Chapitre 8. (parce que les filles ne s'élèvent pas comme les brebis)

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Les semaines passèrent dans la répétition des gestes et le claquement de la pédale, les fils tendus au possible, à rompre presque, dans une tentative désespérée et aveugle d’éviter que le dernier lien qui unissait les Moires ne se rompît à son tour. Lachésis travaillait chaque jour, indifférente aux suppliques d’Atropos et aux émois de Kostas, méprisant les cadeaux que les autres garçons du village déposaient à ses pieds. Elle luttait à grands coups de pédale contre la force du destin. Oh, elle les entendait, tous à médire sur elle et son cœur de pierre, le dos tellement voûté sur son métier qu’elle finira bossue comme une vieille bourrique. Elle savait que Le Militaire œuvrait en cachette de sa langue fielleuse, toujours prompt à haranguer les marieuses, les investissant d'une mission quasi-divine dont le but glorieux aurait pour effet de remettre la sorcière à sa place. Elle les voyait ces commères qui s’échappaient de sa toile pour partir vers la colline, remonter la rivière vers Pélékas ou la descendre vers Alikes. Elle savait qu’elles cherchaient le père et qu’elles le trouvèrent sur la plage de l’embouchure avec ses brebis dans le sable, les savates sous la nuque en guise d’oreiller et les jambes croisées l’une sur l’autre. Voilà à quoi il passait ses journées, le pâtre, au lieu de s’occuper de ses filles, à faire la sieste à l’ombre des arbres ! Remets tes papouzia à tes pieds au lieu de dormir dessus et va régler cette affaire de mariage !

Les femmes lui cassèrent tellement les oreilles, qu’il laissa ses brebis sur place et fila droit vers la maison de ses filles pour y remettre de l’ordre. Armé de son bâton de berger, il gravit le chemin qui menait jusqu’à la terrasse et surprit les garçons, veste tombée et bras de chemise retroussés en train de fumer à l’ombre d’un figuier, bien contents de délaisser les champs pour quelques parties de cartes à l’ombre ; tous sauf Kostas droit dans son costume trop court et trop large, son éternel bouquet de roses blanches dans la main, — à se demander d’où il pouvait bien les sortir ses fleurs et s’il n’avait pas ratissé tous les rosiers de l’île. Il conservait le sérieux des amoureux investis d’une mission suprême. Qu’y avait-il de plus important au monde que la passion dévorante dont son cœur souffrait ? Oui, bon, atterris un peu petit, si tu t’envoles chaque fois qu’une fille te regarde, tu vas vite te prendre un arbre !

À l’arrivée du pâtre, les autres prétendants se redressèrent d’un coup comme des belettes apeurées, écrasant précipitamment leurs mégots dans l’herbe sèche, au point de manquer de faire flamber la colline tout entière. Ils se mirent alors à danser sur place et à piétiner le sol pour éteindre les flammèches, jusqu’à ce que le père les aspergeât d’un seau d’eau qu’il balança volontairement sur leur pied plus encore que sur le début d’incendie. Et si le vieux ne dit rien, il n’en pensa pas moins. Devant des lames si peu affûtées, il se voyait mal forcer la main de sa fille, surtout que la plus réticente était aussi la plus maline.

Le pâtre était un homme simple. Il aimait ses brebis parce qu’elles le laissaient faire la sieste et le temps de lire. Il lisait beaucoup le pâtre, peu de livres certes, mais qu’il relisait souvent, et chaque fois il en sortait quelque chose de nouveau. Il aurait pu ainsi faire des thèses entières sur Sénèque ou Ovide, et tenir trois jours de conversations sur Spinoza. C’était des livres qu’il prenait le temps de mâcher et de remâcher au son des cigales, et dont il ne se lassait jamais.

Il aimait ses filles, car elles étaient comme ses brebis : elles le laissaient faire la sieste et le temps de lire. Quand un père se retrouve seul avec trois gamines, si elles se taisent et s’occupent d’elles-mêmes, pourquoi donc leur casser les pieds ? Il avait bien entendu deux trois rumeurs sur les trois sœurs, il avait aussi bien rigolé de voir tout le village défiler avec des bébés dans les bras. Il avait depuis longtemps pris le parti de laisser de côté les bêtises des hommes, préférant de loin la compagnie de leur intelligence. Mais lorsque cette bêtise venait le déranger pendant sa sieste, ça avait le don de le mettre en rogne.

Alors il rentra en bourrasque dans la maison et tenta pour la première fois d’intervenir dans la vie de Lachésis comme il le faisait avec ses brebis — puisqu’il ne connaissait rien d’autre — c’est-à-dire à coups de sifflet et de bâton. Quand il leva la main sur elle, prêt à frapper, elle s’interrompit et regarda son père dans le silence soudain du métier à tisser. Il y avait tant de calme et de patience dans ce regard que le bâton du pâtre retomba mollement sur le sol, vaincu par la certitude que battre sa fille comme si c’était une chèvre ne la ferait pas avancer plus loin. D’ailleurs, comment lui donner tort avec la brochette de nigauds qui faisaient le piquet à sa porte ?

En sortant de la maison, les yeux suppliants d’Atropos et l'air stupide de Kostas firent tout de même de la peine au père, mais cela ne changea rien à l’affaire : Lachésis se marierait quand elle le voudrait. Et elle le voudra quand au juste, ta princesse de fille ? Vous avez qu’à lui demander toutes autant que vous êtes au lieu de me faire chier ! Mais à quoi tu sers ? À garder les brebis, c’est mieux que de garder les crétins ! Si vous voulez qu’elle aille à l’autel, vous avez qu’à lui trouver un mari qui ressemble à quelque chose ! Et on va le trouver où celui-ci ? Clotho et sa tête de caillou a bien réussi à se dénicher un époux sorti de nulle part et plutôt bien bâti, preuve que les miracles, ça existe ! Les miracles, c’est comme la foudre, ça ne tombe pas deux fois au même endroit ! Eh ben va prier alors ! Clotho s’est bien débrouillée sans vous, ça vous fera pas de mal de vous occupez de vos fesses flasques au lieu de venir emmerder les braves gens !

Évidemment, les femmes n’en restèrent pas là. Particulièrement les femmes Sikélianos, véritable procession organisée sous la coupole d’une Sophia qui n’en pouvait plus de voir son fils maigrir à vue d’œil tant il était malheureux, à croire qu’il allait finir par s’effacer. Elles allèrent voir les popes des deux églises, Aghios Varvaros et Aghia Eleousa, qui tentèrent par tous les moyens d’esquiver cette équipe d’entremetteuses en croisade, tentant de rappeler que marier une sorcière, qui plus est de force, n’était pas franchement l’idée du siècle. Si en plus elle venait d'un militaire, ça risquait pas de la rendre plus brillante ! Ils avaient toujours eu le cerveau enfumé d'honneur, de fierté ou de gloire, ces gens-là, et plus ils avaient de médailles, plus ils tenaient à tout ce qui ne servait à rien, surtout pas à vivre tranquillement.

À force de prières fort bruyantes et de supplications divines répétées à longueur de journée, les popes parvinrent à se débarrasser des pleureuses en leur suggérant d’aller chercher l’élu en ville ou dans les villages de pêcheurs.

Cela dura des mois. Les femmes Sikélianos dénichaient chaque fois un nouveau benêt qui acceptait de faire la route à dos d’âne dans l’espoir de trouver facilement une femme à défaut d’une femme qui aurait été facile. Et chaque fois, Lachésis restait les yeux perdus dans son motif, vissée littéralement sur son siège, incapable d’abandonner son métier à tisser. Elle forçait sur les fils contraires, désespérée par l’ampleur de sa tâche autant que par sa propre solitude, terrifiée à l’idée que sa petite sœur quittât elle aussi le berceau des Moires. Et la toile entière tirait, vers cette chute effrayante qu’elle retenait de toutes ces forces.

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