Côté Sandra

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Sandra n'a pas tout de suite attendu. L'attente, ce sentiment de creux anormal qu'il faudrait combler, n'a pas pu déjà naître en elle lorsqu'elle a été réveillée par le départ de Paul, pourtant discret. Petit matin de vent léger. Liberté partagée, chemins parallèles, respect mutuel. Tout était normal. Son homme sortait, il n'y avait aucune raison de l'attendre, ni à ce moment-là, ni plus tard. Il n'y a eu alors pour elle que du temps plein, aucun creux à combler. Cette matinée tranquille, la balade dans le sable sous les pins – de longues aiguilles s’insinuaient entre ses orteils à chaque pas –, puis la confection de la salade avec les restes de pâtes – j’en mets un peu plus pour lui ; est-ce qu’il revient avant midi ? – et puis la sieste, le livre entamé la veille qui la happe, et enfin le jour qui baisse. Là, seulement, elle s’est mise à l'attendre. Pas s'inquiéter, non. Juste attendre son retour.

La confiance de Sandra : il doit bien s’amuser, dis donc, pour y passer la journée entière ! Il aurait dû… il aurait pu m’appeler pour me prévenir, me proposer de le rejoindre, si c'était top. Pourtant, le site des prévisions locales annonçait moins que médiocre pour aujourd'hui. Mais, Paul et le surf... Pas vraiment bon sur la vague, il s'y est mis trop tard, débutant trop vieux, mais acharné, oui. Toujours le dernier à sortir de l'eau. Les autres, un peu moqueurs à ses débuts, et puis finalement, à force de tentatives osées, de chutes, de remontées bagarreuses vers le large, est venu du respect pour son abnégation. Il rame le menton rentré, il bouge au line up, toujours actif, il se place, il juge mal la vague, il rame, rame, elle va lui passer dessous, il rame quand même, plus fort, plus vite, il ne lâche pas, et finalement ça part, la lèvre le prend, le jette en avant, il est debout, il surfe, son sourire dans ces moments de brève victoire, la vague lui casse dessus, le jette à l'eau, tout ça pour ça... Il roule dans l'écume, récupère sa planche et repart face au ressac, longues brassées, menton rentré, à la dure. Respect.

Avec qui surfait-il aujourd'hui ? La bande de chez Quicksilver, peut-être. Mais alors, c’est une sortie professionnelle, plaisir-boulot. Voilà pourquoi il n’a pas appelé. Ils en sont aux bières. Les pros lui parlent enfin de leurs besoins, de ce qu’il faudrait faire, de ce que Paul pourrait accomplir pour eux. Paul le magicien. Ils en ont encore pour longtemps. J’aurais bien aimé, pourtant… Il aurait pu...

Elle attend encore un peu, seulement de l'attente. Plus tard seulement, elle s'inquiète enfin. La lune est haute, le ciel clair, le thermomètre chute, l'horloge marque minuit passé, Paul n'est pas rentré. C'est trop long pour du professionnel. Ça suffit, je l'appelle. Le portable de Paul passe directement sur répondeur. Il est éteint.

Ou cassé.

Ou noyé. Tout de suite l'accident s'impose à son esprit : Paul laisse toujours son portable ouvert, sauf lorsqu'il surfe. On peut toujours le joindre, qu'il soit en réunion, en balade, pendant les courses, même au cinéma. Paul sait qu'il peut avoir confiance en chacun de ses interlocuteurs potentiels pour ne le déranger qu'en cas d'urgence. C'est le deal. Le téléphone n'est pas une laisse à son cou, juste un outil, à la disposition des autres. S'il est éteint passé minuit, ou abîmé, ou immergé, c'est mauvais signe.

Ça y est, la voilà qui s'inquiète vraiment. Que faire ? Téléphoner à la police ? Mais non, attends, il était peut-être simplement en communication avec quelqu'un d'autre. Elle rappelle : direct sur répondeur de nouveau. OK, je suis inquiète !

Là, Sandra fait quelque chose qui paraîtrait inconcevable à n'importe qui d'autre : elle téléphone à l'ex-femme de son homme.

Évidemment, Clara ne répond pas. Il est trop tard. Un bref espoir tout de même : peut-être Paul est-il justement en pleine et longue conversation avec Clara, au sujet des enfants, de la maison, du jardin, de la vie en général, et de celle en particulier qui continue entre eux, loin d'ici, dans les montagnes, malgré huit cents kilomètres et quatre ans de séparation.

L'aiguillon lui pique le cœur. Sandra fait bonne figure la plupart du temps, c'est tellement moderne comme situation, so polyamour, si libéré des conventions qui sclérosent le couple. Chacun ne s'appartient qu'à soi, personne ne doit rien à quiconque. C'est gratifiant de pouvoir dire « nous vivons une relation très particulière, non exclusive, et c'est magique ! » Ils construisent à trois leurs histoires individuelles et communes, mais hors du commun, laissant leurs affinités électives construire des moments étincelants, fugitifs, défiant le jugement bourgeois... Voilà comment on en parle à l'extérieur, mais dedans, ça pique.

La magie non-exclusive n'opère pas dans les moments de solitude, sans personne à qui raconter cette belle histoire. L'inquiétude qui la perce en l'absence de Paul prouve bien que le manque de stabilité blesse. Ils ont un accord, certes, une sorte de contrat de confiance, mais tout de même. Là, en ce moment, il est ailleurs. Même en simple conversation avec Clara, pour Sandra il communie avec une autre femme, alors qu'elle-même est ici, disponible, dans l'attente. Ne pas suffire, voilà sa douleur.

C'est Clara qui l'extirpe de ses ruminations. Elle appelle à son tour, sur le portable de Sandra. « Tu as cherché à me joindre ? Je n'arrive pas à avoir Paul... tu sais où il est ? » Non, bien sûr, Sandra ne sait pas. Elle voudrait paraître détachée, se montrer assurée et rassurante, dire à Clara qu'elle n'a pas à s'inquiéter, Paul est avec elle, dans les Landes, c'est elle qui gère son versant de leur triangle, mais elle n'y arrive pas. Pas ce soir.

« Je suis inquiète, il est parti tôt et je n'ai aucune nouvelle.

— Tu as appelé la gendarmerie ?

— Je ne sais pas, non, tu crois qu'il faudrait ? » Oui, Clara le pense. Elle propose d'appeler elle-même. « Ne sois pas ridicule, tu es à l'autre bout de la France, ils ne comprendraient pas. » Sandra va s'en charger.

Elle a les doigts qui tremblent avant même de composer le numéro. On a beau être préparé, avoir son brevet de secourisme et tout, lorsqu'il s'agit de donner l'alerte pour de vrai on ne sait pas trop comment s'y prendre. Qui appeler, d'abord ? Les pompiers, le SAMU, la police ? Non, Paul est parti surfer, donc c'est le CROSS ! Elle se souvient de la brochure, les cas spécifiques relevant des compétences du centre opérationnel de surveillance et de sauvetage en mer. Il y avait notamment : « en cas d'inquiétude pour toute personne se trouvant en mer et n'ayant pas donné de nouvelles ». Pour Sandra, Paul est un cas d'inquiétude avéré.

Elle appelle le 196. On la prend tout de suite (à cette heure-ci, guère de concurrence pour les urgences maritimes), on lui pose quelques questions sur son nom, sa localisation, le risque encouru – elle peut y répondre –, et d'autres auxquelles, non, elle ne peut pas répondre. Elle ne sait pas où Paul a prévu sa session, ni s'il surfe seul, ni quel type de problème il a pu avoir. Elle sait seulement que son homme est parti avec une vieille planche de petite taille, une combinaison usée qui s'arrête aux genoux et aux coudes, et qu'il n'est pas rentré. Il fait nuit, il fait froid, il est dans l'eau depuis des heures, il attend qu'on vienne l'aider, faites quelque chose ! Non, elle ne sait pas exactement depuis combien de temps. Il est parti ce matin, là, c'est minuit passé. OK, elle veut bien se calmer. Oui, c'est un nageur correct, mais on ne peut pas nager aussi longtemps, allez le chercher ! Oui, il est en bonne santé, il a quarante-deux ans, il est grand, oui, plus d'un mètre quatre-vingts, brun, mince, sportif : on vous a signalé quelqu'un comme ça ? Vous l'avez retrouvé ? Non ? Mais cherchez-le, alors ! Le type du CROSS va voir s'il peut envoyer un bateau sur zone, c'est tout ce qu'il est possible de faire de nuit, mais la zone est immense. On va essayer, on vous recontactera s'il l'on sait quelque chose, et je transfère les informations à la gendarmerie. Oui, s'il y a des recherches à entreprendre à terre, c'est la gendarmerie. Mais ils feront ça demain. Non, c'est bon, ne les appelez pas, je m'en charge, bonne nuit Madame.

Bonne nuit Madame ? Mais de quoi parle-t-il !

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