1.3 - L'Enfer blanc

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J'ouvre les paupières.

L'au-delà se résume d'abord à un picotement étrange ; un éblouissement du feu de dieu qui me brûle les rétines. Punaise, c'était pas des conneries ces histoires de lumière au bout du tunnel !

Je ne sens plus mon corps. Enfin libérée de cette chair de malheur !

Et puis la lumière se fane, et puis l'ombre surgit, silhouette céleste. Bientôt, un visage ridé de bonne femme en blouse blanche qui se penche au-dessus de moi.

Dans la même torpeur que les images du monde, ma chair revient à elle. Mon corps n'est qu'une grande plaie qui me lance de part en part. Je remue le bout des doigts. Le froissement d'un drap. Le mou flasque d'un matelas. Mes lèvres pestent :

— Eh merde !

Mais ma voix n'est même pas un murmure. En remuant, je sens la pointe d'une aiguille tourner dans mon bras. Sûrement une perfusion. Des tuyaux me sortent des narines. Une sonde respiratoire. Une lourde pince en plastique me mord l'index. Aucune idée de ce que c'est. Un autre tuyaux, plus épais, entre mes jambes. Je préfère ne pas savoir.

Toujours courbée sur moi, la face joufflue se creuse d'un large sourire, les cheveux tirés en arrière. C'est tout ce que mes yeux humides perçoivent de ma bourrelle : la satanée bouchère qui m'a ôté la mort.

— Bon retour parmi nous, jeune fille.

Quel Enfer !

Je reste étendue là longtemps, prisonnière du Blanc. Les murs blancs, les draps blancs, les blouses blanches des infirmières, mes propres cheveux blancs. Je suis comme allergique à la teinte qui me file comme des démangeaisons. C'est bien simple, le Blanc, c'est ma bête noire !

Je remue mes pensées.

J'enrage.

Mon suicide a foiré.

Quelques jours plus tard, je suis capable de m'asseoir. Les infirmières prétendent que je m'en tire bien et ne cessent de me répéter que je retrouverai vite l'usage de mes jambes si je reprends des forces. J'ai bien envie de leur rétorquer que c'est le dernier de mes souhaits.

Moi je ne rêve que d'une chose : que Sourire-Bouffi omette une foutue bulle dans ma prochaine perfusion, qu'elle se trompe de produit et m'envoie de la Javel en intraveineuse, que la rudesse du métier et son salaire de misère lui fassent péter un plomb et qu'elle m'égorge à grand coup de scalpel. Tout et n'importe quoi, pourvu qu'on m'achève !

C'est peine perdue. La grognasse en blouse blanche continue de me gratifier jour après jour de son sourire élastique, trois coups de doigts dans la seringue avant de fourrer l'aiguille sur le dessus de ma main, et de me ressasser encore et encore les mêmes foutaises d'encouragements.

Bientôt, on m'ôte les sondes et les perfusions. Commence alors un combat acharné entre les infirmières et moi. On me demande de manger. Je n'ai toujours pas faim. Je ne veux toujours pas vivre. Je me dis que c'est le comble d'insister pour que j'avale un repas aussi infâme que, même perdue en pleine mer, je préférerais probablement me nourrir de ma propre jambe que de cette bouillie d'hôpital.

Le temps passe, et je songe aux beaux jours, aux vacances. Les autres adolescents passent probablement du bon temps dehors, pendant que moi je moisis sous mes couches de plâtre. Certains jours, je me dis que j'aurais ma place dans un musée, entre les moulages et les vieilles momies. À cela près que moi, je respire encore sous mes bandelettes. Je passe mes journée à fixer le plafond, impuissante, quand je ne plane pas sous sédatifs. Dans mes délires somnolant, je deviens une goutte d'eau pendue sur une feuille à l'aurore, une aigrette translucide emportée par le vent, une poussière cosmique perdue dans l'anneau d'une planète que je ne peux pas atteindre. Dans ces moment-là, je me réjouis d'être si infime, de n'être presque rien. C'est là, entre deux sommes loufoques, que j'entrevois mon salut. Je décide de devenir si petite et si maigre que je me fondrai dans le décor ; invisible jusqu'à l'oubli, jusqu'à devenir fossile ; puis de tomber en miettes pour n'être plus que poussière et, enfin, de ne plus exister.

Les jours s'écoulent, je ne mange pas, les infirmières m servent en boucle les mêmes plateaux et les mêmes serments. De mes parents, je ne reçois qu'un appel téléphonique quotidien. Je peine encore à articuler, je ne le veux pas vraiment. Alors, ma mère meuble les quinze minutes de politesse d'anecdotes du quartier et de leurs voyages d'affaires. Mon père me lit le journal et, puisque je ne réagissait pas du tout à ses articles de bourse, il s'est récemment mis en tête de me faire la lecture des chroniques culturelles. J'imagine que je peux me réjouir : il n'a pas encore eu la chic idée de me réciter la nécrologie.

Bien consciente que ces banalités ne sont là que pour noyer le poisson, je les comprends, aussi. Je sais ce qui les retiens de venir à mon chevet. La peur. Ils ont toujours eu peur, d'abord de ma différence, ensuite de me connaître, maintenant d'affronter les conséquences de tout ça. Et, jusqu'au moment exact où j'ai sauté dans le vide, j'éprouvais à leur encontre la plus vive des rancœurs. À présent, tout m'indiffère. Mes sentiments ressemblent au blanc sale, pas tout à fait uniforme, du plafond quadrillé de l'hôpital. Mes émotions ne sont guère plus que des crottes de mouches sur l'enduit délavée d'une existence mal entretenue.

Et puis, un jour de merde, après trois semaines d'alitement, je touche enfin au but. Me voilà si maigre que c'est à peine si je peux me mouvoir. Face à tant de résistance, mes infirmières ont battu en retraite. Elles ont déposé les armes et m'ont remis en urgence la perfusion. Je l'ai arrachée par trois reprises. Déramais je me trouve même trop faible pour tirer dessus. Mes forces m'abandonnent, pour mon plus grand plaisir.

Je me laisse emporter, sereine. Je jubile, bien décidée à partir la tête haute, calée sur l'oreiller à mémoire de forme. Et puis, soudain, mon ventre tremble, mes viscères grondent, mon estomac me gronde dessus.

Pas possible ! … J'ai faim.

Dans la demi-heure qui suit, le sort pousse l'ironie à son paroxysme. Alors qu'on ne m'a plus présenté l'un de ces infects plateaux-repas depuis plus d'une semaine, Sourire-Bouffi passe la porte de la chambre avec son gros chariot et en dépose un sur la tablette, juste sous mon nez. Je fixe le ragoût. Pas de doute, ça a l'air à gerber ! J'ai beau me concentrer sur ce seul fait indubitable, ma bouche est comme attirée contre mon gré par la gamelle en carton.

Eh, l'instinct de survie, ça fait quinze ans que tu fais le mort pendant que je me fais tabasser ! Et c'est maintenant que tu te décides à sortir de ton cryo-sommeil ? Non, non, et non...

Par peur de céder à cette ignoble tentation, je balaye la tablette d'un coup de bras groggy et envoie valdinguer le plateau sur le lino.

Voilà ! Et maintenant...

Un nouveau grondement sourd ébroue mes intestins. Mes yeux vont et viennent entre les guirlandes de tubes qui me font passer pour le sapin de Noël au rabais de la Poste du coin et le ragoût, renversé sur le sol entre une pelote de cheveux et le pied croûté de rouille du lit dont les roulettes sont au chômage technique depuis au moins trois siècles. Et aussi répugnant que tout cela devrait sembler, je ne peux pas m'empêcher de penser au repas, les narines qui frémissent sous l’écœurant fumet.

Pourquoi je crève d'envie d'avaler un truc qui me révulse ?

Est-ce que je pourrais mourir d'une intoxication ?

Je me chercher des raisons, des excuses. La vérité, c'est que la Faim me tiraille. J'ai beau lutté, elle prend le contrôle.

Mon bras pataud se tend jusqu'à la perfusion. Mon poignet est si frêle que, pendant une seconde ou deux, je crois que mon poignet va se décrocher. Mais non. Je m'arrache pour la quatrième fois à la poche qui me nourrit. Aussitôt libre, mon corps se soustrait aux draps, roule à terre, rampe jusqu'au plateau. Ma bouche fond sur la bouillie et l'ingurgite sans que je puisse m'en empêcher.

La poignée crisse, la porte s’entrebâille. Le visage satisfait de Sourire-Bouffi rayonne de l'autre côté. Elle n'attendait que ça. Putain de piège. Elle assiste à ma défaite, ravie. Elle laisse la Faim me dévorer. Je la déteste !

Les jours qui suivent, la Faim tenace a raison de moi : je mange, je me remplume et je reprends les forces que je me suis évertuée à perdre. Bien qu'encore trop faible pour me tenir debout, un résidu de pulsion primale me rappelle à la vie. Et mon corps le suis, insensible aux suppliques de mon âme torturée. Toute ma chair est contre moi, tous mes organes liguées pour m'écarter inexorablement d'une fin tant désirée. À mesure que je me résigne, une étrange mélancolie me gagne. Je contemple la peau reprendre sa contenance, le squelette se raffermir, les articulations se décalcifier – et, de cette enveloppe, émerger ma prison.

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