terminé.

Hannah se rendit compte avec amertume que cette voix si agréable était celle de Viktorya. Évidement ! Qui d’autre ? Dans le noir de son inconscience, elle avait cru entendre sa mère…

Elle se redressa sur ses coudes et remarqua qu’elle était libre et de retour dans « sa chambre ». La vampire était assise au pied de son lit, les jambes croisées, les mains posées sur ses cuisses. Elle semblait tendue. Une ride soucieuse barrant son front. Avant même qu’Hannah ait pu ouvrir la bouche, elle commença :

- Je te présente mes excuses. Je sais qu’elles ne valent pas grand-chose, et que pour toi je ne suis qu’un monstre, mais je tiens à ce que tu les entendes. Je te remercie d’avance pour tous les patients que nous allons sauver grâce à toi. Nous avons appris beaucoup de choses.

- Arrête ton baratin.

Hannah ne la regardait pas. La torture qu’elle lui avait fait subir était impardonnable. Ses excuses ne valaient rien. Elle ne pouvait pas se tenir impunément devant elle avec cet air misérable alors qu’elle l’avait regardée se vider de son sang. Comment avait-elle pu soutenir son regard empli de détresse ? Comment avait-elle pu l’écouter hurler sans réagir, sans frissonner ?

Hannah avait vraiment cru à la gentillesse de Viktorya, que son sourire n’était pas feint. Elle n’imaginait pas qu’il était possible d’être si bonne comédienne. Seulement pourquoi ? Encore cette question. Pourquoi s’escrimer à faire amie-amie si tout ceci n’était qu’une farce ?

- Arrête ton baratin ! répéta sèchement Hannah plongeant finalement ses yeux verts de rage dans ceux de la vampire.

- Qui crois-tu berner ?

- P… Pardon ?

Viktorya était prise au dépourvu, elle ne s’attendait pas à cette réaction de la part de la jeune fille.

- Qui crois-tu berner avec tes belles paroles ? Tu dis travailler pour la médecine, pour le bien des autres, mais tout cela est faux. Et si tu y crois réellement, c’est à toi-même que tu les racontes ces conneries.

- Mais si… je travaille pour la science… bredouilla-t-elle d’une petite voix.

- Pour la science ? En torturant des innocents ? Tu sais que c’est ce que prétendait Mengele ? Que tous les juifs qu’il a massacrés, il le faisait pour la bonne cause ? Que les femmes enceintes qu’il a éventrées, c’était pour mieux comprendre les mécanismes ? Que les jumeaux qu’il a disséqués c’était aussi pour la science ?

- Il n’y a pas d’innocents entre ces murs, ce sont des prisonniers…

- Peu importe ! Nous ne sommes plus au moyen-âge ! Nous sommes dans le pays des droits de l’homme !

- Ce ne sont pas des hommes…

Hannah écarquilla les yeux, déstabilisée l’espace d’une seconde. Les autres chambres ne renfermaient pas des hommes ? Les paroles de Viktorya à son arrivée lui revinrent à l’esprit « Personne d’autre que toi ne possède un tel pouvoir de régénération. Pas même les lycanthropes ». L’endroit pullulait alors de lycans ? C’étaient eux les cobayes habituels pour toutes ces avancées ? Là où les humains faisaient des élevages de rats, Viktorya cultivait les loups-garous ?

- Combien en as-tu sacrifié… ? souffla-t-elle horrifiée.

- Je ne compte pas…

- COMBIEN ?? Des dizaines, des centaines, des milliers ? La fin justifie les moyens c’est ça ? La vie d’un être pour en sauver dix autres ?

Hannah était hors d’elle. Elle ne laissait pas le temps à la vampire de répondre. Elle la pointait d’un doigt accusateur, se moquant bien de savoir s’il était judicieux d’énerver un vampire. Viktorya était déroutée. Son bras était levé devant elle comme si elle cherchait à se défendre, la peur au fond des yeux.

- Tu es minable. Tu te donnes de grands airs alors que tu n’es rien d’autre qu’une meurtrière. Tu te fous pas mal du bienêtre des hommes. Tu es assoiffée de pouvoir et tu crois pouvoir l’excuser grâce au bien que tu penses apporter. Tu caches ta cruauté et ton ennui derrière ton sourire mielleux. Comment expliquer autrement le fait de m’avoir torturée sans broncher ! Comment peux-tu encore dire vouloir préserver la vie ?

- Mais… tes vitesses de guérisons sont vraiment significativement différentes, essaya-t-elle d’expliquer d’une voix tremblante.

Viktorya était complètement démunie. Personne encore n’avait osé lui tenir tête. Son sourire lui avait toujours ouvert toutes les portes. Sa gentillesse lui frayait un chemin vers ses désirs. Elle avait l’impression d’avoir basculé dans un autre monde, perdu dans les montagnes Norvégiennes, sur le point de subir la rage de son père aussi cruel que glacial. Elle avait replongé mille ans en arrière, la terreur greffée aux tripes face à ce monstre de muscles, n’ayant nulle part ou se cacher. Prête à recevoir une averse de coups. Son cœur s’accéléra, elle tremblait, les yeux rivés sur des souvenirs rouges de sang et de haine. La voix de son père grondait en elle.

Elle ne voyait plus Hannah, elle voyait son père. Elle n’entendait plus Hannah, elle entendait son père.

- Tu es abjecte et cupide, parce qu’il y a forcément de l’argent dans l’histoire. Ne le nie pas.

- Je…

- Tu es un assassin.

- Mais je…

- Tes mains sont rouges de sang.

-…

- Tu es un assassin. Tu es un monstre. Ta cruauté se lit sur ton visage. Ta méchanceté…

Chaque mot venait s’enfoncer dans le cœur de Viktorya. Comme un animal acculé, mu par la force du désespoir, elle fit la seule chose que le cerveau reptilien savait faire : survivre. Elle se jeta en avant sur l’image de son père, planta les crocs dans sa gorge et la lui arracha pour la faire taire. Le mouvement de tête fit gicler une gerbe de sang tout autour d’elle, sur sa mère, sur ses sœurs, dans les poils du chien dans ses cheveux… La voix de son père se termina dans un immonde borborygme.

Le silence revint. Le liquide rouge s’étendit en flaque, imbibant lentement les draps autour du corps inanimé d’Hannah. Pas de son père. La tâche grandissait, se rapprochant peu à peu de Viktorya qui la regardait horrifiée, la chair encore entre les dents. Elle était pétrifiée. Elle était revenue à la réalité. Elle regardait avec horreur la gorge arrachée d’Hannah. Elle regarda la main de la jeune fille qui, tenant encore vivement son bras, avait tenté de l’arrêter dans un geste vain.

Elle recula d’un bond, lâchant le lambeau qu’elle venait d’arracher, le visage déformé par le dégout et l’effroi.

- Mais qu’ai-je fait… ?

À tâtons, elle chercha la poignée de la chambre et sans lâcher des yeux le cadavre ensanglanté d’Hannah, elle prit la fuite.

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