Prologue

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Les morts, Romane a l’habitude de les côtoyer. Même en nettoyant sa table d’autopsie, il pense au prochain. À celui qui ne manquera pas de venir s’allonger sur le marbre pour un examen. Pour le moment, il dispose d’un peu de répit. Ou peut-être pas…

Des sons lui parviennent de l’extérieur. Un attelage s’arrête devant l’hôpital. D’abord un tintement de métal qu’il attribue au harnachement du cheval, accompagné de voix masculines et d’éclats de rire. S’ensuit un choc, suivi d’un grincement : on charge le corps sur la civière. Au moment où ils se mettent en chemin, le bois craque. Rien qu’à ces bruits, le légiste peut retracer leur avancée dans la cour.

Romane jette un coup d’œil à la montre coincée dans la poche de son gilet. Ils sont en avance. En fin de compte, cela lui convient. De cette manière, il aura le temps d’examiner chacun des cadavres avant d’être obligé de se replier dans sa chambre, chassé par le lever du soleil. Il a encore du mal à s’habituer à cette contrainte.

Son attention se dirige vers la table de marbre qu’il a nettoyée des résidus humains ainsi que du sang provenant du dernier corps étudié. Une bagarre entre gangs avait dû éclater, cela seul expliquait qu’il récupère cinq morts couverts d’entailles. Des combats au couteau, à n’en point douter. Rien de bien captivant. Juste une preuve supplémentaire de la folie humaine.

La porte de l’hôpital s’ouvre avec fracas, ce qui le tire de ses réflexions. Plus que le couloir à traverser et ils seront là. En heurtant le mur, le battant produit un bruit sourd. Nul doute que Renato travaille ce soir. Cet homme imposant, semble en permanence gêné par sa taille. En général, il garde ses mains dans ses poches quand elles sont vides comme s’il craignait de provoquer des catastrophes en les laissant à l’air libres.

– Docteur Monteville !

Quel besoin a-t-il de hurler comme un animal mené à l’abattoir ? Est-ce pour signaler leur entrée dans le bâtiment ? Si le vacarme qu’ils font n’est pas suffisant, le bruit de leurs chaussures qui claquent sur le carrelage gris devrait être un bon indicateur de leur progression entre ces murs.

Romane abandonne les linges souillés dans le seau. Son corps mince se redresse, sa main se tend vers la lampe à huile pour en pousser la luminosité. S’il omet de le faire, il sent bien le malaise qui saisit les convoyeurs de cadavres. Se retrouver dans un lieu sinistre, de nuit, entouré de morts alors que la lumière n’est qu’une lueur vacillante les effraye. Plus encore, lorsqu’ils ne parviennent pas à le discerner dans ce sous-sol humide. Certains ont sursauté, d’autres criés en le voyant surgir de l’obscurité.

Le légiste a déjà vu des assistants retenir leur souffle au moment de pénétrer dans la morgue. Et ce n’est pas son apparence qui va les rassurer. Lui, le petit homme, pâle comme la mort, la peau tirée sur les os qui se déplace en silence dans le noir.

Deux coups secs résonnent sur la porte, avant que le battant ne pivote en douceur. Sa remarque sur la politesse a été partiellement prise en compte. Bientôt, les brancardiers attendront son accord pour entrer.

– Docteur…

Le regard de Renato croise celui du légiste. Sa voix s’étrangle dans sa gorge. Derrière lui, Albin trépigne. Romane pose le doigt sur les lèvres, avec un air agacé. Le silence revient dans la morgue. Les deux employés retiennent leur souffle.

– Il n’est nul besoin de hurler. Je vous ai entendu vociférer alors même que vous étiez dans la cour. Cet endroit appelle le calme, en signe de respect pour les morts, murmure-t-il.

Les hommes baissent la tête. Mutiques, ils se toisent cherchant qui aura le courage de briser le silence.

– Renato, vu votre empressement, je suppose que vous avez une information importante à me transmettre. Je vous écoute.

En cet instant, son interlocuteur lui parait plus perdu qu’autre chose. C’est comme si passé l’enthousiasme du moment, ses mots s’étaient évaporés.

– C’est un mort, déclare Albin, tout en veillant à rester tapi dans l’ombre de son collègue. Il est…

Le légiste ne connaîtra pas la suite, envolée dans le silence de la morgue.

– Montrez-moi donc…

D’un geste, il désigne la table qu’il vient de laver à grandes eaux. Le mort y atterrit sans ménagement. Recouvert d’un drap blanc, on ne discerne que sa silhouette. Romane s’approche pour dévoiler le corps. Les deux hommes grimacent, mais ne peuvent détourner le regard, fasciné par l’atrocité. Torse nu, le cadavre expose sans scrupule l’intérieur de sa cage thoracique.

Le légiste fronce les sourcils puis s’avance. Son regard va de la bordure de la plaie à l’espace vide dans le corps. Il comprend qu’un organe manque. Ce qui le frappe davantage, c’est la rose d’un rouge profond nichée dans la poitrine de l’homme. Celle qui remplace son cœur.

L’attention de Romane se porte sur le cou du mort, où l’absence de blessure l’intrigue.

– Incroyable, n’est-ce pas docteur ? commence Renato. Je parie que vous n’aviez jamais vu ça…

– Je ne saurais en être sûr pour le moment. Restez là ! Ne touchez à rien !

Le légiste disparaît dans son bureau, un espace minuscule au bout de la pièce qu’il peut fermer à clé, afin de garder en relative sécurité ses dossiers. Lorsqu’il vivait à Chorem, la table de travail se trouvait en face de celle d’autopsie. Un léger sourire se dessine sur son visage en souvenir de ses débuts en compagnie de son mentor. Sa main se pose sur l’encolure de sa chemise. En dessous, il sent la chaîne d’or qui pend à son cou. Un des biens les plus précieux qu’il possède. Il ne s’en sépare jamais.

– On fait quoi ? souffle Renato à son collègue.

– On bouge pas. Il l’a dit. Moi, je prends pas le risque de faire une erreur. Ce type est effrayant. Y a un truc chez lui… Quelque chose de louche…

Romane soupire. Peut-être aurait-il dû préciser qu’il souhaitait le silence ? Comment réfléchir lorsque vos pensées sont parasitées par des bribes de bavardages insipides ?

Dossier en main, le docteur se reprend. Ses doigts agiles se mettent à fouiller dans ses rapports alors que son esprit se concentre sur la date à rechercher. Avide de se remémorer les détails consignés sur le corps, il parcourt les lignes qu’il a lui-même tracées. Chrisen est une petite ville, c’est pourquoi il se retrouve seul, la nuit à la morgue. Il n’a même pas d’assistant pour prendre des notes à sa place. C’est ainsi qu’il a débuté sa carrière, en rédigeant avec attention les dossiers de Victor. Il savait se montrer consciencieux et notait le moindre détail. Quelle chance le destin lui avait offert en lui permettant de rencontrer un homme aussi cultivé et curieux que lui. Sans celle-ci, il serait encore…

Romane chasse les ombres du passé. Il n’est plus temps d’y penser. Il a plus important à faire. Son attention doit être tournée vers le présent. Sa lecture lui rappelle le corps arrivé trois jours auparavant à la morgue, et son état. La cage thoracique avait été enfoncée avec violence. Des éclats de côtes brisées étaient allés se nicher dans le cœur et les poumons. À cette vision peu engageante, s’ajoutait une blessure à la gorge, déchiquetée comme si une bête sauvage l’avait attaquée. D’ailleurs, c’était peut-être le cas…

Inconsciemment, Romane laisse ses dents sortir comme s’il imaginait l’état du cou de la victime si ses crocs s’y étaient plantés. Sa mâchoire claque dans le vide, avant qu’il ne reprenne ses esprits. Il est tout à fait possible que cela soit l’œuvre d’un vampire. Sur le moment, il reste figé par cette révélation. Il hésite sur le comportement à adopter.

Lui qui ne rêve que de paix et d’oubli se retrouve face à un dilemme : doit-il tenter de découvrir le coupable par lui-même ou laisser les autorités faire leur travail ? D’un côté, cela ne le concerne pas et il risque de s’exposer inutilement. De l’autre, combien de corps viendront s’allonger sur sa table d’autopsie s’il ne fait rien ? Face à la force d’une créature surnaturelle, les policiers seront impuissants.

Reste une solution alternative : écrire au Bureau des Affaires Oubliées pour les informer de la situation. Il prendrait une mesure préventive pour lutter contre les meurtres sans s’exposer personnellement. Seulement, cela implique un risque important pour sa sécurité. Si jamais il recroise cet agent blond, celui-ci pourrait le reconnaître… Il fait taire ses angoisses. Ce n’est pas comme s’il était l’unique enquêteur existant…

Un instant, il reste immobile. Les seuls bruits qui lui parviennent sont ceux des hommes qui patientent près du mort. Il les chasse de son esprit.

Le légiste se sent très seul face à ses meurtres. Parmi ceux qu’il côtoie au quotidien, il ne voit personne à qui confier ses doutes. Une situation dont il est responsable à force de se mettre en retrait et éviter les autres.

Alors qu’il abandonne le dossier sur le bureau, sa main se saisit d’un porte-plume. Il ne peut laisser des personnes perdre la vie, au motif qu’il craint pour son confort personnel.

C’est décidé, il écrira cette lettre. Ensuite advienne que pourra. Mais avant, il va chasser ces deux malotrus dont les discussions résonnent dans le sous-sol. Quelle idiotie d’avoir pensé un instant pouvoir leur poser des questions. Il aurait fallu pouvoir compter sur leurs petits cerveaux, ce qui, vu le niveau de leur conversation doit être impossible. Se souviennent-ils seulement du corps qu’ils ont ramené, il y a trois jours ? Celui qui figure dans son rapport et qui lui laisse à penser que bientôt un troisième mort fera son apparition dans sa morgue.

Avec un peu de chance, la lettre arrivera avant que le malheur ne frappe à nouveau. Si tant est que le destin soit de son côté, ce qui n’a jamais été le cas jusqu’à présent…

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