1.1 - Valda

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Je m'appelle Valda Olsen, j'ai quinze ans, et aujourd'hui est un grand jour pour moi : je vais mourir.

Cela fait déjà un moment que j'y songe, sans oser m'y résoudre, sans trouver la façon la plus adéquate de tirer ma révérence. Je veux partir de mon plein gré, avec panache. Je rêve de la mort la plus grandiose possible. Aujourd'hui, j'ai pris ma décision.

C'est la journée idéale. Le soleil inonde la ville, le ciel est azur. Je ne peux pas mourir un jour de pluie ; les eaux emporteraient mon sang dans les égouts, en abreuveraient les rats. Et alors, que resterait-il pour colorer mon cadavre ?

J'ai revêtu pour l'occasion une tenue spéciale, quelque chose d'assez pompeux pour un événement aussi tragique que mon suicide. Une seule tenue adéquate : la robe de mariée de maman.

Évidemment, elle ne pouvait pas demeurer blanche. Le blanc est une couleur répugnante. Je veux dire, ce n'est même pas une couleur ! Jamais je ne me résoudrais à crever dans la pâleur fade de ces froufrous guindés... Un peu de peinture, et j'ai métamorphosé les jupons en un véritable arc-en-ciel.

Lorsque les voisins apercevront mon corps dégringoler le long de la façade, ils penseront voir un spectre de lumière glisser du firmament. Du moins, jusqu'à ce que mon crâne explose contre le macadam.... Maman sera furax, c'est sûr. Elle tient beaucoup à sa robe. Mais bon, elle pourra toujours essayer de m'engueuler ! Je serai déjà trop loin pour l'entendre !

J'espère que je ferai beaucoup de bruit en chutant. Je ne veux pas crier, je ne veux pas qu'on me croie lâche. La mort n'est pas une fin en soi, elle m'a tout l'air d'une délivrance. Néanmoins, il faut que mon corps fasse un vrai vacarme quand il cognera le sol, sinon mon suicide sera couvert par le bruit des postes de télévision. Le tragique de ma mort virerait dès lors au pathétique. Je veux que tous les voisins sortent et me contemplent, ensanglantée, les membres brisés, au milieu de la chaussée. Je veux qu'ils se disent : « Ah oui, je me souviens de cette petite. Elle avait une vie difficile ! ». Difficile, le mot est faible ! La preuve, ma vie est si désastreuse qu'elle ne vaut même pas la peine d'être vécue.

Malheureusement, avec mon gabarit, je ne ferai guère plus de bruit qu'une plume qui s'écrase sur le bitume. Aucun.

Cela fait fort longtemps que je ne me suis pas pesée. Mon reflet dans le miroir est suffisamment éloquent pour que je fasse l'économie d'une balance. Faute d'une meilleure idée, j'ai noué à ma taille une ceinture de grelots. Il ne me reste plus qu'à espérer que ma mère se trouvera près de la baie vitrée. Dès qu'elle découvrira sa robe imbibée de peinture et d'hémoglobine, elle poussera suffisamment de cris pour rameuter tout le quartier.

Mon habit de couleurs est fin prêt.

— Je l'enfile, et je saute !

La fenêtre la plus haute de la maison n'étant qu'au deuxième étage, il y a peu de risques que je trépasse durant la chute. Il est nettement plus probable que la collision de mon sac d'os contre la chaussée me soit fatale.

Je n'ai que la peau sur les os, pas un gramme de chair pour amortir les chocs. Je me briserai en deux avant même de m'en rendre compte. Et dans l'optique miraculeuse où je survivrais à cela, il y aura bien un dératé pour débouler sur l’avenue et m’aplatir en passant.

Une drôle de fierté me tord les lèvres. J'ai passé des insomnies à tout élaborer, à peser encore et encore le poids de mes derniers instants.

La robe est parfaite. Je tourne une dernière fois sur moi-même en me mirant dans la glace. Il y aura probablement toujours un imbécile pour trouver que je ressemble à un spectre, mais en cet instant je me sens comme une reine au sommet de sa gloire.

Me voilà sur le rebord de la fenêtre. Le doux soleil de mai me caresse les clavicules, et ma peau étincelle. Je m'imagine radieuse. J'expulse un soupir aussi las que béat.

— Un jour parfait pour quitter le monde !

Je me demande ce qui m'arrivera, lorsque je n'en serai plus. Mon esprit va-t-il sortir de mon corps pour se promener à travers les murs, comme dans les films ? Serai-je seulement encore là ? J'aimerais bien voir la tête qu'ils vont tirer face à mon cadavre ! Je me demande si mes parents pleureront, ou si quelqu'un rira...

Ceux qui m'ont poussée à pareille extrémité commenceront par hausser les épaules. Ce n'est que moi après tout, je ne manquerai à personne. Puis, avec le temps, peu à peu, les remords commenceront à les ronger, des cauchemars viendront les hanter. Ce pourrait-il que je sois capable de les hanter, moi aussi ? Dans ce cas, je leur ferai subir le centuple de ce qu'ils m'ont infligé.

Si la vengeance est un plat qui se mange froid, ma mort sera la plus glaciale de toutes. À force de me targuer de mort-vivant, ils auront fait de moi un vrai spectre vengeur. Qu'est-ce qu'ils diront, alors ? Est-ce que je l'entendrai ?

Tout défile dans mon esprit, comme un film mais en moins bien. Je les revois tous. Le sourire moqueur, le regard cruel. Bande d'idiots ! J'ignore à quand remontent les brimades...

Quand j'étais petite, je savais déjà que j'étais différente et, en très peu de temps, j'ai compris combien la différence s'avérait dure à vivre. Mes parents me regardaient peut-être de travers. Je me suis toujours dit qu'ils auraient préféré avoir pour fille une jolie petite blonde aux yeux bleus, comme Lottie. À la place, ils ont donné naissance à une gamine à la tignasse blanche comme la neige et aux yeux rougeâtres, aussi livide qu'un cadavre. Ça, au moins, ça ne leur fera pas un choc, quand ils me retrouveront à la morgue !

En ce temps-là, je pensais qu'un albinos était une personne originaire d'Albanie. En entendant le nom de ma maladie, j'ai d'abord cru avoir été adoptée. Plus tard, on m'a expliqué qu'il s'agissait simplement d'un déficit de mélanine. J'ignorais ce que ce mot-là désignait ; le fait est que j'étais blanche, plus blanche que les autres, et que je le resterai. Les causes m'importaient peu.

Les problèmes sont arrivés en masse l'année de mon entrée à l'école. Que voulez-vous répondre à une fillette qui vous demande pourquoi vous avez la même couleur de cheveux que sa grand-mère ? À une autre qui ne comprend pas pourquoi vous êtes toute pâle ? Du haut de mes trois ans, je n'avais rien à répondre. J'ai eu beau tenter d'expliquer mon problème, personne n'a vraiment saisi de quoi il retournait. Je me suis accommodée de la situation. Ça irait mieux après. En grandissant, mes amis se feraient à l'idée. Mais d'ici là, quels amis me restait-il ? Aux yeux de tous, j'étais une bête curieuse, une mutante à esquiver.

Je me suis consolée comme je pouvais, avec les mots des adultes qui me noyaient sous les récits de « gens comme moi », de tous ces albinos qui le vivaient très bien. J'ai dû admettre trop tard être moins bien tombée qu'eux. Concours de circonstances. Je suis née au mauvais endroit, au mauvais moment, dans le mauvais entourage. Pas d'amis à l'école, des parents déroutés et un peu dégoûtés, les enseignants qui ferment les yeux, les psy qui baissent les bras.

Mes camarades de classe, ceux qui auraient dû comprendre et m'accepter avec le temps, ont balayé l'empathie au profit de la moquerie. Dans leurs bouches, je suis le spectre, le mort-vivant. Je n'imaginais pas, au début, combien un surnom si anodin deviendrait blessant avec le temps, aiguisé chaque jour le long d'une nouvelle langue.

Mise au ban de la société par un vulgaire défaut de pigmentation, me voilà debout dans le cadre de la fenêtre, résolue à sauter. Qu'aurais-je de mieux à faire, à présent ? Les laisser me torturer indéfiniment ou continuer de sombrer dans l'anorexie ? Sincèrement, cette chute libre est la meilleure option qui se présente à moi.

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