Parole à Clara

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Il m'a fallu du temps. Je ne peux pas parler comme ça de moi, de Paul, de Paul et moi. Il va falloir m'excuser si je suis trop présente dans ce que je raconte. En fait, Thomas a eu raison de s'effacer derrière ce Franck Lone en mercenaire du clavier. Il me faudrait quelqu'un pour prendre ma place. Ou alors, parler de moi à la troisième personne, syndrome d'Alain Delon. Pourquoi pas. Quant à la nécessité de nous raconter, prenons-la comme une purge : vomissons et n'y pensons plus. Peut-être que cela nous fera du bien. Accepter l'absence de Paul en la cristallisant dans une histoire qui serait hors de moi, hors de nous, dirigée vers ailleurs. Une histoire réparatrice. Allez, soyons Clara...


Quelque temps avant que soit prononcé son divorce d’avec Paul, Clara avait reçu un coup de téléphone. Un homme qui se présentait comme Antoine et souhaitait se rappeler à son bon souvenir. Antoine ? Clara en avait connu un brièvement, juste après ses études. Elle avait même cru que cela pouvait coller entre eux deux. Oui, elle avait connu dans ses bras des moments qui laissent des traces. Mais ce n'était pas le grand truc. Elle le sentait, et lui le sentait probablement aussi.

Il avait dû partir faire son service militaire. En la quittant il lui avait dit d'attendre son retour. Il n'avait jamais écrit, ni repris contact. De son côté elle avait espéré un peu le revoir, sans vraiment y croire ou le vouloir. Plus une question de fierté que d'envie : ne pas avoir été larguée. Et puis le temps, les distances, les rencontres. Elle avait cessé d’attendre. La vie avait repris, sans effacer totalement une forme de souvenir masqué, une braise couvant, mal éteinte. Une amertume en arrière-goût qui l'empêchait de croquer pleinement la vie. Jusqu'à Paul.

Paul, plus qu'une personne, a d'abord été un moment, une sensation. Pour Clara, il avait été le moment de la renaissance. Il l'avait irriguée et lavée comme une pluie d'été, lavée des cendres presque oubliées d'Antoine. Il avait réveillé Clara comme une plante du désert qui refleurit à la première goutte d'eau. Son flux avait coulé autour d’elle, sur elle, en elle. Paul avait dilué les restes de souvenirs, comme une vague qui efface les lettres tracées dans le sable. Quelque chose d'autre s'était construit, solide, un couple, une famille. Et puis, Paul était parti, laissant la construction en plan. En attente de divorce. Une nouvelle amertume.

Voilà qu’Antoine réapparaissait et demandait à la revoir. Une bouffée d’adrénaline avait envahi Clara rien qu’à entendre sa voix. Qui disait des choses incongrues :

« Je me suis trompé, je n’en peux plus. Je t'ai vue dans la rue, il y a un mois. Ça m'a... retourné. Comme si quinze ans de ma vie s'effaçaient d'un coup. Un choc... Je n'ai pas pu t'aborder, il a fallu que je me calme. Et puis, j'ai eu des décisions à prendre. Voilà, maintenant je suis prêt. Nous pouvons encore rattraper le temps perdu.

— Quel temps perdu ? Je n'ai pas perdu mon temps, Antoine. Je me suis mariée, j'ai deux enfants, rien de perdu.

— Mais ça n'a rien à voir, des détails ! Je te parle de nous, de ce qu'il y a de fort dans toi et moi.

— Je ne crois pas. Il est trop tard.

— Jamais, jamais trop tard ! Non, moi j’y crois. J’ai longtemps réfléchi avant de t’appeler. Mais dès que je t’ai vue, j’ai été sûr. Tu ne sens pas ça ?

— Ce n’est plus une question de sentiments. On a nos vies. Des gens et des choses, j’y tiens.

— Pas moi. C'est à toi que je tiens, à nous ! J’ai tout envoyé voler. D’un coup. J’ai rêvé de toi et j’ai vu l’erreur. Ma vie a été une erreur depuis qu'on s'est quittés. Je m'en suis libéré, je suis libre. Et surtout, j’ai vu clairement en moi : j'ai vu qu’à n’importe quel âge je pourrais revenir vers toi. Mais je ne veux pas attendre plus. Dis-moi que je peux passer te voir. »

Clara a refusé. Elle a demandé fermement à Antoine de ne plus l'appeler, de ne pas chercher à la revoir. Il veut changer de vie et revenir dans leur passé, très bien, mais pas elle. Pas complètement. Sur le moment, il y a tout de même quelque chose qui la fait réagir, suite à l'appel d'Antoine. Cette idée que rien n'est jamais fini, même en instance de divorce. Paul n'est plus directement dans sa vie, mais il est toujours là, pas si loin. Il vibre quelque part et elle-même sent qu'elle vibre encore sur sa longueur d'onde, sur leur note commune, cet accord qui n'en finit pas de résonner, même à vide.

Pourquoi avait-elle voulu divorcer ? Elle n'avait rien de précis à reprocher à son mari, sinon une insatisfaction croissante. Avec lui, elle ne pouvait plus s'empêcher de se sentir seule. Clara cherche un événement, ou juste un détail auquel raccrocher la naissance de ce sentiment, cet isolement dans le couple. Peut-être l'histoire du genou. Ce jour-là, elle avait regardé son mari en se demandant qui était ce bonhomme et qu'est-ce qu'il racontait. Qu'est-ce qu'il faisait dans sa vie...

Paul a une petite cicatrice en forme de sourire vertical fripé sur le genou gauche, presque au raz de la rotule, souvenir d’une chute dans un pierrier lors d’une promenade en montagne, l’été de ses six ans. Il en a raconté l'histoire à Clara un soir d'intimité fureteuse où chacun d'eux partait en exploration du corps de l'autre. C'était bon, c'était chaud, de s'abandonner nue sous son regard et de dire chacun ce que la vie avait imprimé sur la peau ou dans la chair. Elle avait vu cette cicatrice et avait interrompu les caresses de Paul pour qu'il parle de lui.

Lors de sa chute il avait saigné et pleuré beaucoup. Toute la famille s'était réunie autour de lui, sur le sentier pierreux, mais il se souvient surtout de l’amie de sa mère, une infirmière qui avait coupé court aux consolades et pris les choses en mains de façon professionnelle. Elle avait regardé, nettoyé, et déclaré qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, que ce n’était rien, juste une petite coupure qui laisserait à peine une cicatrice. Il s’en souvient parce que sa mère s’était effacée devant tant de compétence et qu’il ressent, encore aujourd’hui, le manque profond du câlin qui l'aurait consolé. Sa mère l'en avait privé ce jour-là, pour mieux paraître convenable, solide et ferme aux yeux de cette harpie à croix rouge, son amie. Un moment fondateur de sa psychologie, selon lui, de son goût immodéré pour le contact peau contre peau avec Clara, pour l'abandon dans ses bras. Un creux brutal que Clara venait combler de sa douceur. Une belle histoire, elle avait aimé sa franchise, sa vulnérabilité avouée.

Bien plus tard, il montrerait son genou à l’un de ses enfants, probablement Cilia, en larmes à cause d’une écorchure. Il lui dirait : « Je sais que tu as mal. Regarde, moi aussi je me suis fait mal là en jouant au foot avec des copains. J’avais à peu près ton âge et tu vois, il me reste encore la cicatrice. J'ai eu très mal, mais ma maman m'a fait un beau pansement et un gros bisou. Viens, on va te faire un gros pansement et un beau bisou, pour que tes genoux restent tout neufs, mieux que les miens. »

Bien sûr, Clara lui a laissé le bénéfice du doute. Peut-être n'a-t-il pas menti à sa fille, ou n’aura pas eu conscience de mentir sur les circonstances de l’incident. Il a seulement dit ce qu'il fallait dire sur le moment, ce qu'il lui fallait dire. Avec cette nouvelle version, Paul faisait peut-être sa propre thérapie. À travers ce mensonge il ramenait sa mère dans la voie de la douceur plutôt que de lui en vouloir encore. Mais cette réinvention du passé, même dans un but louable ou comme pansement à l'âme, laisse à Clara un goût étrange. Un arrière-goût de questions qui viendra bientôt empester son versant de leur relation.

Qu'est-ce qui était vrai dans l'histoire personnelle de Paul ? Que lui avait-il raconté, à elle, pour se soigner de lui-même à son contact ? Elle ne savait pas. Elle ne saurait sans doute jamais. Plusieurs dissonances dans ce qu'il évoquait de lui-même avec son entourage lui revinrent, et d'autres s'ajoutèrent. Vrai et faux se recouvraient ou s'effaçaient, en fonction des besoins du moment : à chaque instant la vérité se voit corrigée, il n'y a plus que l'utilité qui vaille. Cela resta en elle, comme un filtre polarisant qui l'incitait à regarder sous les ondulations de surface et repérer les courants cachés, à l’œuvre.

Leur bel accord, cette note rien qu'à eux, aura ensuite toujours quelque chose de discordant. Chaque jour passé avec Paul soulevait une interrogation de plus en plus douloureuse. Il ne faisait rien qu'elle pût lui reprocher, il n'y avait que ce doute : que me dit-il ? Pourquoi me raconte-t-il cela de lui, de ce qu'il fait, de ce qu'il pense, de ce qu'il ressent ? Quel est son but, au-delà du partage ou de la connexion, dans la conversation quotidienne ? La question prenait toute la place. Paul n'était plus là, devant elle ; ne subsistait qu'une question en forme de Paul.

Elle avait essayé de faire semblant.

« Tu n'es pas là, avec moi. » Cette remarque qu'elle aurait pu faire n'importe quand, c'est Paul qui l'avait formulée. Ils sortaient du cinéma. Un film de Woody Allen, si Clara se rappelle bien : Whatever Works. Elle pensait au personnage principal, à sa vision du monde et de l'amour, qui ne dure pas – ni l'amour, ni le monde – et à cette conclusion que, quels que soient nos rêves de jeunesse, le grand truc se résume à « n'importe quoi tant que ça marche ». Et justement, cela ne marchait plus, cela ne la rendait plus heureuse, c'était juste... n'importe quoi. Alors non, en effet, Clara n'était pas là avec lui, et vice versa. Elle aurait voulu dire que ça ne pouvait plus durer, mais sur le coup, elle se rendit compte qu'il n'y avait plus rien à dire. C'était fini. Elle voulait rentrer seule chez elle, retrouver ses enfants, libérer la baby-sitter et se coucher, avec Pernille et Cilia comme seul horizon. « On y va ?

— Non, Paul, on ne va nulle part. Je rentre, trouve-toi un autre coin pour dormir. Mieux, trouve un autre coin pour vivre, ailleurs. C'est fini. »

Il a cherché à la retenir un moment, lui rappeler qu'eux c'était la vraie vie, pas du cinéma qui s'achève en fin de séance... Et finalement il a lâché, très vite. Trop vite. Comme s'il était lui aussi soulagé de quelque chose. Comme s'il l'avait poussée, elle, à prendre la décision et que cette brève résistance n'était qu'un masque de plus. Une manipulation, sa spécialité. Son job ne consistait-il pas à résoudre les problèmes sans casse, parfois avant même qu'ils n'émergent ? Clara lui en avait presque plus voulu de cette légèreté. Elle aurait apprécié un peu de combat, au moins des mots, durs ou suppliants, une tentative désespérée. Paul avait obtempéré. Il avait envoyé un de ses amis récupérer quelques affaires de survie dès le lendemain, rasoir, costumes, chaussures, ordinateur... Il avait laissé le reste.

Clara n'avait pas su quoi penser de cet abandon. Est-ce que Paul lui montrait qu'il avait assez de ressource pour recommencer sa vie sans elle au pied levé ? Ou au contraire laissait-il son empreinte sur le territoire de son ex-femme, avec ses livres, ses outils, son matériel de ski ou de montagne ? Comme s'il savait déjà qu'il allait revenir...

Le divorce a été réglé très vite, à l'amiable, conclusion nécessaire d'une histoire mal racontée. Pour Clara, il ne fallait pas traîner. Du côté de Paul cela paraissait trop facile. Il cédait sur tout, la pension, la garde des filles, la maison, tout. Presque vexant. Mais tellement simple. Clara s'est retrouvée confortablement indépendante, débarrassée de l'envahissante question de Paul.

Cilia a un peu pleuré après son papa. Dès le premier week-end de garde il a trouvé les mots pour vendre à sa fille cadette les avantages de leur nouvelle situation. Il lui a donné un carnet où noter tout ce qu'elle aurait à lui raconter. Il avait le même carnet – Cilia l'a dit plus tard à Clara – et chaque rencontre entre eux s'ouvrait par le jeu des carnets, à comparer leurs vies parallèles, ce qu'ils avaient fait et où ils étaient à chaque heure.

Pour Pernille cela fut plus rude. D'une part elle avait senti la désaffection progressive de sa mère pour son père. Elle ne posait pas de questions, mais son attitude changeait, plus réactive, épidermique. Clara avait pensé à la crise d'adolescence. C'était plutôt une crise de clairvoyance. Les remarques blessantes fusaient dès que sa fille avait l'opportunité de se positionner en faveur de l'un contre l'autre, comme un arbitre qui aurait trouvé naturel d'exciter la combativité des boxeurs avant le match. Mais il n'y a pas eu de match, son père est parti du jour au lendemain et elle en a pris sa part de responsabilité. On dit toujours qu'il faut rassurer les enfants, leur dire et répéter que les parents ne divorcent jamais à cause d'eux. Mais une enfant qui s'accuse presque à juste titre est difficile à rassurer. Elle avait alors douze ans. Il a fallu à Paul un peu d'effort pour regagner son cœur. Peut-être l'irruption de Sandra a-t-elle aidé aussi. Avec le chalet au bord de l'océan, la jeune ado a vu ce qu'elle gagnait sans perdre vraiment son père. Et puis, son père est revenu.

La loi l'interdit, mais Paul et Clara se foutent des lois qui ne les arrangent pas. Cela s'est fait en douceur, presque par accident. Une fin de week-end où il ramène les filles chez leur mère. Le samedi soir Clara avait profité d'être seule pour s'offrir une soirée copines. Elle avait cuisiné plaisir, pour dix, mais une bête épidémie de gastro a éclairci les rangs des invitées. Il y a des restes plein le frigo et pas mal en-dehors. Paul veut-il en emmener ? Il veut bien, mais pas n'importe quoi. Clara ouvre les boîtes, il demande à goûter avant de choisir, les filles aussi et tous finissent naturellement autour de la table à banqueter, et surtout à descendre le reliquat du saladier de punch vieux de vingt-quatre heures. Le temps a fait son œuvre, l'alcool a attaqué le sucre des fruits, c'est traître. Il se fait tard. Au moment du départ, Paul a mis les chaussures à bascule (son expression fétiche). Il se lève de table et tangue. Clara aussi. Les filles rient – elle n'ont rien bu – de voir leurs parents ivres, et surtout réunis dans l'ivresse. Boire ou conduire, ils ont choisi. Ce sera le canapé pour Paul, mais d'abord bisous aux enfants qui vont se coucher. Quand Clara revient avec draps et couette, il l'aide à porter, à déplier, à étendre, mais leurs mouvements désordonnés les entortillent et ils roulent au sol en pouffant, chut, les enfants dorment ! La suite est affaire de mains, de souffle, de lèvres, de vêtements plus faciles à faire glisser qu'à reboutonner. Quand le matin se lève, le mal est fait. Mais c'est si bon, si facile, sans conséquence. Il n'y a même pas besoin d'en parler, de s'expliquer, de s'excuser. On oublie, jusqu'au week-end suivant. Là, on évite alcools et nourritures, mais la route était encombrée en descendant des stations de ski, Paul est arrivé tard à la maison, les filles ont déjà mangé un sandwich acheté sur le trajet, bisou du coucher. Les parents se retrouvent seuls dans le silence, prêts à se séparer. Il est bien tard tout de même. Paul a encore une bonne heure de route pour rentrer chez lui. Il est fatigué, le ski, le soleil, le froid, les embouteillages... Une douche lui ferait du bien. Et cela recommence.

Le jeu du canapé devient bientôt une tradition. Les filles adorent. Papa est là pour les emmener au collège tous les lundis matins, avant de filer à son travail. Clara ne cherche pas à voir plus loin. Si ça fait du bien aux filles, c'est bon aussi pour elle. Se demande-t-elle si Sandra se doute de quelque chose ? Même pas. La nouvelle compagne de son ex n'existe pas lors de ces premières retrouvailles avec Paul. Le mot retrouvailles a-t-il un sens, d'ailleurs ? Pas pour eux, non, pas pour elle. Clara ne vit que des prolongations festives disjointes, chacune se présentant comme le fruit de l'instant, hasard, nécessité. Il y a toujours une bonne raison pour que Paul reste chez elle. Et point n'est besoin de raison pour qu'il revienne alors en elle. C'est physique, sans raison ni sentiment. Et un jour, c'est Sandra qui l'appelle.

Le sang de Clara se glace, même si l'expression n'est qu'un cliché sans vie.

Elle ne connaît pas la jeune femme, elle doit lui faire répéter son nom deux fois, et c'est Sandra elle-même qui devra se situer : « Je suis la nouvelle femme de Paul. » La glace se brise. Clara sent que quelque chose se termine plus sûrement que lorsque Paul est parti, plus sûrement encore que lorsque le juge a prononcé leur divorce. Quelqu'un vient faire valoir son droit de propriété sur l'extra des dimanches soirs. Clara n'a pas peur de perdre Paul, mais qu'une autre le lui prenne, oui, ça l'effraie. Elle connaissait l'existence de Sandra, bien sûr. Paul lui en avait parlé le premier, puis les filles, surtout Pernille. Mais jamais elles ne s'étaient croisées ou parlé. Sandra... Même pas un prénom, juste une étiquette sur quelques lieux ou objets : la cabanon de Sandra et le sable dans les poches de retour de vacances, le linge plié par Sandra dans la valise de Cilia, la voiture de Sandra où Pernille a oublié son carnet de correspondance... Et soudain, une voix !

Clara sait que lorsque Paul la quitte le lundi matin, c'est pour aller retrouver cette voix, investir cette voix, habiter cette voix, l'écouter et lui répondre, la faire gémir ou chanter de plaisir, cette voix ! Le téléphone est un marteau-piqueur contre son oreille, cette voix lui burine le cerveau même dans le silence qui suit la brève présentation. Que répondre à une telle voix chargée de plomb ?

« Oui ?

— Il faut... non, j'aimerais vous parler. De Paul.

— Heu... de Paul ?

— Oui. De Paul et moi... et vous. C'est difficile au téléphone. On pourrait se voir.

— Se voir ?

— Il y a de l'écho sur la ligne ? Non, excusez-moi, je ne voulais pas me moquer, c'est juste que... je suis très intimidée moi aussi. Je ne veux pas vous inquiéter, alors ne vous inquiétez pas, enfin, je me répète, hein ? Tout va bien. Surtout Paul. Depuis que... Il va très bien. Donc, je voulais vous dire, en parler quoi, voir comment on va pouvoir... continuer. Partager. »

Partager Paul ! Je raccroche immédiatement. L'idée me révulse, alors qu'elle décrit la réalité : depuis que Paul passe chez moi toutes les fins de week-ends, nous nous le partageons. À parts inégales, mais c'est un fait.

Sandra me rappelle. Elle veut me voir, insiste. Je coupe le téléphone. J'essaye d'oublier ce traquenard. Mais le dimanche suivant, c'est elle qui ramène les filles chez moi. Paul a dû partir à l'improviste pour voir un client, loin, tôt le lundi matin. Je la soupçonne d'avoir manigancé le truc. Elle m'avouera plus tard que c'était en accord avec Paul, qui patientait tranquillement chez elle. Je ne peux pas y couper : elle est là, les filles rangent leurs affaires dans leur chambre respective, je ne peux pas la mettre dehors de force sans que cela vire au théâtre de boulevard, avec crêpage de chignon et portes qui claquent. Je l'écoute, debout, en espérant qu'elle fasse vite. Une demie heure après nous sommes toutes les deux dans le salon avec un verre à la main.

Ce qu'elle me dit résonne en moi, comme un négatif de ce que j'ai vécu. Pour Sandra, Paul est trop présent. Il l'encombre, elle a besoin d'air, d'espace, de temps pour vivre seule. Elle l'aime, vraiment, et c'est cet amour qu'elle veut préserver en se gardant du champ. « J'ai peur qu'il commence à m'agacer, et on sait comment ça finit. S'il revient vers vous, s'il passe plus de temps avec vous, je reprends un peu de liberté tout en gardant mon mec. » Ce n'est pas le pousser dehors. Il s'agit plutôt de l'occuper ailleurs pendant qu'elle retrouve l'autre versant de sa vie. « Il peut avoir une maîtresse, ou plusieurs, je m'en fiche, mais s'il est avec vous je me sens quand même mieux. Je n'ai pas peur qu'il parte à l'autre bout du monde pour vous suivre, si vous voyez ce que je veux dire. Il en a déjà fait le tour. Pas du monde : de vous. C'est sans surprise. Je ne dis pas ça en pensant à mal, notez. On y gagne toutes les deux. C'est à la fois la liberté et la sécurité. » D'abord je n'en crois pas mes oreilles, mais sa sincérité me convainc. C'est comme si j'étais prête à entendre ce discours, réveiller le feu qui couvait, reprendre une part de Paul. Mais lui, qu'en dirait-il ?

« Oh, Paul ? Il n'a pas besoin de connaître les détails de notre arrangement. Il sait que je sais pour les nuits qu'il passe ici. Il sait que ça ne me gêne pas. Et franchement, j'ai l'impression que ça le soulage aussi. Pas que je sache, mais de vous revoir, de vous... Enfin, il est plus calme, moins tendu, surtout le bas du dos. Bref... Vous n'avez qu'à l'inviter à rester un peu plus. Trouvez un prétexte, et puis un autre, il ne verra pas le changement. Ça vous ennuie si on se tutoie ? »

Voilà comment les choses se sont enclenchées, petit à petit. Il m'est arrivé de revoir Sandra, de passer chez elle déposer ce que Cilia ou Pernille avait oublié pour les vacances, d'amener les filles dans les Landes et de rester quelques jours au chalet, tous ensemble, comme une famille élargie. On ne se connaît pas vraiment, nous deux, on se croise comme deux ensembles mathématiques disjoints dont l'intersection ne passe que par Paul.

Je ne sais pas exactement quelle était la place de chacun. Peut-être cette place changeait-elle selon les situations, les moments, les lieux. Chez Sandra j'étais une sorte de tante de passage, sauf quand Paul venait me rejoindre la nuit. Chez moi, Sandra devenait comme une grande copine de Pernille, une ado-plus, une copine augmentée qui aurait son permis, le droit de fumer ou de boire de l'alcool, et qui coucherait avec Papa. Au début nous n'avions pas les mêmes cercles d'amis, mais peu à peu il y a eu d'autres intersections. Certains savaient, d'autres pas. À ceux qui posaient des questions en aparté nous répondions la vérité, même si elle n'était pas facile à formuler.

Paul avait dit une fois que nous vivions une histoire d'amour alternative et c'était probablement cela. Ce que je sais aujourd'hui, c'est que je n'ai plus connu de sentiment de solitude ou d'ennui tant que cette histoire a duré. Il paraît que le trépied est la forme d'équilibre la plus stable. Avec Paul nous avons eu cette stabilité pendant près de trois ans. Sans lui, nous l'avons perdue.

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