Chapitre 10. (deux églises pour un seul mort, ça fait un paquet de cloches)

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L’olivier est mort le jour où le pauvre Kostas s’est pendu à ses branches. Il est encore debout, tordu au possible, mais aussi sec qu’une coquille de noix vide. Le terrain qu’il borde est abandonné aux herbes, je crois que personne n’eût l’idée d’y construire quoique ce soit, et encore moins d’abattre l’arbre, même cent ans plus tard. Aujourd’hui, au pied du tronc craquelé, les bennes à ordures des maisons voisines débordent de sacs en plastique bleu et du vrombissement des mouches ; elles attendent d’être vidées. Il y a toujours deux ou trois chats mal pelés qui s’en échappent avec des têtes de poissons dans la gueule, fiers de leur prise.

Si on s’approche suffisamment, on peut voir une trace sombre à l’emplacement de la corde, mais il me semble qu’elle s’efface elle aussi, comme toutes les vieilles histoires. Parfois je me demande ce qui pousse un village entier à conserver un arbre mort pendant un siècle, et ce qui fait qu’une maison où étaient nées trois sorcières fût rasée pour construire une villa de deux étages. Qu’est ce qui doit s’oublier et qu’est ce qui se garde sous les yeux pour éviter que d’autres Kostas ne se pendent aux oliviers ?

Le corps fût décroché par les hommes du village, alertés par la course effrénée d’Atropos, puis par les hurlements de Sophia. Voir son fils osciller au-dessus du sol était une chose impossible et elle s’accrocha aux jambes pour le secouer, hurlant de plus belle sur toute la bêtise de la terre qui avait élu domicile dans son crâne. Elle prit même un bâton pour lui taper dessus afin qu’il s’agite et descende, parce qu’elle en avait marre de ses chagrins d’amour et autres pleurnicheries. Elle lui frappait les bras et les jambes, elle battait le feuillage, comme on bât les oliviers à la récolte pour faire tomber les fruits. Quand elle atteignit la tête, des pétales de fleur rouge s’échappèrent de sa couronne de mariée, mais le garçon, aussi borné qu’une pierre, refusait toujours de descendre : il continuait de se balancer par le cou. Avait-on idée de désobéir autant à la femme qui l’avait fait naître !

Atropos regardait la mère frapper son cadavre de fils, et ce fut impossible pour elle de laisser son chagrin sortir. Le son mat de chaque coup venait lui percer les tympans, lui rappelant le claquement de la pédale du métier à tisser ; les insultes de Sophia grinçait comme les rivets qui soutenaient la toile de Lachésis. Une mère et une sœur, voilà ce qui avait tué son pauvre Kostas. Deux femmes aussi stupides que têtues, empêtrées de traditions et terrifiées à l’idée que les choses puissent leur échapper.

Elle se tenait là, la presque veuve, droite comme un cyprès et les phalanges serrées sur les lames de ces ciseaux. Elle les aurait volontier plantés dans les yeux de cette folle de Sophia qui rouait de coup le pendu, après tout, ils ne lui servaient à rien si elle refusait tant de voir l’évidence. Puis, encore chaud de sang, elle les aurait plantés dans les yeux de sa sœur pour qu’elle lève enfin le nez de sa toile de malheur. A elle aussi, ils ne servaient à rien si elle n’avait rien vu venir. Mais au lieu de cela, elle fut bousculée par les hommes du village qui éloignèrent la mère pour décrocher le fils, et de cette agitation, elle se sentit exclue, comme si son deuil pouvait se balayer d’un simple coup d’épaule.

Une fois Kostas libéré de sa corde et de la colère de Sophia, les autres femmes Sykélianos prirent les choses en main, et ce fut un soulagement que le garçon ait pris la peine de mettre son beau costume, c’était toujours ça de moins à faire. Bien sûr, il fallut l’épousseter un peu pour effacer les traces des coups de bâtons, mais pour des femmes aussi pragmatiques, c’était un geste appréciable. Elles notèrent aussi que certaines fleurs de sa couronne avaient été épargnées par les coups, c’était autant qu’elles pouvaient utiliser pour le cercueil. Finalement, pour un garçon que sa mère décrivait facilement sans cervelle, il fallait bien reconnaître sa prévenance. En quelques heures à peine, le corps était étendu sur la table de la maison des Sykélianos, les bras croisés sur la poitrine, paumes tournées vers lui, des fleurs tout autour, prêt à la veillée funèbre.

Comme la maison était située exactement entre les deux églises, les deux popes vinrent au chevet du mort qui officiellement ne s’était pas le moins du monde suicidé, mais avait succombé à un chagrin d’amour, une cause de décès parfaitement acceptable aux yeux du seigneur et qui n’empêchait aucunement un office religieux digne de ce nom. Mais nul ne savait où cette fameuse célébration se tiendrait, entre Aghios Varvaros et Aghia Eleousa. Les deux Popes s’ignoraient donc royalement, brandissant chacun sa belle croix dorée et psalmodiant une prière que leur barbe et l’écho de leur voisin concurrent rendait parfaitement incompréhensible. L’un à gauche et l’autre à droite du pauvre Kostas, ils haussaient la voix de temps en temps pour couvrir la litanie de l’autre et se renvoyaient la balle à grand coup de promesses de résurrection tandis que les proches venaient embrasser le corps et les deux croix des deux popes, ne sachant trop lequel choisir et gênés par les regards culpabilisant qu’ils jetaient sous leur sourcils touffus. Ils avaient d’ailleurs tenu l’un comme l’autre à apporter leur encensoir, et l’agitaient frénétiquement pour marquer leur liturgie comme un métronome brumeux. A force de secouer leur longue chaîne, le salon de Sophia Sykélianos fut rapidement aussi enfumé qu’un départ d’incendie. Les tantes et les cousins, les voisins et même les ecclésiastiques partirent en quintes de toux si violentes, qu’on eut peur d’en voir quelques-uns mourir étouffés. Il fallut évacuer la grand-mère et la maison entière, laissant le cadavre gésir sereinement sur la table.

Sur le trottoir, la pudeur que le défunt imposait vola en éclat et les deux popes commencèrent à se disputer ouvertement l’office de l’enterrement prochain. L’un affirmait que son église était plus proche, l’autre le contraire. Ils se mirent à arpenter les ruelles de Potamos en comptant les pas de la porte à leur clocher, forçant les enjambées dans une démarche ridicule, empêtrés dans leurs toges noires, afin de gagner quelques pas sur le voisin. Ils entraînaient leurs fidèles à leur suite : ceux qui logeaient au sud-est de la maison et qui fréquentaient Aghia Eleousa étaient partisans de compter les pas en passant par le long virage de la rue principale tandis que ceux qui habitaient au nord-ouest hurlaient au scandale, car depuis toujours, tout le monde rejoignait Aghios Varvaros en passant par le sentier qui traçait tout droit derrière la maison de Theodoros. Cela devait ôter 120 pas au moins au calcul. Mais la porte ! Orientée comme elle l’était, il était évident qu’elle s’ouvrait sur le clocher d’Eleousa ! Et les fenêtres alors, on en parle des fenêtres ? Elles donnent toutes sur Varvaros, on voit même son palmier. Parce que tu sors souvent par la fenêtre toi ? Parce que tu regardes souvent à travers les portes ?

Les deux popes se faisaient face, ventre en avant, s’assassinant du regard tout en faisant mine d’apaiser un brasier qu’ils avaient attisé à grand coup d’encensoir et d’orgueil. Ils écartaient les bras pour empêcher leurs ouailles d’en venir aux mains, tandis que les remarques et les insultes s’échangeaient d’un camp à l’autre. Ils se mettaient au défi de lâcher leurs ouailles sur celles de leur concurrent, à savoir lequel céderait le premier à son désir d’en découdre de manière plus concrète et pragmatique. Et même si cette scène n’était pas très orthodoxe, l’incident eut le mérite de faire oublier la mort du jeune Kostas.

Ce fut au moment où la petite foule semblait prête à se jeter sur les dalles de pierre qu’une petite silhouette rondouillarde passa au milieu en tenant par le bras une longue femme vêtue de noir et aussi pâle que l’aube. Atropos titubait et devait s’appuyer sur Clotho pour ne pas tomber tout à fait. Elle se faufilait entre les cris absurdes sans y prêter la moindre attention, toute à son chagrin comme si des années de frustration l’avait anesthésiée contre la bêtise humaine. Car il y en avait eu de la bêtise dans les rues de ce village, des traditions désuètes, des coutumes obscures, des usages démodés et ineptes. Elle avait eu sa dose de patience et de résignation, de soumission à la morale ou aux habitudes et de commérages dans son dos. Elle, la sorcière aux longs ciseaux, la plus terrifiante des Moires, la presque veuve noyée de chagrin, elle glissait sur les dalles comme sur la médiocrité de deux camps fratricides et d’une guerre de clocher à laquelle personne ne croyait vraiment. La plupart des hommes qui brandissaient le poing fréquentaient indifféremment les deux églises et avaient choisi le camp le plus proche d’eux sur le trottoir, plus motivés par le désir d’appartenir à un groupe que par conviction profonde.

Les deux femmes les fit donc taire par leur seule présence et certains ôtèrent leur chapeau pour saluer la pauvre amoureuse au cœur fendu. Elle entra dans la maison encore envahie de fumée, et vint embrasser son cher Kostas sur ses lèvres soulignées de sa fine moustache. Ce fut leur premier baiser. Puis Atropos déposa une pièce dorée sur chaque paupière, dans la plus pure tradition antique et qu’importe que plus personne ne faisaient cela, oui qu’importe, ils avaient fait d’elle une Moire, elle serait donc une Moire et une Moire se devait de payer le passeur pour son bien aimé. Ensuite, elle plaça sur le cœur du jeune homme une rose blanche de Corfou. C’était une belle fleur qui ressemblait à une églantine.

La guerre des popes trouva une trève dans le pragmatisme local. Si deux grands clochers veillaient sur le village, un seul cimetière abritait ses morts. Trois jours plus tard, les ecclésiastiques célébraient ensemble la mise en terre entre les stèles fleuries. C’était peu commun d’officier au grand air, mais le Christ lui-même n’avait-il pas prêché sous le soleil ?

Inspiration commune, pur hasard ou simple convergence statistique, ils choisirent les mêmes textes, les mêmes chants liturgiques. Leur voix de ténor et de baryton s’accordaient si bien, et portaient si loin, que l’assemblée regretta, un peu, qu’on ne pût avoir deux popes pour une seule église.

Ce fut une cérémonie grandiose. Les chants jaillissaient avec force des deux barbes foisonnantes ; le ventre des popes tremblait sous leur toge et le tissus flageolant semblait vibrer sous les trompettes des anges ; les sanglots marquaient le rythme dans des hoquets grandiloquents à vous perfuser la tristesse directement dans le coeur ; les lamentations des femmes étaient dosées à la perfection, la quantité exacte de trémolos et de vibrato pour servir de choeur aux voix de tête ; moins et elles auraient paru insensibles, plus et elles auraient sombré dans le ridicule ; un professionnalisme de la tristesse qui auraient fait pleurer le ciel lui même. Plus que grandiose, ce fut épique, une oraison de héros tragique, car oui, le pêché ultime du suicide balayé d’un haussement d’épaule commun, Kostas était devenu un héros sacrifié, une figure de mythe, un malheureux compagnon d’Ulysse retenu par Circée, Orphée incapable de survivre sans Eurydice. Mieux, sa mort deviendrait une leçon, l’exemple irréfutable que l’amour ne faisait que tuer les jeunes gens, et que le mariage devait rester une affaire d’adultes. Si cet idiot avait écouté ses parents, au lieu de tomber amoureux de la mauvaise soeur ! Avec des arguments aussi tangibles, avec un tel convoi d’émotions, il était devenu impensable de laisser les progénitures décider de leur devenir. Trop risqué. Après, ça finit pendu ! Il ne s’est pas pendu voyons, il a trébuché de l’arbre ! Ah oui, c’est vrai. Il faisait quoi déjà dans l’arbre ? T’occupes, des trucs d’amoureux ! Tais-toi et écoute, c’est beau !

Oui, c’était beau. Cette pudeur hypocrite qui se mêlait à l’ostentatoire de la cérémonie, c’était beau d’une certaine façon. De ne pas vouloir croire que le malheur était déjà là, que le drame de Kostas n’était que le premier d’une longue liste, c’était beau. Ce spectacle de cirque orchestré de main de maître sans aucune concertation sinon l’inertie des traditions et la volonté commune de se disculper était parfaitement inutile, mais terriblement touchant. Car le cœur des hommes est ainsi fait que le doute restera toujours insupportable. Qu’importe qu’on se mente, qu’importe qu’on se voile la face, on le ferait mille fois pour ne pas voir ce qui se précipite à nos portes et dont nous sommes responsables. Et le village entier préférait se raconter toutes les histoires du monde plutôt que d’entendre, dans les moments de silence et de recueillement, glisser entre les tombes froides, le claquement sec du métier à tisser.

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