Comment on devient (presque) malhonnête. (20)

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 J'enfile mon capuchon et mes botes. La cour est toujours à l'état de piscine. Au moins cinq centimètres de flotte. Le siège du tracteur ressemble à une bassine, mais le moteur part au quart de tour. Ouf ! Une bonne chose de faite. J'attends un instant sous la douche glacée. J'augmente l'avance. Tout est OK. Je reviens en courrant dans la chaleur de la grande pièce où, j'en suis persuadé, pas un mot n'a été échangé pendant mon absence. La comtoise rythme l'attente. Encore une heure à tuer avant le grand saut. Je ne propose rien. Personne n'a envie de se divertir. L'air pèse. Cette putain de pendule ralentie au fur et à mesure que l'heure avance. Je jette un œil sur le visage des émigrés. Tous fixent le disque doré qui balance lentement son tic tac. Les vieux murs de pierres renvoient en écho le martèlement de ce sablier sonore. Le cassoulet joue à tordre mes boyaux. Faudrait pas que j'ai la colique au mauvais moment. Je suis partagé entre l'envie d'aller aux chiottes par précaution et la trouille de perdre la face en me levant de ma chaise. Le vieux a pris un masque mortuaire. La jeunesse, sa future, a son air fermé de femme de tête que je lui avais vu la première fois qu'elle était venue à la ferme.

Fifille se trémoussait sur son siège, un tabouret des plus inconfortable. Le grand, l'œil clos, semblait dormir. Quant à Etienne, il était on ne peut plus zen. Ce type est vraiment étonnant, à tout point de vue. Je mérite pas un pote comme lui.

"Il est temps de mettre les portables en service." C'est la chef, la future du vieux, qui vient de parler. Sa voix raisonne dans la pièce et couvre la comtoise. Elle sort de la poche de son jean une enveloppe contenant deux puces et un bout de papier. "Vous avez les téléphones ?" Oui que je les ai, et chargés comme ils me l'avaient demandé. Elle introduit les puces. "Le déverrouillage c'est quatre zéros. On en aura pas besoin. On les laissera branchés. Je compose les numéros, comme ça pas besoin de les mémoriser." Ce qu'elle fait. Tour à tour ils sonnent. C'est OK. Elle m'en donne un. "Je donnerai l'autre à votre ami quand on se mettra en route." Elle tip-tape sur le clavier de celui qu'elle a gardé. "Oui, c'est moi." Elle écoute en se retournant, comme pour être la seule à entendre. Elle sort de temps en temps des oui, des non, rien de plus. A la fin, quand elle raccroche, elle fait à la cantonade un bref résumé. "Les gars ont passé un barrage sur la nationale 99, ils pensent que la départementale 34 est surveillée. On doit impérativement passer par la forêt." – "Pas avec cette pluie ?" Fait remarquer Etienne." – "C'est votre boulot." Répond sèchement la donzelle. On passera que je dis, sans trop réfléchir. Je regarde par la fenêtre, on dirait que ça se calme. Etienne en rajoute, il dit qu'on ne pourra pas rouler tous feux éteints. La donzelle le fusille du regard. L'Etienne se le tient pour dit et n'ouvre plus son bec. Le vieux regarde sa montre, comme si la comtoise n'existait pas. Pourtant c'est elle qui fait le plus de bruit dans la pièce. "La peinture doit être sèche. Tu vas jeter un œil ?" Il s'adresse au grand qui enfile derechef son anorak et file au hangar. Quand il revient, un bon moment après, il nous dit que c'est bon. Qu'il ne pleut plus, juste un crachin léger. N'empêche, les chemins de la forêt doivent ressembler à des ruisseaux. On s'équipe. J'éteins la lumière. Le grand sort la Rolls pendant qu'Etienne grimpe sur le tracteur. C'est lui qui nous dirige. J'ai eu l'idée de régler les phares le plus bas possible. Pour la Rolls, c'est tous feux éteints. Je prends le volant, le vieux s'installe à mes côtés, les jeunes derrière. C'est parti !

Etienne vire, le chemin est mou mais pas inondé comme je le craignais. La Rolls roule doucement, j'ai bloqué la première. Tant qu'on sera dans la bouillasse le convertisseur fera tout le boulot. J'écarquille les yeux pour suivre à une vingtaine de mètres le tracteur dont les phares éclairent faiblement les ornières. On a pas plus de six kilomètres à faire, déjà cinq cents mètres de parcouru. C'est tout bon. A la vitesse où l'on roule, on en a quand même pour trois quarts d'heures. Je vois le tracteur qui tangue. Il ralentit. Il stoppe. Etienne descend. Je m'arrête. J'ouvre la vitre, une giclée de crachin envahit l'habitacle surchauffé. Etienne se penche. "La pluie a creusé une tranchée dans le chemin. Au moins cinquante centimètres." Mentalement je prépare le filin. "Tu passes, si nous on bloque, tu nous tireras." Etienne remonte sur son siège humide et gras de pluie. Il embraye. Le tracteur avance doucement. Une roue, deux roues, les roues arrières, ouf ! C'est bon pour lui. A nous ! Je me positionne en biais. La première roue passe, la deuxième s'engage et…Une gerbe de boue nous avertit qu'on est coincé. Je dis c'est prévu. J'ai un filin pour le remorquage. Je sors ma torche de la poche de mon ciré.

J'ai pas le temps de dérouler le câble que je sens la présence du grand dans mon dos. "Tu l'accroche, et c'est moi qui prends le volant." Je me retourne pour être bien sûr que c'est lui qui parle. C'est lui. Mais ce ton ? Je l'ai jamais entendu parler comme ça. J'ai pas le réflexe de répliquer. J'exécute. Je bloque les manilles pendant qu'il s'installe au volant. Je fais signe à Etienne. Doucement la Rolls se dégage. Les roues arrières passent sans patiner. Le moteur ronronne comme un gros chat. J'accuse le coup. Question moral. Il faut reconnaître que le grand m'en impose. Pendant que je patauge dans la boue, je pense que, sans toutes ces cachotteries, j'aurais pas eu besoin de mouiller Etienne. Que le grand dans la Rolls et moi sur le tracteur, ça aurait fait un bon attelage. Qu'Etienne ne serait pas dans l'état où il est à l'heure actuelle. Je suis furieux. Ils m'ont pris pour un rigolo ou quoi ? Ça fait mal, à mon âge, de passer pour un plouc du fin fond de sa cambrousse.

La voiture a passé l'obstacle. Le vieux, qui doit être habituer à manier des guignols susceptibles, est passé derrière. Il s'est installé entre sa fifille et sa promise. Je prends sa place, devant, à côté du grand qui manie la Rolls comme s'il l'avait conduite depuis son adolescence. Depuis l'âge où il grimpait sur le tracteur, en cachette de sa mère, pour le faire manœuvrer dans la cour. Moi, j'étais d'accord. Je m'en félicite aujourd'hui, même si mon amour propre en prend un sérieux coup.

A mi-forêt une grosse branche barre le chemin. C'est encore le grand qui s'en occupe. Il enroule le câble autour. En deux va-et-vient l'obstacle est dégagé. Quand je remonte dans la Rolls je jette un regard dans le rétroviseur. La physionomie hilare du vieux me renseigne sur le peu d'estime qu'il doit me porter. Fifille fixe la nuque du grand et la chef me jette un œil noir de mépris. Ma cote est au plus bas. Ils vont quand même pas me foutre dehors ? Me jeter dans la boue, sur le bas chemin ? Je débloque. C'est le grand, et ses façons de prendre les commandes, qui me perturbe.

D'après la montre de la Rolls, ça fait une heure qu'on se déhale. Etienne stoppe. Il descend du tracteur. Le grand ouvre la vitre. "Ça y est ?" – "On est passé." En six mots tout est dit. La phase deux peut commencer. Et c'est pas trop tôt ! J'ai renoncé à compter le nombre de fois où j'ai dû patauger dans la boue, vingt, plus ! A enfiler les gants. A maniller. A démaniller. A guider Etienne. A prévenir le grand pour lui signaler les trous pleins d'eau. Heureusement qu'on avait deux téléphones. Les communications qu'on a passé ont dû pomper sérieusement les cartes. A propos de téléphone, à mi-forêt, la chef a pu joindre leurs gars. Ils auraient des ennuis. Ils ont attendu le guide suivant, celui qui doit conduire la Rolls à Anvers par les petites routes de campagne. Celles où on est sensé être à l'abri de la maréchaussée. C'est pas mal vu. Un guide c'est peut être plus cher, mais c'est plus sûr que s'esquinter les yeux sur une carte. Avec lui, on ne risque pas les zigzags, les demi-tours, les engueulades parce qu'on s'est trompé, parce que le copilote n'a pas prévenu à temps qu'il fallait tourner à gauche, ou à droite. Avec lui, on est sûr d'éviter les boîtes de nuit surveillées en permanence par les pandores.

Quand nous sommes arrivés au bout du bois, la chef n'avait pas encore de certitude quant au guide belge. Elle ne nous a rien dit, mais en entendant ses réponses, il était facile de comprendre que les gars de l'avant-garde pataugeaient dans le fromage blanc. Le guide, ils l'avaient attendu une heure dans le troquet où ils devaient le prendre.

En désespoir de cause, ils ont décidé d'aller chez lui. Ce qui n'était pas prévu, question sécurité. Au dernier appel de la chef, ils étaient en route vers son logis. Depuis, elle avait essayé de les joindre, sans succès. Ils devaient être dans une zone muette. Ce qui n'est pas étonnant, on naviguait en pleine cambrousse. C'est des endroits où les pylônes radios poussent difficilement. Quoiqu'il en soit, on continuait comme si de rien n'était. L'orée de la forêt se devinait à une tache claire tout au fond, à deux cents mètres environ. Le crachin s'était affiné. Les gouttelettes semblaient voleter autour de nous comme des poussières quand un air chaud les agite. Elles mouillaient mais ne collaient plus aux mains. Etienne avait arrêté le moteur du tracteur pour ne pas faire de bruit et pour écouter le silence. Je dis, faut aller y voir à pieds, on ne sait jamais. On a laissé le grand et les passagers dans la Rolls. Etienne et moi, on s'est mis en marche, direction le petit chemin goudronné qui nous ferait réintégrer la civilisation. Il faisait trop sombre. J'ai glissé deux fois dans le fossé. Je ne m'en suis sorti, couvert de boue, qu'avec l'aide d'Etienne. Ce mec est à l'aise, quel que soit le terrain. Plus on avance, plus il m'étonne. Avant de remonter dans la Rolls, il a fallu que je nettoie mon ciré avec la serviette qui me servait de cache-col. Elle a ainsi fini sa vie dans les fourrés, inutilisable, mais heureusement anonyme. La flicaille n'ayant pas pensé que nous passions par-là, il n'y avait plus qu'à se diriger vers le point de rendez-vous. La chef nous informa que l'avant-garde ne répondait toujours pas. Le vieux décida de fermer les téléphones, par précaution. Etienne avait camouflé le tracteur dans un fourré, à moins de dix mètres du chemin, et à une centaine de l'orée du bois. Comme on l'avait prévu, on reviendrait à pied jusque là. J'ai repris le volant, le grand à côté de moi, tassé contre Etienne, les autres passagers derrière, comme des touristes. Dans un quart d'heure tout serait fini pour nous. La vie nouvelle commencerait pour le grand et sa fiancée, et pour le vieux gangster et son efficace seconde. 

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