Où la vie montre son visage hideux

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Résumons : il est neuf heures du soir. Evelyne Grudeau a envie de sortir, ce qui n'est pas très prudent en soit pour une jeune femme dans sa condition. Quelqu'un lui a appliqué des sécrétions canines sur trois parties spécifiques de son corps. Elle descend dans sa cave pour prendre son vélo. A ce moment-là, quelques étages plus haut, Ange devient fou et mord son propriétaire. Il dévale l'escalier, se rue dans la cave, et agresse sauvagement Evelyne. Puis, il repart et retourne tranquillement à l'appartement de son maître. Il est maculé de sang. Tout paraît logique. Le seul hic, c'est qu'elle portait ces sécrétions. Quelqu'un les lui a appliquées, comme une sorte de parfum. Serait-ce sa colocataire ?

Je rentre dans le bureau de Richard et attrape le dossier médical d'Evelyne. Je le relis. Puis je décroche le téléphone et appelle l'hôpital où Nicole et elle sont suivies. Je demande au préposé de me faxer en urgence le dossier médical de Nicole Baratin. Je sais reconnaître un meurtrier au premier coup d'œil et Nicole n'en est pas une. Excepté si c'est pathologique. Une demi-heure plus tard, je reçois le dossier. C'est bien ce que je pensais : Nicole n'a jamais montré le moindre signe d'agressivité. Elle a la maturité d'une pré-ado. De plus, son handicap est un peu plus fort que celui d'Evelyne. Donc la probabilité que ce soit elle qui ai badigeonné Evelyne de sécrétions est très faible. Qui alors ?

Soudain, un élément me frappe. J'attrape en vitesse le dossier d'Evelyne et relis le passage de sa biographie détaillant qu’elle avait travaillé dans le cadre d'une insertion professionnelle pour handicapés dans un centre vétérinaire. C'est le lieu parfait pour trouver les sécrétions ! Je note l'adresse et me précipite vers ma voiture.

Il est deux heures du matin, je conduis à travers la banlieue de Méandres. Mes yeux sont quasiment fermés tellement je suis crevé. Mais je lutte. La vie d'un gars que je ne connais pas et que je n'aurais probablement jamais rencontré s'il n'avait pas eu un pitbull tueur est en jeu. Je suis trop con parfois.

La vétérinaire qui m'accueille n'a apparemment pas le réveil spontané. Pour être précis, elle est dans le pâté lorsqu'elle m'ouvre la porte, après que je me sois acharné une dizaine de minutes sur sa sonnette.

« Je viens vous poser des questions à propos d'Evelyne Grudeau.

- C'est trois heures du matin, dit-elle. Ca ne peut pas attendre demain ?

- Non, réponds-je fermement, m'imposant pour bloquer la porte du pied et force l’entrée.

- Vous êtes de la police ?

- Presque… Enquêteur professionnel. Evelyne est morte tuée par un pitbull. Je sais qu'elle a travaillé ici l'année dernière. J'aurais besoin d'information.

- Quelle horreur ! »

Elle reste silencieuse quelques instant. Mais elle se reprend.

- Elle n'a pas travaillé que l'année dernière. Je fais de temps en temps appel à elle pour des remplacements de courte durée. D'ailleurs, elle était ici toute la semaine dernière. »

Les pièces du puzzle se mettent en place.

« Quels types d'animaux soignez-vous ici ?, demandais-je en pénétrant dans le cabinet.

- De tout en fait, mais ma clientèle est principalement composée de chiens et de chat du quartier.

- Et je parie que c'est une période où beaucoup de chiennes sont en chaleur ! »

La véto me regarde surprise.

« Comment le savez-vous ?

- Juste une intuition, répondis-je modestement. Par rapport à ces chiennes en chaleur, comment les traitez-vous ?

- Nous leur injectons un médicament qui inhibe leurs hormones. Mais avant de l'administrer, nous devons mesurer et peser la chienne et, bien sûr, faire un prélèvement pour vérifier que la chienne est réellement en chaleur. C'est une opération assez complexe. Une erreur dans le dosage du médicament pourrait tuer la chienne.

- Evelyne intervenait-elle dans ce processus ?, demandais-je, de plus en plus intéressé.

- Bien sûr ! Elle était très douée pour toutes ces opérations ! Son handicap n'empêchait pas son amour pour les animaux.

- Question stupide : combien de « prélèvements » devrais-je faire pour avoir une petite bouteille de parfum remplie de ces sécrétions canines ? »

Effectivement, la question lui paraît plus que curieuse ! Elle en aurait eu les bras qui tombent s'ils n’avaient pas été aussi bien accrochés.

« Vous plaisantez ?

- Pas du tout, répondis-je de mon ton le plus professionnel, qui, apparemment, eut son effet.

- Une vingtaine je pense.

- Et combien de chiennes votre cabinet a traité la semaine dernière ?

- Au moins vingt... »

Elle fait la corrélation… Et en reste coite !

« Evelyne n'aurait pas fait ceci !, s'exclama-t-elle. Elle était sérieuse.

- Il n'y a rien de fanfaron à faire ça, répondis-je. Une dernière question : une fiole de parfum remplie de ces sécrétions canines pourrait-elle rendre un chien mâle dangereux ?

- Il deviendrait totalement fou, affirme-t-elle.

- Vous seriez prête à le déclarer devant une cour ?

- Assurément.

- Parfait ! Ce sera probablement nécessaire. Merci de votre aide, surtout à cette heure tardive... Sinon, avez-vous un remède contre les chiens très paresseux ? C’est pour mon chien.

- Un coup de pied au cul suffit généralement, me répond-elle spontanément. Au besoin, amenez-le-moi. Je chausse du quarante-trois. »

Elle me fait un sourire puis referme la porte. Un coup de pied au cul... pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Mais pour le coup, ça devra attendre. Je pense avoir conclu l'enquête. Il me reste juste à assembler les éléments. Mais d'abord, il me faut un café et une bonne douche.

Il est sept heures du matin lorsque je sonne à la porte de l'appartement de la victime. Nicole vient m'ouvrir, habillée en pyjama Barbie et avec des couettes.

« Encore vous ?

- Oui, j'ai encore deux ou trois questions à vous poser. »

Je force un peu le passage et entre dans l'appartement. Mon souvenir était bon : il y a une pile de magasines style 20 ans et de Jeunes et Jolies sur la table du salon.

« Ce sont vos magasines ?

- Non, fit-elle en l'appuyant d'un mouvement de tête. Ils sont tous à Evelyne.

- A votre connaissance, avait-elle un... »

Je cherche le mot le plus judicieux pour que Nicole me comprenne.

« ... amoureux ?

- Non, pas encore.

- Pas encore ? Comptait-elle en avoir un bientôt ?

- Ca, je n'ai pas le droit de vous le dire ! C'est un secret.

- Vous lisiez ces magasines avec Evelyne ?

- Oui, on a tout lu, toutes les lignes. On est experte maintenant en "technique de drague avancée". »

Ces mots sonnent tellement faux dans sa bouche ! Elle répète textuellement ce qui était écrit dans une de ces revues.

« Et je parie qu'une technique est d'utiliser un bon parfum pour séduire un homme ?

- Oui, c'est vrai !, répondit-elle excitée. Vous êtes expert en drague vous aussi ? »

Je lutte pour ne pas lever les yeux au ciel… J’ignore la question.

« Et je parie que Evelyne a voulu essayer cette technique. »

Nicole ne répond pas. Mais elle se mord les lèvres, preuve qu'elle ne veut pas trahir un secret.

« Vous n'êtes pas obligée de me répondre. Vous pouvez seulement dire 'oui' ou 'non'.

- Oui. »

C'est bête, mais ça marche. J’ai honte. Je sais : c'est pas très sport avec une handicapée mentale mais je ne recule devant rien lorsque la vie d’un homme est en danger.

« Et vous avez vu que les chiennes en chaleur du quartier avait des relations avec Ange, le chien de Benoît Carmadan ?

- Oui, approuve-t-elle encore.

- Et vous vous êtes dites qu'en vous badigeonnant de senteur de chiennes en chaleur, ça attirerait les hommes puisque ça marche avec Ange ? »

Nicole baisse la tête.

« Oui, fait-elle timidement, c'était mon idée. Elle est bonne, non ? »

Une envie soudaine de lui décrocher une superbe gifle me prend à la gorge. Mais je me contrôle. Cette petite n'a vraiment aucune idée.

« Et c'est Evelyne qui a essayé en premier, continuais-je. Elle a recueilli au cabinet vétérinaire des sécrétions des chiennes en chaleur, en a fait un parfum et...

- On a rajouté de la vanille, me coupe-t-elle. C'est meilleur.

- Vous avez ajouté de la vanille... Puis, avant-hier soir, Evelyne a mis son « parfum » et décida de sortir pour trouver un homme.

- Oui. Elle voulait aller au bar chez René. Il y a toujours des gentils jeunes hommes là-bas le soir. Elle était sûre que ça marcherait. »

Pauvre d'elle ! Même sans Ange, Evelyne n'aurait pas rencontré autant de succès qu'escompté auprès de la gente masculine !

Je sors mon téléphone portable.

« Richard, c'est Marcel. Tu peux faire libérer Benoît Carmadan. Son chien est devenu fou. Je t'expliquerais plus tard. »

Je remercie Nicole et sors de l'appartement avec un goût amer dans la bouche. La petite, trop incrédule, avait été victime de la presse pour adolescente. Quelle connerie !

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