Où Roussi me promène

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Mon chien Roussi n'a rien à envier à toutes les stars canines d'Hollywood. La vie qu'il coule est vraiment tranquille. A peine dérangé le matin par mon réveil, sorti cinq fois par jour par ma voisine Samira, automatiquement chef canin du quartier dû à sa taille, sa vie est facile. Et, respectant notre accord tacite, il ne me dérange pas outre mesure. Mais ce soir il m'agace. Je ne sais pas ce qu'il a mais il gratte à la porte et pousse régulièrement quelques aboiements rauques dont il a le secret pour que je plie à ses désirs. Il se comporte ainsi quelques fois, surtout quand une chienne de notre quartier est en chaleur. Mais, prenant les devant pour être le moins dérangé, j'ai établi avec mes voisins propriétaires de femelles canines un calendrier m'indiquant toutes les périodes de chaleur. Et quand je me réfère à celui-ci, il n'indique pas la date d'aujourd'hui. Et pourtant, il est pénible ! Le pire dans cette histoire, c'est que Samira est partie voir sa mère à l'hôpital et je ne peux donc pas l'appeler pour lui demander de le sortir.

Ne supportant plus ses simagrées, je me lève de mon fauteuil et vais dans le corridor pour enfiler mon pardessus et mes bottes. Prenons les choses du bon côté : une petite balade nocturne ne pourrait que me faire du bien. Surtout qu'il est onze heures du soir et que je n'ai pas encore mangé. J'en profiterai pour m'arrêter chez René qui tient le troquet du coin et prendre un chausson au fromage et un peu de poulet au curry. J'attrape donc la laisse de Roussi et l'accroche à son collier étrangleur. Gros comme il est, si je n'avais pas cet instrument magique, je serais invariablement traîné sur des kilomètres chaque fois que je me promènerais avec lui. Surtout que Roussi est un fugueur autonome : il part, et ne voit pas de raison de revenir, même pour retrouver un toit chaud et une gamelle pleine.

Nous voilà donc dehors, en pleine nuit, frigorifié par le vent du Nord, malgré les quinze degrés extérieurs. L'hiver à Méandres est toujours doux. La ville profite d'un microclimat que lui confèrent sa position dans le Sud de la France et un relief en bassin particulièrement avantageux, encore plus propice quand on se trouve au centre de celui-ci. N'ayant aucune idée où Samira emmène mon chien faire ses besoins, je le laisse guider. Nous commençons à remonter la rue, stoppés tous les vingt centimètres par une reniflade sur le mur ou un levage de patte urinatoire. Mais alors que nous tournons le coin de la rue, Roussi s'élance soudainement, m'allongeant le bras de deux ou trois centimètres. Tiré par la force de deux locomotives, je suis obligé de suivre en courant, pour ne pas lâcher la laisse et voir mon chien s'évanouir dans la nuit. Après une centaine de mètres de course, Roussi bifurque et s’engouffre dans un immeuble, en dévale quatre à quatre les escaliers qui mènent au sous-sol où s'alignent le long du couloir les caves de cette bâtisse. Roussi s'arrête devant la 13B. Il colle sa truffe dans l'interstice sous la porte et commence à essayer de la pousser. Mais contrairement à mon bras, la serrure de la porte ne cède pas. Voyant mon chien tout excité, je tends la main vers la poignée et ouvre la porte. Roussi s'y engouffre instantanément. Je fouille mes poches à la recherche de mes allumettes, en détache une du paquet et l'allume. J'entre dans la pièce, avance de quelques pas pour apercevoir Roussi la truffe collée au sol, et léchant le béton à terre. Quand il relève la gueule pour me regarder, son panache est couvert de rouge, ce qui dénote sérieusement de sa couleur blanc-gris naturelle. Je fais un pas de plus, et la scène devant moi se révèle comme peu commune.

« Roussi, arrête de lécher ça !, lui ordonnais-je. Recule ! »

Roussi s'exécute et vient s'asseoir à côté de moi. J'attrape mon téléphone portable, et compose un numéro rapide.

« Ici Bergot, me répond une voix à demi ensommeillée.

- Richard, je crois que tu devrais venir. Je suis 37 rue Vannier, un immeuble à deux blocs de chez moi. Amène tes gars. »

Je raccroche, attrape la laisse de Roussi et nous remontons dans l'entrée de l'immeuble. L'envie d'une cigarette me prend. Mais je réussis à bien la maîtriser. Après tout, voilà vingt ans que j'ai arrêté de fumer…

Une demi-heure plus tard, les gyrophares de deux voitures de police illuminent la façade de la bâtisse. Les flics sont déployés, la rue est à nouveau bruyante et les badauds sont présents. Tous les ingrédients d'une scène de crime sont réunis. Richard, enfin je veux dire Commissaire Bergot donne des ordres à son équipe aussi clairement et fermement qu'un chef d'orchestre. Il bat la mesure de la situation qui, selon une oreille musicale, représenterait un cha-cha-cha rapide. Roussi et moi sommes dehors. Nous avons été poliment priés de nous écarter pour « ne pas entraver l'enquête », comme il nous a été dit. Je m'adosse à un mur et je regarde la scène, impassible. Un gamin du quartier m'apporte la barquette de frites que je lui ai demandé d'aller me chercher. Je commençais vraiment à avoir faim ! Il est plus de minuit, et mon chien vient de découvrir un cadavre dans une cave. Ce n'est pas la soirée que j'aurais espérée.

Une demi-barquette de frites plus tard, Richard vient me rejoindre.

« Ce n'est vraiment pas très joli, déclara-t-il en arrivant. La pauvrette a dégusté. »

Je le regarde sans lui répondre. Ce que mon allumette m'avait fait entrevoir n'était déjà pas beau ; alors je m'épargne d'imaginer la scène en pleine lumière.

« Je présume que tu veux savoir comment je suis arrivé dans cette cave ?, demandais-je, déjà certain de la réponse. C'est Roussi qui l'a trouvée. J'étais en train de le promener quand il s'est élancé dans cette immeuble et descendu à la cave. »

Comprenant que nous parlions de lui, mon Roussi, affalé sur le trottoir, lève une paupière et nous jette un regard suspicieux. Ne voyant aucune réaction de notre part, il se recouche et le doux son de sa respiration se fait à nouveau entendre.

« Tu veux une frite ?

- Oui, merci, répondit Richard, qui pioche dans ma barquette. Je peux te demander un truc et m'attendre à une réponse honnête ?

- Essaie-toujours, répondis-je.

- Tu n'es pas sur une enquête en ce moment ? Cet événement ne fait pas partie d'une de tes histoires ?

- Non, cette fois-ci non, déclarais-je. Pour une fois où j'étais tranquille. »

Richard me toise du regard, mais ma mine fatiguée du soir doit lui inspirer confiance car il prend ma réponse comme argent comptant.

« Je t'appellerai demain alors, conclut-il.

- Et ma déposition ?

- Tu viens de la faire. Maintenant, rentre chez toi. »

 

Le lendemain, Richard me convoque au commissariat. La fille s'appelait Evelyne Grudeau, 32 ans, célibataire. Elle vivait au troisième étage de l'immeuble où je l'ai trouvée, et d'ailleurs, elle était dans sa cave. Elle vivait en colocation avec une autre femme, d'âge proche, et toutes d'eux étaient atteintes du « Syndrome de l'X fragile » à caractère léger. C'est une maladie qui rend les gens attardés mentaux, à cause d'un gène déficient. Un peu dans le style de Forest Gump, sauf que ça n'en fait pas des champions de ping-pong pour autant. La cause de la mort : hémorragie externe, à cause d'une blessure béante au niveau de la gorge. Les autres blessures : lacérations profondes au niveau de la poitrine et de l'entrecuisse. Probablement un chien de bonne taille, d'après le légiste. Donc, soit nous avons à faire à un dresseur détraqué, soit à une bête sauvage.

Alors que j'allais quitter le bureau de Richard, un policier entre et dit :

« Nous avons retrouvé le chien de l'agression. C'est le pitbull d'un locataire de l'immeuble. L'empreinte est identique et on a trouvé de la peau humaine sous ses griffes.

- Et le propriétaire ?, demandais-je.

- Un jeune homme de vingt-huit ans, étudiant en droit qui travaille dans une boulangerie pour se payer ses études. Pas de casier, pas de PV, rien. On l'a mis en cellule.

- Affaire résolue !, s'exclame Richard alors que le policier avait quitté son bureau. Encore un maître incapable qui n'a pas su maîtriser son pitbull. Appelez le véto pour faire piquer le clébard ! »

S'attendant à une réflexion de ma part, il est bien étonné de n'entendre aucun son sortir de ma bouche. Cette histoire m'intrigue. C'est sûr que l’agression par ce pitbull tiens la route, mais il y a un truc qui cloche et je sais lequel. C'est Roussi ! De mémoire, c'est le chien avec l'odorat le plus mauvais du monde. Pourtant, il a été capable de pister le meurtre depuis la rue. Quelque chose me dit qu’il manque un élément dans cette histoire. J'en fais part à Richard.

« Je pense que tu t'imagines des choses, tout simplement, répondit-il. Tu commences avec l'âge à être comme Colombo : tu penses toujours que d'énormes complots se cachent derrière de simples crimes.

- Néanmoins, si j'ai raison, ça risque de faire un patacaisse quand on apprendra que la police a classé en une demi-journée le meurtre d'une innocente handicapée mentale... »

Richard me jette son regard noir numéro deux. Comme si j’appuyais sur une aiguille dans son pied qu'il essayer, en vain, de retirer.

« Laisse le dossier ouvert vingt-quatre heures et attends pour la piqure. », demandais-je.

Il acquiesce du chef. Je prends mon pardessus et sors. Il faudra que j'aie une petite conversation avec le propriétaire du chien. Mais, en attendant, je vais refaire un petit tour dans l'immeuble.

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