Le plafond de verre

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« A quel étage aperçoit-on le ciel, au-dessus des nuages noirs ?

Le ciel ? De quoi est-ce que tu parles ? »

- Discussion entre deux ouvriers à la pause déjeuner

 L'immeuble aux mille étages se perdait dans des nuées sombres de pollution.Le sommet de la tour disparaissait dans un ciel noir continu. La vie à l'extérieur des murs rongés par la contamination n'était plus possible depuis des décennies déjà. L'humanité survivait, parquée dans cette tour toute en hauteur. Des appartements les uns sur les autres sur des rangées d'étages infinis. Des bureaux entassés du plus médiocre au bas de la tour à de somptueuses salles richement décorées dans les plus hautes sphères de la bâtisse géante. A l'apogée du monument, le sommet dépassait sans doute les gros nuages gris saturés d'immondices qui perlaient le ciel.

 La famille Brol et surtout Marlène Brol ne connaissait du ciel que le bleu pâle des illustrations pour enfants des livres de Todd. Pour cause, Marlène n'avait jamais quitté le vingtième étage de la tour ni le studio étroit où Todd était né par surprise une nuit d'été particulièrement chaude. L’atmosphère dans la pièce non climatisée était étouffante et l'infirmière débauchée par l’hôpital du cinquantième étage n'était arrivée que très tardivement complètement saoule. L'accouchement s'était pourtant bien déroulé. Todd était le petit garçon le plus ravissant du monde. Aussi blond que ses deux parents étaient bruns. De jolies joues roses et des lagons à la place des yeux. Un petit nez retroussé et des pommettes saillantes. Le garçon avait grandi harmonieusement et avait développé une intelligence fulgurante et maligne. Spécialement savant, le gamin avait appris la lecture à l'âge de trois ans et résolvait des énigmes mathématiques compliquées presque au même âge. D'une mémoire d'éléphant, il connaissait déjà ses tables de multiplication et des pages entières du seul ouvrage un peu scientifique que possédait les Brol : « 10 astuces clef pour réparer soi-même son studio ».

 Parce qu'il était un génie et faisait preuve d'une tendresse toute certaine envers sa mère, celle-ci consacra à son fils la totalité de l'assurance vie de son mari et la poignée de billets que la société qui employait Monsieur Brol dans les étages de manufacture au bas de l'immeuble avait offert à la veuve éplorée. L'inondation avait emporté Monsieur Brol et cinq autres ouvriers de l'usine mais avait permis d'inscrire Todd dans l'une des meilleures écoles de la tour à la portée de la bourse de Marlène. Avec cet argent la petite famille aurait pu aisément grimper une trentaine d'étages et accéder avec un peu de chance aux studios pourvus d'eau courante et de sanitaires privatifs mais Marlène voulait offrir le même ciel bleu pacifique des livres à son si intelligent et si beau fils.

 Sans surprise, Todd réussit brillamment sa scolarité portant avec une certaine fierté l'uniforme de son école, puis de son collège et finalement du lycée privé de l'étage 205. Le petit garçon à sa maman avait son uniforme toujours tiré à quatre épingles et ses cheveux brossés en arrière avec attention. Marlène cachait à Todd le prodige ses coudes rouges qui saignaient parfois à force de frotter le sol des appartements plus élevés.

 Todd décrocha aisément une bourse d'étude à la fin de son secondaire.

 Le gamin doué s'était transformé en un beau, intelligent et élégant jeune homme. Appuyé par l'aide financière brillamment gagnée, Todd emménagea dans un plus petit studio encore que celui de Marlène mais dans un étage de la tour qui autorisait son inscription dans l'université de son choix.

 Pour la première fois de sa vie, il pouvait parfois ouvrir la fenêtre de son studio ( lorsque les gros nuages sombres étaient au plus bas de la tour ) sans risquer de s'intoxiquer mortellement et tenter de percevoir un fragment échappé du ciel. Pendu à cette fenêtre minuscule au travers d'un brouillard gris et dense, pour la première fois de sa vie le rêve de sa mère devint le sien : contempler au dernier étage des mille qui le séparait du sommet le bleu envoûtant et sans limite du ciel.

 Le professeur et les livres d'enfant expliquaient qu'il existait mille étages de la base au sommet de la tour. Mille étages qui lui chiaient dessus, sur lui, sa mère et le corps de son père qui avait servi d'engrais dans les serres alimentaires au bas de l'immeuble géant. Cette vérité implacable, Todd l'avait entendue, assimilée, digérée de son enfance jusqu'à cette poignée de main ferme qu'il échangea avec Monsieur Hills : le directeur et numéro un de la Grande entreprise.

 Todd avait été recruté avant même d'être officiellement diplômé. Le bureau qui lui avait été attribué faisait le double de la taille de son propre studio. Il habitait à présent un appartement perché une vingtaine d'étages plus haut ( sanitaire privatif, électricité en continu ). Marlène, le visage tout ridé et le corps faible lui avait offert la vieille montre usée de son père pour célébrer son ascension. Gravée aux initiales de celui qui lui avait donné la vie et une place dans ce monde. Comme un trésor. Todd avait balbutié d'émotion.

 Todd travaillait comme un acharné. Son travail quotidiennement validé, remarqué, récompensé. Le jeune homme grimpait rapidement les étages. De plus grandes pièces. Un voisinage tranquille. Des petits jardins d'intérieur dans les couloirs collectifs qui menaient jusqu'à son palier. Il invitait Marlène à dormir. Pour la première fois de sa vie, la vieille femme se douchait à l'eau chaude et les murs insonorisés de la chambre de Todd lui offrirent une nuit douce. Elle crut observer un très bref instant un rayon de soleil par la fenêtre de son fils.

 De son côté, Todd les yeux fixés sur le plafond de son appartement rêvait du ciel sans limite ( rien au-dessus de sa tête ) que pouvait offrir le millième studio.

 Aussi, en plus de se consacrer tout entier à son travail, Todd devint inventif, essentiel. Repérant avec intelligence avec quelles personnes du siège les poignées de mains devaient se prolonger. On lui confia des projets sensibles. Il réussit brillamment à les mener de concert. Il ne dormait plus vraiment ; travaillait de longues heures dans les locaux de la Grande entreprise. Des cernes sombres se creusaient sur son beau visage. Drogué à quelques excitants qui avaient la couleur du bonheur à venir, il rayonnait en réunion. Monsieur Hills avait souri de ravissement à la lecture de ses conclusions sur quelques projets épineux. Todd avait été promu. Encore. Le ciel bleu semblait toujours un peu plus à portée de main.

« Les clefs du 500 ème studio, avait lancé l'homme de l'immobilier.

- Parfait.

- Un point de détail : à partir de cet étage il est impossible de rentrer en contact avec les appartements inférieurs.

Le visage de Marlène s'était imposé tout entier dans l'esprit de Todd.

- Mais pourquoi ?

- Enfin Monsieur Brol, c'est évident : La rose ne peut pas contempler impunément ses racines sans se blesser avec les épines qui la soutiennent. »

 Il avait accepté bien sûr et le visage de Marlène s'était éteint. Une tristesse ravageuse avait embrasé le cœur et l'âme de Todd. Il avait mal dormi ce soir là. Mais dormi quand même car il lui fallait de la force pour haïr. Haïr comme seul les nouveaux orphelins savent le faire. Les pleurs s'étaient rapidement mués en une rage terrible. Une rage de vaincre. Il pensait au ciel et le bleu de ses fantasmes annihilaient rapidement ses faiblesses et ses peurs. Le ciel comme béquille. Le ciel en point de mire.

 Parfois, il s'appuyait à la fenêtre de son appartement géant. Lorsqu'il faisait suffisamment clair à l'extérieur, les quelques nuages épars laissaient entrevoir le ciel en face de lui. Des tâches bleues perdues entre les moutons gris. Ce n'était pas suffisant ; il voulait ce ciel infini, de toute part au-dessus de lui. Autour de lui. Un ciel sans frontière. Rien au-dessus de lui pour le condamner à baisser l'échine. Il voulait l'omnipotence du ciel en reflet de la sienne.

 Il vola son premier dossier à un collègue dans la semaine qui suivit ainsi que son carnet de clients juteux. Il falsifia le rapport d'un autre et l'erreur du pauvre homme coûta à celui-ci la descente d'une centaine d'étages plus bas. Son propre dossier en comparaison, une envolée d'une cinquantaine de studios.

 Il parlait à la Marlène de son esprit le soir. Elle lui contait comme elle était fière de lui. Mais elle ne pouvait plus rien comprendre. Elle qui savait à peine lire et écrire correctement. Elle qui s'était mariée avec un inutile ouvrier qui lui avait collé ce patronyme ridicule de Brol. Brol comme la camelote. L'homme sans valeur. L'homme qui ne contemplerait jamais le ciel.

« C'est une montre de Brol ( peut être n'avait-il jamais prononcé son nom de famille ? ) s'était moqué le numéro 2 de la grande entreprise en désignant l'héritage de son père au poignet de Todd. »

Todd avait rougi de honte. La montre avait dévalé les étages de l'immeuble en sens inverse. Par la fenêtre pour rejoindre les gros nuages noirs putrides et Marlène.

La rage. De vaincre. Voler. Mentir. Séduire. C'était une performance toute sérieuse que Todd maîtrisait parfaitement. Être meilleur ne suffisait pas, il fallait devenir le meilleur. Une dizaine d'étages le séparait encore du sommet. Essoufflé. Esseulé. Il n'avait plus d'ami. Il était craint. Seul. Il ne vivait presque plus dans l'appartement immense qu'on lui avait attribué depuis le début du mois de l'année de ses 30 ans. Assommé de travail, il ne retrouvait les murs en marbre blanc sécurisant de son habitat que très tard le soir. Les yeux perpétuellement rivés sur le plafond, il rêvait qu'il se crève et laisse entrevoir le ciel. Immense. A perte de vue. Une déchirure parfaite dans son existence de mur et de murs étouffants.

5 étages à présent.

Les numéros 3 et 2 écartés par quelques manœuvres intelligentes ( l'un avait fini pendu dans son studio suite à l'humiliation de son renvoi et l'autre avait sombré dans la boisson ) boosté par quelques excitants qui étaient devenus son quotidien, toute l'attention de Todd se focalisa sur le seul qu'il restait à abattre : le numéro 1. Cet homme qui était né, avait été pouponné dans les étages supérieurs et qui pouvait contempler à perte de vue le ciel et ses couleurs fantasmatiques.

Il l'avait poussé. De dos, quand l'homme contemplait le vide par la fenêtre de son bureau. Une tasse de café à la main. Il n'avait même pas eu le temps de refréner un hoquet de surprise qu'il avait déjà dévalé, comme la montre de Monsieur Brol quelques années plus tôt, les étages inférieurs. Il avait disparu au cœur des volutes empoisonnées des nuages noirs. Son corps s'était sans doute dissolu au contact de la pollution avant même de toucher le sol.

Et Todd Brol avait été propulsé n°1 de la Grande Entreprise.

Le GRAND patron de la Grande Entreprise l'avait accompagné pour emménager dans son appartement. Il était immense, sur la totalité du millième étage, décoré de moulures géantes et de luxueuses tapisseries dorées. Une piscine intérieure couvrait une large superficie d'un des salons de l'habitat. Une cheminée crépitait à côté d'une serre botanique verdoyante. A bien y prêter l'oreille, des chants d'oiseaux semblaient émaner du jardin luxuriant. Todd était aux anges. Le GRAND patron le suivait dans sa découverte du palais qu'il avait gagné par la sueur de son front et le sang sur ses mains. Il ne se rendait pas compte que les miroirs démesurément grands qui encadraient sa marche hâtive renvoyaient une image de lui qu'il n'aurait pas pu reconnaître. Le visage tiré, les yeux noirs, des cernes béantes. Le monstre Todd avançait au cœur de sa récompense. Vers la porte du balcon. Vers le ciel. Vers l’immensité du dessus.

La porte de la terrasse s'était ouverte. Le Todd usé s'était avancé d'un pas assuré et il avait levé la tête pour apercevoir le ciel mais un plafond de verre le surplombait. Derrière le verre opaque un ciment blanc et régulier emplissait tout l'espace. La tour continuait son envolée au-dessus de lui : des étages et des étages par centaines.

« Mais... Mais... qu'est-ce que c'est que ça ? Où est le ciel ? Avait balbutié Todd à bout de force.

- Le ciel ?

Le GRAND patron semblait sincèrement surpris.

- Je suis au millième étage ! Au dernier étage ! Je devrais voir le ciel au-dessus de ma tête !

Le GRAND patron avait éclaté de rire :

- Au dernier étage de votre rang mon bon ami. Il s'étend au-dessus de votre tête de plus grandes fortunes encore.

- Je ne comprends pas... J'ai travaillé... Je...

- Vous avez simplement atteint votre plafond de verre ! Félicitez-vous ! Vous ne pouvez pas monter plus haut !

- Mon plafond de verre...

Une grande claque sur l'épaule :

- Je vous souhaite une bonne soirée Monsieur Brol. »

Le Grand patron avait disparu. Todd s'était agenouillé. Il n'avait pas eu la force de pleurer. Le plafond qui le surplombait le dominait tout entier. L’engloutissait. Ratatiné sur lui-même ( plus petit qu'il ne l'avait jamais été ) il s'était demandé si la montre de son père et l'homme qu'il avait tué avaient eu le temps de contempler un bref instant le ciel dans sa totale immensité avant de périr.

Les fenêtres du millième étage sont encore toutes grandes ouvertes.

FIN

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