Accalmie

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Je n'ai pas peur. […] Mais le fait est que nous vivons dans une société
arriérée et mensongère, et je ne suis pas prêt à payer le prix de la sottise des autres.
Alaa el Aswany - J'ai couru vers la mer – Actes Sud, 2018

C’est un jour à se perdre. Aube naissante, lumière rase, fraîcheur. Un léger vent de printemps fait frissonner les oyats sur le cordon de dunes. Au loin, par-delà les pins serrés qui brisent les sons : l’océan. Quand il se creuse, ses lourds fracas enjambent les vagues de sable et s'épuisent à ricocher entre les troncs. Ici alors, sous la pinède, il en reste à peine un murmure. Ce matin pourtant, silence ; aucune promesse de swell ne vient frapper aux fenêtres du bungalow sur pilotis.

C’est plus qu’un bungalow, dirait Sandra, plus même qu’une maison de vacances puisqu’ils l’habitent maintenant près de cinq mois dans l'année. Mais Paul l’a toujours appelé bungalow, peut-être pour éviter d’y prendre racine. Aucun bruit de vague, donc. Cette eau là-bas trop lisse remettra-t-elle en cause ses plans ? En fait non, l'eau n'a aucune influence. Puisque la décision est prise, il faut y aller.

Paul quitte l’appui de la fenêtre, puis la chambre où il laisse Sandra endormie. Séjour, cuisine, un café réchauffé – le moulin ferait trop de bruit – et le départ sans un regard. La porte donnant sur le balcon terrasse, plein est, filtre un peu d’aube. L’escalier ne craque pas, mais chaque pas crisse de sable sur le bois dur. Entre les madriers qui soutiennent l’édifice Paul cherche des doigts l’ouverture du box. Par les lattes disjointes la lumière froide révèle l’entassement de surfs et de combinaisons. Rien que du bon matériel de loisir, comme l’avait dit l’ami Cyril, à peine envieux. Il faut maintenant choisir quoi sacrifier. Ou qui : chaque planche a sa personnalité, presque son prénom. L’ancien thruster maquillé de wax paraît le plus indiqué. Très courte, la planche coule à l’arrêt sous le poids de Paul : c’est l’objectif. Tous ceux qui connaissent un peu ses surfs pourront remarquer son absence, en témoigner si besoin. Et puis il est si usé, rapiécé, presque une momie de fibre de verre en bandes serrées. Lui aussi a fait son temps. Paul le saisit d’une main – poids léger –, attrape également un shorty déchiré qui sèche depuis l’automne sur un cintre, et bascule le tout à l’arrière du pick-up Nissan débâché.

La veille, au retour du village il avait garé le véhicule face à la petite pente qui s’éloigne du bungalow vers la forêt de pins. Paul n’a qu’à mettre le contact, lâcher le frein et laisser rouler. Quand la vitesse est suffisante, il passe la seconde et embraye doucement. Le moteur se lance, rien d'autre qu'une toux légère, et l’entraîne vers la route de la plage. Au dernier croisement, Paul s’en détourne et prend à gauche la direction de la départementale qui mène à Hossegor.

Personne à cette heure matinale. Il roule tranquille, sans urgence. Dépasse plusieurs chemins de sable qui coupent à travers les dunes jusqu’au rivage. Les ignore : pas de spot intéressant, ou aucun qui soit dans ses habitudes. Cela paraîtrait trop bizarre. On enquêterait.

De toute façon, on enquêtera. On enquête toujours dans ces cas-là. Mais il vaut mieux simplifier les choses, les régulariser. Éviter à Sandra plus de complications. Des problèmes pour tout le monde, alors qu’il cherche la solution.

Paul rétrograde et ralentit pour amorcer le virage qui continue vers la Gravière, à gauche. Comme une inspiration de dernier instant, alors qu'il a prévu de filer, il tourne là, mais à droite. Un spot sans nom, c'est aussi bien pour ce qu'il a en tête. Il marchera même un peu moins. Tout ira bien.

Les roues chassent un peu sur le sable poussé par le vent, le pick-up tangue dans les ornières avant de déboucher sur la grève ouverte. Paul vient le garer doucement le long des courts poteaux de pin qui matérialisent le parking. Il veille à bien laisser au point mort, frein à main serré. Toujours dans l’idée de répondre par avance aux questions qui se poseront, inévitables. La marée monte encore, pour quelques minutes. Elle grossit un peu les vaguelettes qui viennent se briser en petits rouleaux bruyants. Pas de quoi surfer, encore moins justifier le thruster, ni même une longboard. Voilà qui dévoilera ses intentions aussi clairement qu’une note laissée à Sandra sur la table de chevet.

Peu d’oiseaux sur la plage, ni au-dessus. Pas de bateau au loin. Pas encore de surfeurs bien sûr, ni de promeneurs. Paul reste un moment à observer l’eau à travers le pare-brise, dans son hésitation entre le gris de l’aube et le bleu du jour. Elle a une couleur froide. Elle va être froide. Pourtant, il faut y aller.

Comme toujours, il se déchausse depuis son siège et laisse ses sandales sous les pédales. Son téléphone aussi, dans la poche de son sweat, en mode avion. Si on le lui vole ? Eh bien tant pis, voire tant mieux. Tout doit être normal. Réflexe : il attrape les clés avant de descendre. Fraîcheur du sable qui lui glisse entre les orteils. Il claque doucement la portière et contourne la voiture pour sortir la combinaison de la benne. Un jour ordinaire, il aurait pensé à prendre une serviette. Cela accréditera encore la thèse… Plus simple pour tout le monde.

En enfilant sa protection, il déchire encore le Neopren déjà fragilisé à hauteur de la hanche gauche. Tant pis, elle ne servira plus. Pliage sommaire du pantalon et du tee-shirt. Dégager la planche, et c’est fini pour ici.

Un dernier doute : faut-il laisser les clés ou les emmener ? Il les jette sur le siège par la vitre ouverte.

Quelqu’un d’autre se serait peut-être retourné, comme pour marquer une hésitation. Paul pique droit vers l’océan. L’étreinte de l’eau le saisit à froid. Il avance, à peine gêné par le coupant des graviers sous ses pieds. Dès le premier ressac qui lui fouette les genoux, il se jette vers l’avant en plaçant la planche sous son ventre. Il crawle des deux bras pour garder sa vitesse et ne pas s’enfoncer, droit vers le large. Derrière lui, le soleil n’apparaît pas encore au-dessus des dunes sourcilleuses.

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