Selon Franck

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(Version remaniée après remarques sur un déséquilibre général entre les chapitres)

Moi aussi, j’ai eu parfois envie de faire le raconteur d'histoire. J’y viens, petit à petit. Et l'histoire elle-même semble venir à moi. Celle de Paul, par exemple. Une histoire qui parlerait aussi forcément de Clara, Pernille, Cilia, Stan et Sandra. Elle ne s’est peut-être pas passée exactement ainsi, mais c’est comme ça que je la sens, et qu’elle me plaît. Bien sûr, l’histoire se passe rarement telle que les gens la disent ou la répètent. Tant pis pour la vérité, ou même l'objectivité. Et puis là, c'est moi, Franck Lone, qui raconte. Alors on va faire comme je dis, au moins pour cette histoire-ci.

Nous y verrions Paul, donc : grand, maigre et emprunté à vingt ans, plus ample, plus délié sur la trentaine – disons qu’il aura un peu accru sa surface sociale – et à nouveau sec, presque sauvage, passé quarante, mais paraissant plus grand aussi. Voilà Paul Stich.

Paul ou l’amoureux permanent. Si vous le prenez pour un petit séducteur asservi à ses hormones, vous avez tort sur le fond même si la forme tend à vous donner raison. Mais seulement en surface. Il vous faut savoir que Paul Stich souffre de synchronisation émotionnelle immédiate. Tel quel, ça peut ne rien vous dire. Pourtant, on a tous eu l’occasion de voir, à la télé ou sur Youtube, ce grand pourfendeur d'évidences qu'est Boris Cyrulnick expliquer cela : la première fois qu'un homme invite une femme au restaurant, ce n'est pas pour la nourrir. L’homme compte ouvertement sur l'échange de nourritures fines, de boissons plus ou moins alcoolisées, mais aussi de regards, de propos badins ou profonds, d'effluves, voire de caresses là, du bout des doigts, pour amener la femme à partager ses propres émotions, et au-delà, ses ambitions ponctuelles. Ambitions qui tournent, temporaires mais invariables, autour d'une pulsion sexuelle somme toute assez naturelle. Pulsion que des siècles, voire des millénaires, de culture tribale ou religieuse ont encadrée au bénéfice exclusif de la raison.

C'est justement pour tester cette pulsion à l'aune de notre raison que nous acceptons de perdre un temps précieux à nous connaître, à nous mettre en phase, à nous rendre synchrones, avant de passer la main aux émotions pures et d'œuvrer conjointement au mélange de nos fluides. Pour certains, la décision précède la synchronisation. Ils choisissent leur proie et tente de la synchroniser à leur pulsion du moment. Pour d’autres, c’est d’être synchrone qui entraîne la prise de décision, ou l’abandon. Vous noterez que, dans notre culture patriarcale, la très grande majorité de ces autres sont des femmes, mais pas seulement.

Pour la plupart des animaux, humains compris, le travail de séduction n’est guère qu’une question de temps correctement partagé. Voilà le point où nous retrouvons mon histoire et son personnage principal. Parce que, ce temps de synchro, Paul Stich n'en a pas besoin. Il vit ses relations comme des flashes qui le livrent tout entier à l'autre, corps et âme présynchronisés à sens unique pourrait-on dire. Et il en souffre car d'une part cette synchronisation immédiate est rarement réciproque, et d'autre part il tombe ainsi dans le cliché des dragueurs de fond capables de sortir n'importe quelle ânerie définitive que – croient-ils – les femmes adorent entendre.

Dans sa jeunesse Paul passe donc souvent pour un harceleur, même si le terme n'était pas encore de saison. Pourtant, lorsqu'il affirme que vous êtes, Madame, la femme qu'il a attendue toute sa vie, il ne cherche pas à vous abuser : à cet instant précis, vous êtes réellement ce dont sa vie entière a le plus besoin. Mais allez faire comprendre cela à une cadrette (une cadrette est une jeune fille fraîche émoulue de ses études supérieures de gestion, de communication ou marketing, ayant adopté tous les codes vestimentaires et comportementaux exigés de son statut de cadre – même si encore cadette – en entreprise) portant la jupe haut serrée, assise dans la station du métro qui la ramène de son bureau paysager – elle doit déjà y jongler entre performances et cuissage pour lancer sa carrière – vers le F2 Ikéa où l'attend son équivalent masculin (le cadret, donc). La classe moyenne dans toute sa majesté quotidienne ! Allez donc faire comprendre la synchronisation immédiate à une cadrette prénommée Sandrine, Inès ou Carine – non, trop typé shampouineuse ce prénom Carine, disons plutôt Karen –, qui attend sur le quai à la station République.

Karen, le métro, c'est sa pause. Dans le moelleux fracas successif des wagons embués qui freinent le long du quai, elle se laisse aller à rêver, tombant le masque puisque personne ne la regarde. Elle ne lit même pas : aucune efficacité carriériste dans la lecture détente. Le métro lui est plus qu’un voyage souterrain, c’est son retour intérieur. Elle s'y retrouve petite fille, perdue dans l'adoration de son image – miroir, miroir… – et frotte parfois discrètement ses cuisses galbées-gansées l'une contre l'autre. On voit tout de suite qu'un Paul au sourire de gamin ne trouvera jamais de place dans ce cocon individuel, et ce quoi qu'il puisse dire pour en forcer l'accès.

Mais cela, Paul ne le voit pas. Ce qu'il a vu, en arrivant sur le quai, c'est Karen tout entière et rien ne peut plus l'en détacher. Totalement absorbé par la jeune femme, il en est habité aussi complètement qu'un tampon encreur. Si l'on se frotte à lui, c'est déjà du Karen que l'on garde sur les doigts ! S'il se roule sur une de ces affiches, là, au mur de la station, c'est toute l’humeur intime de la jeune femme qui s'y imprimera, ses émois, ses splendeurs, et cette petite peur frissonnante qui la retient de jouir le soir entre les bras de son cadret domestique, parce que s’abandonner c’est faiblir. Ce que Paul ne sait pas encore d’elle, il le sent, il s'en imprègne au premier regard, à la première bouffée. Mais que pourra-t-il énoncer pour être entendu, cru, accepté, bref, pour synchroniser Karen ? Rien, bien sûr, puisque Karen est repliée en Karen, inaccessible. Il va pourtant essayer, le fou ! Il s'approche et se penche un peu, ni obséquieux ni emprunté, juste assez d'angle pour capter l'attention de la fille interloquée (qu'est-ce qu'il me veut ce malade ?) avant de parler. Et ce qu'il dit est vrai «  Rien que de vous voir, ça me fait taper le cœur ! » Ho oui, que c’est vrai, ici et maintenant, ça tape !

Coup d'œil de l'harcelée à gauche et à droite : Maman, il y un garçon qui m'embête… En fait, Paul a de la chance de s'adresser à la Karen petite fille (celle cachée loin en-dedans), et non à la cheffe de pub junior à jupe serrée et talons hauts. La fillette plongée en elle-même a très peur quand on lui fissure son miroir intérieur, suffisamment peur pour se rétracter encore au lieu de sortir les griffes. Et c’est autant comme une excuse qu’une interrogation qu’elle bafouille « Pardon ?

— Mon cœur : il tape plus fort quand je vous regarde. Si j'arrivais à vous faire autant taper le vôtre, vous sentiriez comme ça fait chaud. Qu'est-ce qui vous fait battre le cœur ? »

Début de panique chez la fillette-en-elle-même qui lutte pour s'enfoncer plus loin dans Karen, creuser, creuser... Ce qui fait remonter en surface – toute psychologie ayant naturellement horreur du vide – la femme carénée qui sait manier le fouet de langue. Disparue, la fillette. Le robot Karen prend les commandes. Qu'est-ce qui peut bien lui faire battre le cœur ?

« Rien, le cœur j’en ai pas ! »

Ce n'est pas tant ce qu'elle dit que la manière. On verrouille. Tout est dans le ton, et peut-être aussi dans le « Bon… » qu'elle lâche en se levant, le regard déjà ailleurs comme pour dire : « J'ai fait le tour de la question, un tout petit tour, et là, ça ne va vraiment pas être possible ». De toute façon, Paul a compris. Il a compris comme chaque fois qu'il s'est pris une veste en préambule, tout imprégné qu'il est d'une fille, d'une femme, d'un jupon qui passe dans sa zone de perception. Il en a l’habitude.

Ne pas croire pourtant qu'il s'éveille ainsi à toutes les femmes, non. Paul est très sélectif au contraire. De même que l'abeille n'est sensible qu'à la fleur en pleine production de nectar – quelques heures par jour et par fleur, quelques jours par an, n'importe quel apiculteur vous le confirmera – et néglige un champ entier de colza flamboyant puisque c'est la bruyère torve et malingre qu'il faut butiner en cet instant précis. Paul est-il sensible à des femmes particulières, ou a des moments particuliers de chaque femme ? Les deux, sans doute, à égale influence.

On voit bien que sur le quai du métro il n'a pas su saisir le bon moment, le moment de Karen. Soyons juste avec lui : il n'y a peut-être jamais de bon moment avec le modèle Karen, seulement des opportunités à saisir, selon des plans de carrières parallèles ou convergents, sans comédie sentimentale ni battements de cœur superflus. Un cœur ? Pourquoi faire ?

La place d'un Paul Stich dans cette économie du couple ? Nulle part. Paul, mon Dieu, Paul, au moment de battre du cœur pour Karen, n'est encore qu'un stagiaire à retardement. Voilà trois ans qu'il tient la photocopieuse dans cette grande entreprise d'informatique. Bien sûr, il a son truc pour en vivre correctement, mais ce qui compte, c'est l'intitulé : ni chef assistant, ni consultant junior, ni commercial en charge de quoi que ce soit. Stagiaire. Depuis trois ans. Rédhibitoire.

Non Paul, pas de Karen pour toi ce soir, ni jamais.

Et pourtant, dans l'océan des misères affectives où nous pataugeons tous (ne vous faites aucune illusion sur votre bonheur), la goutte d'eau palpitante de Paul a un jour fini par trouver une première soif à étancher. Les histoires individuelles ont ceci d'espérance qu'elles peuvent parfois se croiser pour infléchir leurs courses amères, s'enlacer, dépasser l'échange de fluides et de bons offices comptables. Oh oui, et c'est pour cela que tout continue, pour ces fractions de temps partagé au-delà des intérêts spéculatifs. N’y croire que si l'on veut, mais c'est ainsi, c'est possible, et cela se produit.

Elle s'appelle… On l'appellera Clara. Juste assez pas trop grande et jolie pour passer aperçue, tranquillement épanouie pour s'intéresser autant à elle-même qu'alentour, et rien d'autre pour l'instant : on ne résume pas Clara, on la circonscrit tout au plus, au sens propre, tourner autour et s'approcher, s'y mirer, et avoir une chance d'apercevoir dedans ce qui est beau, s'il y a. Et il y a.

Oublions Karen, ce n’était qu’un exemple, à peine un incident de parcours en sous-sol. Maintenant, c’est Clara, sans conteste, qui tambourine dans la poitrine de Paul.

Ce qu'il voit Paul, c'est la bulle qui isole Clara dans la foule des buveurs, comme savait si bien les mettre en images un film de Claude Sautet, première période. Vincent, François, pas Paul, mais les autres, boivent sec. Pas dans un café-brasserie enfumé, trop cliché, mais dans cette fête bruyante où les villageois de Paris se pressent aux tables sur tréteaux pour arracher un hot-dog frites – et surtout des bières –, les arracher à l'attention dispersée des serveurs bénévoles. Début d’été, Fête de la Musique, météo clémente : tout peut arriver, vas-y, Paul !

Clara est là. Serveuse, elle virevolte entre les moustachus et les bedonnantes mamelues. Impeccable, elle n'entend que les appels accompagnés de sourires, répond d'un éclat dans l'œil à ceux qui osent le compliment trop facile, propulse sandwiches et gobelets moussus comme autant de boucliers contre les incursions dans ses prairies, puis empoche la monnaie et recompte d’un œil inexpérimenté qui dit combien elle n'a rien à voir avec l'occasion, rien de plus que sa fonction de passeuse temporaire pour ce stand à graillon.

Paul lui dira plus tard, quand leur histoire sera au bord de l'interruption du son et de l'image, comment elle se détachait si nettement sur ce fond populaire, comment ses gestes étaient une mélodie plus forte et plus douce que les décibels de circonstance déversés à toutes ces oreilles si endormies le reste de l'année. Mais pour le dire, il lui faudra revivre en spectateur ce qui s'est produit, y mettre de la distance, alors que sur place et dans l'instant il vibre à l'unisson de Clara aussi fidèlement et inconsciemment qu'une corde harmonique de piano sous la frappe feutrée.

Comme lors de chaque vraie rencontre, Paul est très Paul : un seul regard l'a jeté tout ficelé en Clara. Son cœur, oui toujours son cœur, bat plus fort. Il aimerait, il voudrait, il faudrait, il faut absolument qu'elle le suive, lui, et qu'elle quitte le bac à frites et les bites à hot-dog pour tout entière lui consacrer les siècles prochains, voire plus si affinités.

Il s’insinue, joue des coudes, s'ouvre la Mer Rouge des buveurs rubiconds et arrive tout contre le plateau de planches couvertes de papier blanc taché gaufré nid d’abeille. C’est à lui, c'est maintenant. Il faut que Clara le serve. Mais elle est occupée et une matrone à tablier s'approche. « Non, rien, merci. » Une autre, puis un moustachu à bob graisseux, l'interrogent du regard. Toujours rien. Cela va finir par se voir... On ne peut pas refuser indéfiniment d'être servi sans attirer l'attention. Clara l'a vu, ce grand nigaud à cheveux fous.

Elle a reconnu cette attente impatiente doublée d'une timidité qui va le maintenir là, à tanguer d'un pied sur l'autre, jusqu’à… Tiens, non, il ne tangue pas. Planté droit, comme enraciné dans le pavé goudronné de la rue, aussi indifférent au temps qui passe qu'un chêne ignorant du bûcheron. Clara pense pourtant qu'il suffirait qu'elle souffle un peu pour le voir ployer comme un roseau. Alors elle souffle, d'abord le chaud, gardant le froid en réserve prudente.

« Je suis sûre que moi je peux vous servir quelque chose… » (sourire des yeux et des dents, Clara à son point le plus hot) Il ne plie pas, le bougre. Au contraire, on croirait le voir s'affermir encore, et presque grandir. « Servez les autres, servez-les vite… J'attendrai jusqu'à ce que vous n'ayez plus rien à vendre.

— Et pourquoi donc ? (Friselis amusés aux coins des yeux)

— Parce qu’ici, (geste qui désigne les amusés circonstanciels galvaudant la musique fraîche) ce n’est pas pour nous. Ça n’a pas de sens… Je vous attends, j'ai la vie pour ça.

— Du sens et la vie ? Ho, ho, ho… Et où monsieur croit-il m'emmener pour trouver du sens à la vie ?

— (Paul les yeux au ciel, soupir) Allez-y et revenez vite ! On perd du temps à se dire des bêtises. Notre temps... »

Voyons donc ce qu'il adviendra de Paul et Clara ce soir-là, entre musique festive et graillon populaire. Il y a une sorte d’envie impuissante, macabre et douce, à se faire peur dans la contemplation honteuse et satisfaite du malheur des autres. Surtout quand ce malheur à venir se cache sous les oripeaux horripilants d'une promesse de bonheur béat. Alors contemplons Clara qui retourne à ses barquettes de frites, pas même vexée, peut-être à cause du sourire fugitif confirmant que l'hurluberlu se moquait autant de lui-même que d'elle.

Paul tient parole : il attend. Et pense aux échecs qu’il aligne méticuleusement depuis qu’il s’est enflammé la première fois. Une allumette que personne n’avait encore vraiment craquée, et qui a pris comme une torche. On ne compte pas les amourettes d’enfance, même si elles comptent peut-être plus que toutes les autres, c'est juste qu'on ne les connaît pas. Non, revenons plutôt à son premier embrasement, quand une puberté à rallonge venait de lui faire le plein de fuel hormonal, un réservoir entier, prêt à exploser.

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