Chapitre 16 - Les Douves

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Le lendemain, Liv se lève avec une mémorable gueule de bois. Qu’avait dit le neuromaticien déjà ? "sobre pendant quelques mois". Au temps pour elle. Comment s’est terminée la soirée ? Comment est-elle revenue dans le dortoir ? Rien que d’y penser lui vrille le crâne. Et la journée est bien entamée : ses camarades ont déjà filé. Heureusement son paquetage est prêt de la veille. Elle trouve dessus une série de polaroïds, un message et un cachet, qu’elle saisit après un moment d’hésitation honteuse.

Cinq clichés, cinq souvenirs des Sigma-6. Trois photos de groupe, une photo d’elle endormie la bouche ouverte sur le canapé, et enfin, une inconnue dans un haut corail qui pose une bise appuyée sur sa joue. Dans sa tête, c’est le trou noir. Sur la note, un message d’au-revoir de ses camarades.

Liv inspecte ses yeux mi-clos injectés de sang dans le miroir des sanitaires, puis avale l’antalgique salvateur. Tandis que son corps se bat sous une douche brûlante pour évacuer le mal par tous ses pores, son esprit vagabonde. La journée de la veille lui a paru interminable. Ses implants ont certes été réparés. Mais tout ce qui s’est passé entre temps est flou. "Un effet de l’anesthésie et de la chirurgie cérébrale" a assuré le chirurgien de catalogue. Sauf que cette explication sonne faux. Elle essaie de monopoliser un éventuel flux vidéo de secours, mais rien. Rien d’autre que le vide laissé par la destruction de son rocher de stabilité, ses amis, son escouade.

***

Lorsqu’elle passe la porte de la caserne et s’engouffre dans le glisseur-taxi, c’est un mélange de nostalgie et de relents d’alcool qui l’assaillent.

J’ai vraiment un problème, bordel.

A mesure que son chauffeur s’approche de la lisière des Douves, la luminosité baisse, comme dévorée par les mégatours. L’enceinte du no man’s land émerge peu à peu au-devant. L’ouvrage historique qui ceint le cratère des ruines d’Arcadia. Une paroi de vingt mètres de béton à perte de vue, occultant aux habitants de Megacity-17 les restes de la cité volante et les bâtiments délabrés. Aux pieds de la muraille, les campements des plus pauvres : des maisonnettes bricolées, excroissances bétonnées, verrues architecturales adossées au rempart qui sépare la civilisation de l’enfer. C’est là qu’elle a grandi.

Le glisseur la dépose à l’entrée de la favela, visiblement peu enclin à aller plus loin. Au moment de descendre, elle se retourne et toque contre la vitre.

  • Vous devriez vérifier le compresseur cryonique, l’anti-grav’ arrière gauche fait un drôle de bruit.
  • Heu. Merci ! répond le chauffeur. Vous êtes du métier ?
  • Plus ou moins. Mais vraiment, faites-le.

L’odeur caractéristique des bidonvilles, mélange de crasse humaine, de rouille et d’huile, ravive comme chaque fois ses souvenirs de jeunesse. Liv n'est pas revenue depuis presque six mois, pourtant de nombreux enfants en haillons l’accueillent avec une palpable euphorie. Elle est celle qui a réussi, qui s’est extirpée des Douves. Même si les forces de Central n’ont pas bonne presse en ce lieu, l’enfant prodige n’en a pas pâti. Elle suit machinalement le chemin qui l’amène à la porte de la cabane où elle a grandi avec ses quatre frères et sœurs, et toque fermement contre la tôle.

Sa sœur aînée lui ouvre.

  • Salut Olive, tu t’es décidée à revenir nous voir ?
  • Arrête avec ça, tu sais très bien que je peux pas venir quand je veux. Comment vont-ils ?
  • L’état de mam’ se dégrade, l’air toxique du coin ne doit pas aider.
  • Et ti’Beck ?
  • Il s’est fait quelques copains à la Source, je l’ai surpris à sourire plusieurs fois.
  • J’ai quelques jours avec vous, mon unité a été dissoute, je suis en attente d’affectation.
  • Mais tu seras payée quand même ?
  • Ouais, t’inquiète. J’ai ramené quelques médocs pour mam’.
  • Tu pues l’alcool, tu ne devais pas arrêter ?
  • Occupe-toi de ton cul, Jenn.

Liv passe enfin le pas de la porte et traverse le taudis derrière sa sœur.

  • On a installé les jumeaux dans ta chambre, comme tu n’étais plus là, tes affaires sont dans celle de Beck.
  • Vous auriez pu m’attendre !
  • On sait jamais quand tu reviens.

Liv jette son paquetage dans sa nouvelle piaule et s’affale sur ce qui est devenu son lit. Le sommier sans âge s’enfonce dangereusement, soulevant une volute de poussière. Le bazar de son atelier a été compacté dans quelques cartons. Toute sa jeunesse, le début de sa vie, réduits à quatre minuscules cubes marrons. Elle ravale sa fierté puis vient au chevet de sa mère.

  • Bonjour mam’
  • Livia, baby girl ! Quel plaisir de te voir, lui répond-elle dans un effort surhumain.

Une toux grasse la fait convulser. Liv saisit sa main.

  • Comment tu te sens ?
  • Pas bien, mais pas pire qu’hier ou que le mois d’avant. Ils t’ont laissée sortir ?
  • J’ai quelques jours de repos.
  • Payés, au moins ?
  • T’en fais pas pour ça.

La mère tousse de nouveau.

  • J’ai ramené tes médicaments. Tu as besoin d’autre chose ?
  • Otto devait faire une nouvelle jambe pour ti’Beck. Est-ce que tu pourras aller la chercher ?
  • Sans problème, j’avais l’intention d’y passer demain de toute façon. Ils sont où les jumeaux ?
  • Surement en train de traîner vers le confiseur, ou peut-être vers l’Epave.
  • Tiens, avale ça, dit Liv en lui présentant un cachet et un verre d’eau à la transparence très discutable. Repose-toi.

Dans la pièce de vie, Liv retrouve sa sœur faisant mine de s’affairer à quelque chose d’important. Dès qu’elle l’aperçoit, elle stoppe son action.

  • Quelles sont les nouvelles d’en haut ? demande Jenn.

Liv s’adosse à un mur les bras croisés.

  • On a perdu un membre de l’escouade dans une mission secrète. Pop, tu te rappelles ? Je t’en avais parlé plusieurs fois. Une vraie crème, tu l’aurais adoré.

Elle marque une pause, comme pour encaisser le coup.

  • Une nouvelle est arrivée pour le remplacer il y a pas longtemps, un peu coincée mais sympa. J’ai été affectée à l’encadrement de la marche des droits des mutants il y a quelques semaines, ça s’est bien passé. Puis on a mis les pieds dans une enquête véreuse qui a dégénéré. J’ai passé deux jours dans le coma. Et la sergente a été gravement blessée, mais l’équipe médicale l’a remise sur pieds.
  • Tu fais pas les choses à moitié, toi. Rien de grave ? Tu peux continuer ?

Liv se remémore les propos du neuromaticien, et omet volontairement son passage à Teratech.

  • J’ai besoin d’un peu de repos, c’est pour ça qu’ils m’ont mis en permission. Hier, une sénatrice s’est faite tuer sur le lieu de notre intervention, ça a bien mis le bazar. Après ça a été plus compliqué, mon chef a disparu et Central a décidé de séparer l’escouade.

Sa sœur entreprend de fouiller dans un placard.

  • Tu veux une bière de fougère ?
  • T’as pas un truc plus soft ? J’ai encore mal au crâne.
  • On n’est pas au bar ici ! Hou hou réveille-toi, c’est la binouze ou la flotte.
  • Donne la bière, alors.
  • Tu as vu Otto, déjà ?
  • Non je viens juste d’arriver. Mam’ veut que j’aille y récupérer une jambe pour ti’Beck.
  • Tu pourras jeter un coup d’œil au purificateur ? je crois qu’il est retombé en panne.
  • T’abuses, je suis en perm’, Jenn.
  • Il y a que toi qui sais faire.
  • Je regarderai demain. À la tienne.

Les bouteilles de breuvage tiède s’entrechoquent, puis les deux sœurs sirotent en silence.

  • Tu restes combien de temps ?
  • Jusqu’à ce qu’on me contacte, je sais pas trop.
  • Tu pourras acheter à manger ? On n’a presque plus rien.
  • Bien sûr, soupire Liv. Ce que j’ai envoyé la semaine dernière n’a pas suffi ?
  • Les jumeaux bouffent comme des ados maintenant. On y arrive juste.

Liv finit sa bière les yeux dans le vague. Chaque visite dans les Douves lui rappelle comme la vie est dure pour les laissés pour compte.

  • Je vais faire un tour. Tu as besoin d’autre chose ?
  • Un détergent quelconque pour les draps de mam’.
  • Ok.

À la porte du taudis, Olivia marque un temps d’arrêt. L’effervescence chaotique des Douves n’a rien à voir avec les couloirs aseptisés de Central ou les rues entretenues de Megacity-17. Les aires goudronnées sont rares, on y marche le plus souvent dans la poussière. Coincés entre l’ombre des mégatours et le mur, quelques centaines de mètres de logis en matériaux récupérés, des bicoques d’un ou deux étages, des néons grésillant et des enseignes délavées. Les échoppes de street food hèlent le passant à chaque pas. Il y fleure bon la friture et le sucre de mauvaise qualité.

  • Hé Olive, viens voir !

A peine émergée, déjà interpellée. Elle tourne la tête vers un voisin qui agite ses bras dans son échoppe de fortune.

  • Tu peux me dire ce qui marche pas sur ce réhydratateur ?
  • Salut Gondrick, tu as récupéré ça où ?
  • À la décharge, le transporteur de la tour de Mister Weavy a déposé une cargaison.

Elle inspecte le petit électroménager oxydé, emprunte un voltmètre, marmonne quelques mots puis assène sa conclusion.

  • A première vue, tu as un circuit défectueux ici au niveau du régulateur d’humidité. Ce condensateur me semble cramé. Peut-être qu’il y a autre chose, mais tu devrais tester ça.
  • Je peux le remplacer par un de ceux-là ? demande-t-il en lui poussant un circuit imprimé sous le nez.
  • Celui-là devrait faire l’affaire, répond Liv en pointant du doigt un des cylindres argentés.

Gondrick fait un aller-retour éclair dans son arrière-boutique et donne à Liv un objet emmitouflé dans un tissu crasseux.

  • Pour le service !

Sans prendre le temps de regarder ce qu’il lui a refourgué, Liv prend le chemin vers la Source. À cet endroit une conduite sort du mur, et déverse une eau quasi-pure dans une dépression d’une vingtaine de mètres de diamètre. Le point d’eau est devenu un lieu de ralliement pour les habitants du quartier. Les anciens se sont empressés d’y aménager un espace de baignade, des réservoirs pour stocker l’eau potable en prévision des saisons sèches, et un drain bétonné pour le trop plein des jours de pluie. Des cris d’enfants attestent de la proximité de sa destination. Elle appuie son épaule sur le montant de la dernière cabane en préfabriqué pour observer avec nostalgie ses frères s’ébrouer. Les jumeaux ont bien grandi. Ti’Beck est assis sur un bloc de béton non loin d’eux et fixe l’eau les yeux dans le vague.

  • Olive ! crient en chœur les deux jeunes hommes.

Il se précipitent dans ses bras.

  • Salut Beck ! lance-t-elle avec son bras levé.

Il tourne sa tête vers elle avec un air désabusé, puis plonge à nouveau son regard dans les ondulations de l’oasis.

***

Des exclamations interrompent la scène de retrouvailles. Non loin de là, une escouade de cadres a fait irruption dans la favela. Les gardes en armure encerclent une habitation. Liv sollicite le flux de Central dans ses holocornées pour identifier l’intervention : vol de matériel médical. Après avoir envoyé ses petits frères en sécurité, elle s’approche prudemment des exos. Les mouvements nerveux des soldats trahissent une certaine fébrilité. Un caillou vole et percute l’armure du plus excentré.

  • Dégagez les corned-beef !

Ce dernier se retourne, puis une rafale violente crépite sans sommation. Plusieurs cris d’effroi résonnent quand l’attroupement se disperse. Liv aperçoit plusieurs taches de sang dans la poussière. La brutalité des soldats et le déséquilibre de force la projettent dans un flash-back irrépressible. Elle se revoit, face contre terre, battue sans ménagement par les petites brutes locales qui n'appréciaient guère ses talents hors du commun. Combien de fois avait-elle fini le nez dans son propre sang, mordant la même poussière que le malheureux atteint à l'instant par une balle perdue ? Combien de fois était-elle revenue le visage tuméfié et les membres meurtris par l'incompréhension et la jalousie de ses semblables ? Submergée par ses angoisses passées, elle se replie derrière un angle de mur, l'esprit supplicié par un acouphène strident.

  • Dernière sommation, sortez du bâtiment les mains sur la tête.

Des murmures montent dans le dos de Liv. Des pas irréguliers s’approchent, rythmés par les couinements de servos antiques. Une silhouette drapée dans une cape ocre et mouchettée de cambouis remonte en boitillant vers le groupe de soldats. Deux exos mettent en joue la menace encapuchonnée.

  • Allons, allons, soldats, un tel attirail pour quelques malheureuses bandes cicatrisantes ?
  • N’approchez pas, ou nous ouvrons le feu, répond le supérieur en braquant son canon vers lui.

L’amplificateur énergétique de l'arme siffle. L'inconnu tend son bras gauche dans en direction du soldat, soulevant un pan de son manteau grège. Les voyants de charge des armes des cadres se vident spontanément. Le plus proche manipule avec frénésie la gâchette de son fusil, sans succès. Son voisin se précipite pour asséner un coup au nouveau venu. Ce dernier esquive d’un habile pas de côté, et plante un surin à lame plasma dans l’articulation de la jambe de l’armure.

Le coup est précis, chirurgical. Un fluide luminescent s'échappe de la taillade, quelques étincelles jaillissent, et la jambe cède sous son propre poids. Le soldat met un genou à terre, sérieusement handicapé.

  • Je ne suis pas venu chercher les ennuis, juste vous demander de fermer les yeux pour une fois.

Le capitaine lève sa main en signe d’apaisement. Liv sort de sa cachette et court enlacer le mystérieux sauveur.

  • Otto !

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