1.5 - Le Borgne et l'Écailleux

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« À quoi ça ressemble un élan ? »

La première fois que mon père m'a raconté sa vieille histoire, je devais avoir six ans. À cette époque-là, nous discutions. Il m'étalait sa science, je buvais ses mots et ça avait l'attrait d'une conversation.

« C’est un ruminant de la famille des cervidés, m’a-t-il répondu, comme si j’allais y piper quelque chose.

— Un rumi-quoi ?

— Un genre de gros cerf, avec des bois très larges et aplatis.

— Des bois ? »

Il m’a montré une photo dans l’un de ses livres de sciences nat’.

« Les bois, c’est comme des arbres sur la tête ?

— Non Valda, ce ne sont pas des arbres. Ce sont des organes osseux caducs.

— Comme les trucs des romains ?

— Caducs, pas aqueduc. Ça veut dire éphémères. Les bois tombent et repoussent tous les ans.

— Bah oui, comme les branches sur les arbres. »

Il soupirait toujours, si je commençais à m’entêter contre sa logique.

« Tu vois, les bois des élans sont recouverts de velours. »

Plus j’y repense, plus je me dis que ça n’avait rien d’une conversation. Il croyait que je pouvais enregistrer sans interpréter, sans rêver, sans chercher à voir plus loin et plus joli que le monde. Il me prenait pour un magnétophone. Il tuait toute fantaisie dans l’œuf.

Mon père et son savoir imperméable, ma mère et son ego haut comme le Kilimandjaro, les amis que je n’avais pas et qui posaient trop de questions sans vouloir de mes réponses, les docteurs qui ne font pas mieux… Seule dans ma prison blanche, je me rends compte que je n’ai jamais vraiment discuté avec personne. Il y avait des mots, tout le temps, mais de l’échange, jamais.

Ici et maintenant, c'est moi dans ma tête, moi qui balaye le bureau des yeux sans écouter la psy, elle et les autres qui n'arrivent toujours pas à lire dans mes pensées. Il faut dire que, même moi, ces jours-ci, je ne me comprends pas vraiment. Entre les feuilles que je noircie, j'esquisse la vie que je n'ai pas.

À part dans la salle commune, je n'ai pas le droit de dessiner. On craint que je me scarifie sur les bordures des feuilles ou une connerie comme ça ; on veut m'avoir à l'œil tout le temps. Une infirmière passe et repasse dans mon dos, lorgne sur mes gribouillis. De temps en temps, son sourcil arqué ou un tremblement à la commissure des lèvres trahissent le jugement qu'en bonne professionnelle, elle ne peut pas exprimer.

Quand ça arrive, j'arrache mes torchons plus tôt que prévu. Je balance tout à la poubelle et je file m'enfermer aux toilettes. Je reste là, aussi longtemps qu'il le faut pour me calmer. J'essaye de ne plus me titiller la glotte pour si peu. À la place, je plie des animaux dans le papier hygiénique, mou, inoffensif ; des animaux qui n'y ressemblent pas vraiment, parce qu'ils sont flasques, se déforment, et finissent toujours noyés par la chasse d'eau.

Les jours où Miss Intrusive ne sape pas mon peu de motivation, je commence à inventer des histoires.

Je suis au Canada, moi aussi. J’observe les grands lacs au petit jour. Le mine du crayon mime les photos que je n’ai pas pu prendre : des mélanges d’oiseaux sans noms et des élans. Beaucoup d’élans. Ils me mènent la vie dure avec leur gros museau, leurs gros sabots. J’ai beau m’y reprendre, encore et encore, jour après jour, mon esprit n’en démord pas. Leurs bois ressemblent à des branches mortes. Aussi mortes que l’âme d’enfant qu’on m’a aplatie sous le nez.

Ça me frustre. Ça m’énerve. Je déchire les clichés que je ne prendrai jamais.

À cause de l’automne, de la pluie, de l’hiver, de la neige, du printemps, de la grêle, et des pluies qui reprennent, je finis par passer tellement d’après-midi dans la salle commune que je commence à la voir différemment. Parfois, j’imagine que c’est un jardin d’enfants où tous les marmots baragouinent encore des langages subjectifs. D’autres fois, je la regarde comme une ville avec ses petits quartiers, ses regroupements de bizarroïdes autour des mêmes activités. Il y a le coin des toxicos, tous en phase sous les mêmes médocs ; le baby-foot des sportifs, avec leurs balancements de pendules et leurs pas de danse dégénérés ; la table des percussionnistes où l’on tape au rythme des chaînes de clips à la télé ; le bar des sous-l’eau qui se cherchent des noises et s'envoient leur gobelets en plastique à la tronche ; le cercle des lavandiers, toujours en train de murmurer des ragots en tordant compulsivement les vêtements sur leur dos ; le salon des artistes qui gribouillent des soleils au feutre bleu comme des maternels daltoniens. Et puis, à part, il y a nous autres, les parias. Une femme qui fixe le plafond comme si Dieu lui parlait, le vieux borgne et moi.

Le Borgne, tout le monde l’appelle comme ça, même les médecins. À ce qu’on raconte, il déteste son nom. J’imagine bien pourquoi. Quand on te tape toute ta vie sur les doigts en t'interpellant, pour te répéter que t’es à côté de la plaque, à la ramasse, complètement toqué, tu dois être lassé de l’entendre. Refuser son nom, c’est un peu comme s’effacer et remettre les compteurs à zéro.

Le Borgne a choisi d’être quelqu’un d’autre, à sa façon. Pour moi, c’est un pirate qui s’est échoué sur le mauvais continent. Avec son cache-œil de travers et sa jambe traînante, on l’imagine sans peine à la barre de son brick, un perroquet sur l’épaule et un sabre à la ceinture. Il bougonne des mots qui n’ont pas de syllabes. Sauf la nuit, quand il s’échappe de son lit et frappe à toutes les portes en beuglant pour savoir qui a vu son trésor.

Au début, lui et son tapage nocturne me hérissaient le poil.

Et puis, un jour, j’ai admis la raison pour laquelle ce vieux bonhomme m'insupportait vraiment. C’était le deuxième dimanche du mois, le jour des familles, et la troisième fois que la mienne ne faisait pas le déplacement. Je me suis mise dans mon coin dans la salle commune, obligée de rester là, sous la surveillance du personnel qu’on avait, pour l’occasion, réquisitionné presque dans son ensemble. Comme les autres fois, je me suis retranchée contre la baie vitrée, j’ai regardé les gouttes courir sur le carreau, et j’ai parié dans ma tête sur celle qui gagnerait la course.

Larmichette venait de doubler Gougoutte et était en bonne voie pour voler la première place à Plocky, quand Le Borgne est venu se planter près de moi. À un mètre et demi peut-être, mais déjà trop près de ma bulle. Il a marmonné quelque chose d’inaudible, l’air de me demander ce que j’admirais dehors. Je n’ai pas osé répondre « La course des gouttes. ». Si même un fou comme lui m’avait jugée, je n’aurais plus osé ouvrir la bouche de toute ma vie. Je ne voulais pas prendre le risque. Alors j’ai feint de ne pas l’avoir entendu pour justifier de lui mettre un vent. Après, j’ai culpabilisé. Lui qui causait toujours tout seul prenait la peine de s’adresser à moi et mon silence devait lui paraître plus blessant que n’importe quelle moquerie. Même entre parias, on ne se soutient pas naturellement. On ignore comment s’y prendre.

Mal à l’aise, je me suis détournée de la fenêtre. Alors j’ai vu tout le monde attablé auprès des siens. Même l’adoratrice du plafond se trouvait tout d’un coup entourée d’une famille plus nombreuse qu’escompté. Il n’y avait plus que Le Borgne et moi, à l’écart. Deux solitudes incapables de s’annuler. À ce moment précis, je me suis rendue compte que je me contrefichais de ses beuglements à pas d’heure, de son trésor imaginaire, de son œil vitreux ou de son charabia habituel. Non, la vérité c’est que j’ai peur. Peur de cet isolement qu’il me renvoie en miroir chaque fois que je l’aperçois. Peur de ne plus réussir à franchir les barrières derrière lesquelles je me suis recluse. Peur de finir comme lui.

Depuis, chaque journée des familles, j’ai attendu qu’il vienne à moi, j’ai espéré trouver le courage de lui répondre cette fois. Mais il ne m’a plus abordée, et moi je n’ai pas osé. Aujourd’hui encore, je fais le pied de grue devant la vitre. Il ne pleut pas, alors je scrute seulement le parc, à la recherche d’un détail que je prétendrai captivant. Mais aujourd’hui non plus, Le Borgne ne se risque pas dans mon périmètre.

Il est assis à sa table à grommeler qu’on lui a volé je-ne-sais-pas-quelle babiole. Qu’est-ce que ça peut être, d’ailleurs, le trésor de ce genre de type ? Une caisse de whiskys ? Un poster dédicacé d’une star allemande des années 80 ? Un coffret collector de films X interdits à la vente ? Qui sait, peut-être des bijoux hérités, les médailles d’un ancêtre, un porte-cigares gravé du blason familial ! En fait, je pourrais juste aller le voir et lui poser la question.

Je pourrais. Pendant cinq ou dix secondes, j’y suis même presque résolue. Mais alors que j’hésite sur place, un drôle d’oiseau fait son entrée dans la salle commune et file tout droit s’asseoir à côté du vieux borgne. Il a son âge environ, la soixantaine passée, mais pas cette même bedaine, ni la barbe de dix jours. Lui est grand et long, rasé de si près qu’on le croirait imberbe. Il porte un costume atypique : tailleurs et mocassins en écailles intégral. Il a l’air d’un serpent. Il a l’air d’un ami.

L’Écailleux pose une main chaleureuse sur l’épaule du Borgne – quelque chose qui ressemble à de la franche camaraderie. Il lui parle, puis ils rient. Je ne l’ai encore jamais vu rire. La joie, l’amusement, la nostalgie, la tendresse : je peine carrément à croire toutes les émotions qui peignent coup par coup le visage du vieux fou. Bientôt, le voilà en larmes, toujours à déplorer la perte du mystérieux trésor. Aussitôt, l’Écailleux serre sa main sur la sienne pour le rassurer, et le Borgne s’apaise.

Est-ce que quelqu’un va venir pour moi aussi ?

Est-ce que quelqu’un me prendra la main quand je perdrai la boule ?

Les gouttes font la course sur mes joues à présent. Plocky, Gougoutte , Larmichette, pourquoi êtes-vous si amères ?

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