Le cas Roemer

16 minutes de lecture

Rapport du docteur Kardashi au sujet du patient Eric Roemer.

 

Chers confrères,

 

Le sujet Eric Roemer a, à ma suggestion et à partir du 22 mai 2016 – date de son 6ème jour d'internement – jusqu'au 1er juillet de la même année, rédigé un journal intime.

Grâce à ce document, nous possédons une trace de son évolution rapportée quotidiennement de sa propre main.

En voici, ci-dessous, la retranscription complète :

 

 

22 mai 2016

 

Le docteur Kardashi m’a suggéré de tenir un journal.

D’y consigner chacune de mes journées.

Il m’a expliqué qu’il s’agissait d’un traitement.

Mais contre quoi ? l’ennui ?

Quoiqu’il en soit, ceci est ma première entrée.

Donc, bonjour moi !

 

23 mai 2016

 

Que raconter ?

Qu’à midi, j'ai déjeuné d'une escalope de porc pané avec des petits pois et des carottes ?

Et qu’après, comme il faisait beau,  je suis allé me coucher dans le parc ?


Me faudrait-il aussi raconter ce que j’ai fait et mangé le soir ? Et le matin ?

Franchement, je ne suis pas doué pour ce genre d’exercice.

 

24 mai 2016

 

C’est en forgeant que l’on devient forgeron, non ?

Alors, je pense  – j’espère – que les mots me viendront à la longue plus naturellement.

Aujourd’hui, je me suis levé à 8h00.

Puis, nous avons petit déjeuné à 9h00.

Ensuite, j’ai regardé la télévision.

Mais très peu, les programmes me saoulent vite.

À 12h00, nous avons déjeuné.

C’était un morceau de bœuf avec… que je me souvienne… des pommes de terre rissolées.

Pour finir la journée, nous avons dîné à 18h00 d’une soupe au potiron et d’un morceau de pain.


Un tel inventaire est-il vraiment nécessaire ? 

  

25 mai 2016

 

21h00 précise, corvée écriture !

Encore une fois, je n’ai rien de significatif à relater.

Alors je vais décrire ma chambre.

C’est une pièce blanche de 3 mètres sur 4 avec une vue sur l’extérieur.

On peut y contempler un parking et un arbre.

Il y a peu de meubles :

 

  •   Un lit, vissé au sol, occupe l’essentiel de l’espace, 
  •   à sa gauche, une petite table de nuit où ranger - ou poser - quelques affaires : ordinateur portable, livres, photographies, médicaments, etc., 
  •   à droite, une garde robe intégrée au mur, 
  •   en face, un monochrome sombre : la télévision, 
  •   et dans le coin de la pièce un fauteuil une personne. 

  

Cet endroit est petit, très petit, limpide, trop limpide.

 

26 mai 2016

 

Qui lira ce journal ?

 

Moi ?

Non, je l’écris mais je n’ai – et je n’aurai probablement jamais - aucune envie de me relire.

Même dans 20 ans, à supposer que j’éprouve une crise de nostalgie, quel intérêt, quel plaisir aurais-je à apprendre que le 24 mai 2016 j’ai mangé du bœuf ? Franchement, si j’en arrive là, autant me tuer !

 

Le docteur Kardashi ?

A aucun moment, il n’a exprimé le désir de le voir.

Et franchement, quelle valeur pourrait-il accorder à ces platitudes ?

De plus, en présumant qu’il veuille de temps en temps l’inspecter, il me semble que c’est tout-à-fait contraire à la déontologie.

Ne serait-ce pas considéré comme un viol de vie privée ?

Pour ce qu’elle est… la bonne blague !

 

Si pas le docteur, un patient peut-être ?

Alors, s’il y a un volontaire pour s’intoxiquer le cerveau, il a ma bénédiction ! Je serais ravi de traumatiser quelqu’un par mon effarante banalité.

Mais, pour en arriver là, il faudrait d’abord qu’il s’introduise dans ma chambre, qu’il allume mon ordinateur,  qu’il se connecte à ma session et qu’il trouve le fichier…

 

En bref, si personne ne le lit – qu’il ne le veuille ou ne le peut -  à quoi bon me fatiguer ?

Il faudra que j’en discute avec le docteur.

 

27 mai 2016

 

J’ai parlé au docteur Kardashi.

Il m’a expliqué – pompeusement - que l’acte « narratif » a pour finalité de me reconnecter à tout ce qui compose mon existence : mes routines, mes repères, mes expériences, mes découvertes, mes liens aux autres et mon rapport au monde…

En résumé – et en clair -, il insiste fortement pour que je persévère.

Franchement, on dirait une sorte de programme New Age de revalorisation – jamais je n'aurais imaginé le docteur dans un tel mouvement !

Sauf que je ne me sens pas vide.

Sauf que je ne me sens pas abattu.

Bah !

 

28 mai 2016

 

Je continue néanmoins.

Je fais comme demandé.

Brave petit pensionnaire obéissant !

 

29 mai 2016

 

Hier, j’ai fait un rêve étrange qui ressemblait – selon les restes de ma mémoire - à ceci :

Mon corps était un ensemble de lettres, celles de mon prénom et de mon nom, qui évoluait sur une surface blanche démesurée - une page sans fin - , parmi des millions – non, des milliards - d’autres identités épelées.

Mes actions et mes  pensées étaient des mots et des phrases, s’inscrivaient tout autour de moi, naissaient de mes caractères - comme des acrostiches - et finissaient dans mon sillage ; certains s’accrochaient et d’autres se décrochaient,  d’autres encore interagissaient avec les entités voisines – s’y liaient ou les repoussaient.

Dans ce monde bidimensionnel, je vécus quelques aventures que je ne pourrais relater, ma mémoire faisant défaut.

Quelle bizarrerie.

Devrais-je en parler au docteur ?

 

30 mai 2016

 

Qui écrit vraiment ?

Puisque ce journal est l’initiative du docteur Kardashi, peut-on considérer qu’il en est le cerveau et que je n’en suis que la main ? que je n’en suis pas l’auteur mais simplement l’exécutant ?

Et si ce carnet n’est pas le mien, alors, ces lignes que je tape à l’instant ne le sont pas non plus ! et, par corollaire, ces réflexions que je crois miennes sont, en fait, siennes !

C’est assez vertigineux…

Partageons-nous, le docteur et moi, une seule intelligence ?

Un seul esprit pour deux corps ?


Ou c'est peut-être que l’un de nous n’existe pas.

Mais alors lequel ?

Le docteur Karashi ? ou Eric Roemer ?


Mais, au fond, qui est Eric Roemer ?


Ou encore, autre possibilité, c’est peut-être qu’Eric Roemer et le docteur Kardashi ne sont que des carcasses vides par lesquelles s’exprime un troisième intervenant !


Ha! quel délire !

 

31 mai 2016

 

Schizophrénie de l’écriture.

Je me rends compte qu’en m’adressant à moi-même il m’arrive de me tutoyer.

Comme si je me dédoublais.

Un moi qui pianote et un moi, noir, qui s’inscrit sur du blanc.

L’acte de noter me multiplie.

Je suis à la fois dans la page et à l'extérieur de celle-ci.

Quel pouvoir divin, non ? est-ce cela l'ubiquité ?

Et ces questions que je me pose, dois-je y répondre ? dois-je me répondre ?

À celles ci-dessus ? où à, par exemple, celle-ci :

« Tiens, comment vas-tu mon cher Eric ? »

« Mais très bien mon ami, je me remercie ! »

Cela fait étrange non ?

Qui, espère-je, va – ou pourrait - répondre ?

Le questionnement aussi augmente mon nombre.

Autre dédoublement, si je parle de moi, je m'observe, non ?

Dans la phrase « hier, j'ai pris mon déjeuner à 9h », je suis à la fois objet et sujet.

Donc deux rôles et donc dualité.

N'est-ce pas complètement fou ?


Plus loin encore : parfois il me vient l'envie de me nounoyer!

Cela donne du : « Allons, Eric, allons respirer un peu d'air frais ! » ou « Attention monde, nous sommes légion ! »

Effet secondaire de ce genre d'adresse : le gonflement d'une tête déjà bien grosse.

Est-ce que cela ne montrerait-il pas que « je » est plus que deux ?

Que je ne suis pas qu'un couple mâle / femelle occupant une conscience mais une cohorte, une armée, une horde.

Ne suis-je pas chaque être et chaque être n'est-il pas moi ?

Mouais... mouais...

Peut-être que je vais un peu trop loin, là.

 

01 juin 2016

 

On dirait que je commence à y prendre goût.

Mais bon, ce n'est pas vraiment comme si, ici, il y avait beaucoup d'occupations...

 

Cependant, là, pour la suite de cette entrée, je sèche.

Rendez-vous demain !

 

02 juin 2016

 

Aujourd’hui je me suis promené avec un certain Jerry Baum.

Je crois que cela n’était jamais arrivé - et je me demande bien pourquoi…  il est plutôt d’agréable compagnie.

Nous avons parlé de l’établissement, du personnel médical et des médecins.

Le sien est le docteur Levitz.

Il m'a confié que celui-ci lui avait assuré qu’il sortirait bientôt.

L’heureux salopard, c’est ce que nous souhaitons tous.

 

03 juin 2016

 

Que ferai-je hors de ces murs ?

Bonne question.

D’abord, il me faudra trouver un logement.

Probablement chez ma mère, du moins dans un premier temps…

 

Ma mère…

Voilà bien longtemps que je n’ai pris de ses nouvelles.

Je devrais l’appeler.

 

Ensuite me trouver un emploi.

Mais quoi ?

Un petit boulot temporaire à quitter au plus vite ? ou un poste d’opérateur technique plus en accord avec mes compétences - quitte à prendre plus de temps pour l'obtenir ?

Et où cela ? à la capitale ? ou aux alentours du village maternel ? afin de l'assister…

Mais a t'elle seulement besoin de secours ?

Qu’est ce qui serait le mieux ?

 

Je devrais poser toutes ces questions au docteur Kardashi.

 

Sinon, je crois me souvenir qu'il existe un service d'aide pour le retour au monde…

Marrant comme formulation retour au monde, c'est comme si cet endroit n'en faisait pas partie.

 

04 juin 2016

 

J'ai discuté avec Jerry Baum.

Il y a effectivement un bureau de soutien qui épaule nos recherches et nous assiste dans nos démarches.

Jerry, à sa sortie, ira chez sa sœur et sera pris à l'essai comme téléphoniste dans une société de sondages.

Marrant, sa voix n'est pourtant pas terrible.

 

05 juin 2016

 

Ce soir, j'ai trouvé des inscriptions sous mon lit.

Il était écrit au marqueur noir Le cancer prolifère ; la phrase était répétée plusieurs fois  et l’ensemble était ramassé sur lui-même jusqu'à former une boule avec des pattes.

C'est étrange et flippant.

Qui a bien pu faire cela ?

Est-ce une mauvaise blague ?

Je devrais en parler au docteur Kardashi.

 

06 juin 2016

 

À la cantine, à chacun des repas, j'ai fixé mes copatients.

Je me serinais « Lequel est-ce ? », en tentant de saisir une expression coupable, un signe révélateur.

Mais je n'ai rien vu ; ces hommes, indifférents aux un et aux autres, se concentraient sur l'ingestion d'un hachis-purée jaunasse... Ils me firent penser à des bovins...

 

07 juin 2016

 

Aujourd'hui, c'était mon rendez-vous hebdomadaire avec le docteur Kardashi.

J'avais tant à lui dire et à lui demander, j'en ressentais le besoin.

Cependant, étrangement, je ne l’ai pas fait...

Je me suis retenu.

Je l'ai écouté patiemment et, à chacune de ses questions, j'ai répondu le plus évasivement possible.

Pourquoi ?

C’est très flou, je n’en suis pas certain mais je crois que… je n'ai plus confiance en lui.

Mais, encore une fois, pourquoi ?

 

08 juin 2016

 

À 9h, une fille nommée Iris, a tenté de se suicider : elle a avalé un très gros morceau de viande et s'est étouffée. Heureusement, un gardien veillait.

Ce genre d'événement arrive un peu trop souvent à mon goût.

Il y a peu de temps Gaby avait essayé de s'étrangler avec ses draps.

C'était en mars, si je me souviens bien.

Est-ce normal ?

  

09 juin 2016

 

La tache a grandit.

J'ai emprunté une éponge et du savon à Nadège, la femme d'entretien, et j’ai frotté.

Qu’est ce que cela signifie ?

Je suis de mauvaise humeur.

 

10 juin 2016

 

Elle est réapparue.

Plus grande et avec, ajouté, de nouveaux éléments : Pas de thérapie. Pas de médication. Il est incurable.

J’ai peur.

 

11 juin 2016

 

J’ai interrogé Nadège.

Elle m’assure qu’elle n’a rien vu, qu’elle ne sait pas qui me joue ce tour.

Vraiment ?

Nerveuse, elle a nettoyé et est repartie.

Cependant, je le sais, cela reviendra.

 

12 juin 2016

 

Eric

Joseph

La vieille coquette

Ingrid

David

Anaïs

Patrick

Sophie

Aude

Marc

Ina

Dorothée

Le barbu roux

Hans

Grégoire

Jerry

Ernst

Julie

Divine

L'africain blond

Malice

Manuel

Estelle

Isabelle

Joris

La costaude de jais

Maelle

Michel

Philippe

Laura

Georges

Noah

Danielle

L'asiatique sans nez

Vauthier

 

C’est la liste des patients, de leurs prénoms – du moins ceux que je connais.

Je l’ai faite à la cantine… il me semble que pas un ne manquait… donc je crois qu’elle est complète.

Alors lequel – ou lesquels – pourrai(en)t-ce être ?

 

A bien y réfléchir, je devrais ajouter le personnel soignant, celui du nettoyage et celui de la sécurité…

Trop de monde, il y a trop de monde !

  

13 juin 2016

 

Tandis que je dormais, de mon  ordinateur, une encre noire s’échappa. Elle coula du chevet au sol, grimpa les murs et les pied de mon lit, puis s’étendit, simultanément, au dessus et sur moi. La substance  ténébreuse, au plafond, s’aggloméra en un point, en une goutte qui grossit tant qu’elle finit par ruisseler sur ma poitrine.  Des sentences, anciennes et nouvelles, marquèrent ma peau, la percèrent et s’insinuèrent   : « le cancer prolifère », « Pas de thérapie. Pas de médication. Il est incurable » ainsi que « gangrène », « démence », « pourrissement douloureux », « cerveau et corps avariés », « souffrance délabrante », « maux dits », « Mâlemort »… et d’autres  expressions tellement confuses qu’elles en étaient illisibles, insensibles.

Les sensations de ce supplice - suffocation, détresse et horreur - me font encore frissonner.

Quel cauchemar atroce !

À mon réveil, la tache était réapparue, enflée.

Je l’ai frottée avec mon linge.

 

14 juin 2016

 

Noah a eu, pendant le déjeuner, une crise qui semblait être épileptique.

Les infirmiers sont immédiatement intervenus et une ambulance fut appelée.

Noah est à l’hôpital.

C’est probablement mieux pour lui.

 

Et si ce n’en avait pas été une ?

 

15 juin 2016

 

« Maux dits » et toutes les inscriptions du cauchemar du 13 juin ont été ajoutées à la tache.

Je les ai détachées et j’ai instauré un mot de passe au fichier « journal intime ».

 

16 juin 2016

 

J’ai essayé de m’empêcher de dormir.

Je n’y suis pas arrivé.

Après la visite de l’infirmier, je me suis installé dans le fauteuil et j’ai regardé, aussi longtemps que j'ai pu, la télévision. Mais, vers 23h, ils ont tout coupé. Plus d’image et plus de lumière. J’ai tenté alors de veiller mais, malheureusement, l’assoupissement fut le plus fort.

À mon réveil, elle se trouvait sous le siège.

 

17 juin 2016

 

L’idée est que si je ne dors pas le coupable n’entrera pas et ne barbouillera pas ma chambre.

Seulement, pour cela, il me faut soit endurcir ma résistance au sommeil , soit trouver une autre idée.

 

Si j’avais une clef, tout serait plus simple : je verrouillerais la porte et ce serait réglé.

Mais je n’en ai pas et n’ai pas le droit d’en avoir.

Peut-être que je devrais tenter de me procurer un exemplaire ou un passe…

Mais où sont-ils gardés ? et qui les porte ?

Nadège très certainement.

Et l’infirmière en chef, Maud.

J’imagine qu’il doit y avoir un casier contenant la collection de toutes les clefs dans le bureau des infirmiers.

 

18 juin 2016

 

À ma demande, le docteur Kardashi m’a reçu.

Je me suis plaint d’un état permanent de forte fatigue et je lui ai demandé, si cela était possible,  un « quelque chose » qui me donnerait un peu plus de « pêche ».

Refus : l’homme est contre toute médication.

Par contre, il a essayé de me faire parler.

Mais je ne le veux plus, pas à lui.

C’est quand même étrange qu’il ne me dise rien à propos de la tache…

Il doit être au courant, non ?

Si Nadège et si les infirmiers le savent – et ils doivent le savoir vu qu’ils passent régulièrement dans ma chambre – comment lui ne le saurait-il pas ?

 

A mon retour, Nadège était passée et plus rien de la tache du 16 juin ne subsistait.

Je me demande : si Nadège, trouvant porte close, ne pouvait nettoyer, est-ce que la tâche grandirait ?

Non. Bien sûr que non.

Faut-il en faire l’expérience ?

 

Il me faut absolument une clef.

 

19 juin 2016

 

J’ai demandé à Maud un léger stimulant.

Encore une fois, j’ai rencontré une opposition.

Qu’avais-je espéré ?

Qu’ils ne communiquent pas entre eux ?

 

20 juin 2016

 

J’ai encore eu un cauchemar ; c’est devenu récurrent.

À mon réveil, la tache se trouvait sur le mur de droite, celui donnant sur l’extérieur.

 

Cet après-midi, le bureau des infirmiers s’est trouvé vide et porte non verrouillée. 

J’y suis entré.

Il s’y trouve une petite armoire avec des clefs portant les numéros de toutes les salles.

La 421, ma chambre, y est.

 

Je n’ai pas osé la prendre.

Que se passerait-il s’ils constataient sa disparition ?

Je serais plus que probablement suspect.

Mais peut-être pas...

 

Je devrais cependant tenter ma chance.

 

21 juin 2016

 

Jerry Baum est sorti.

Habillé d’une chemise et d’un pantalon de civil, emportant un petit sac, il m’a fait ses adieux.  Ce faisant, il m’a examiné, m’a asséné que j’avais l’air totalement épuisé et m’a demandé si tout allait bien. Oui, ai-je alors murmuré. Alors, il m’a embrassé et est parti.

C’est drôle, son départ me laisse comme un vide.

Pourtant, c’est ridicule, je ne le connaissais pas vraiment…

 

22 juin 2016

 

Pour éviter l’endormissement, j’ai, toutes les heures et à la moindre faiblesse, fait des pompes et des abdos. Cela a plutôt bien fonctionné ; malgré quelques micro-sommeils – dont un, pieds au sol, buste relevé, en station d’exercice – j’ai tenu. Cependant, conséquence de cela, j’ai dormi une partie de la journée, entre chaque repas pour être exact, et je me sens éreinté.

Je recommencerai cette technique ce soir.

 

23 juin 2016

 

Je suis crevé.

Combien de temps le corps peut-il endurer cela ?

 

24 juin2016

 

J’ai pris la clef.

Sur le coup de midi, comme le 20 juin, le personnel a déserté le bureau sans verrouiller la porte.

Je m’y suis introduit et l’ai subtilisée.

Il faudra que je lui trouve une bonne cachette.

 

Ce soir je peux dormir en paix !

  

25 juin 2016

 

Cauchemar :

Au plafond s’ouvre une gigantesque gueule dans laquelle s’agitent d’indénombrables mains vermeilles ; elles tracent de pourpre les omineuses et familières sentences qui,  achevées,  tombent et me transpercent la poitrine ; les mots me pénètrent, se gravent dans mes chairs, m’ensanglantent ;  un long  cri de douleur me coule de la bouche et me déchire de ses lettres jusqu’au bassin ; mes entrailles libérées serpentent hors de leur cage et me dessinent de funestes prédictions…

À mon réveil, les sinistres motifs maculaient toutes les parois et – ce qui me semble bien pire -, mon corps. Heureusement, je ne suis pas blessé, ce n’était, je crois, que de l’encre. Par contre, c’est une substance plus épaisse qui souille les murs.

J’ai vérifié la porte : elle était verrouillée !

Alors, comment cela a-t-il été possible ?

A-t-on utilisé une autre clef ?

Un passe ?

Ou bien…

Ou bien… indicible possibilité… serait-ce moi ?

 

Interdit, apeuré, je me suis précipité, torse nu, au bureau des infirmiers, voir Maud. Je lui ai exhibé mes inscriptions – ce qui ne l’a pas fait cillé. Alors, je l’ai priée de venir constater l’état de ma chambre – mais elle n’a pas bougé. Ensuite, je l’ai suppliée de m’en changer – je ne peux plus occuper la 421, je ne m’y sens plus en sécurité. Mais, la seule réponse de cette femme de pierre a été : « Il n’y a plus un lit de libre ». Finalement, j’ai exigé une entrevue avec le docteur Kardashi.

Il n’a pas pu me recevoir.

 

Pendant que j’étais chez Maud, Nadège a nettoyé.

Il ne reste rien des infamies écrites.

 

Je suis dans la salle commune, j’écris avant que vienne le couvre-feu, avant d’être obligé de retourner dans cette pièce.

 

26 juin 2016

 

La nuit dernière, j’ai placé un message sur le mur - il n’y a pas de raisons que seul(e)(s) lui, elle ou eux le puisse(nt)  -, il dit tout simplement : « Ne pas écrire ». Puis – tout du moins autant que j’en ai été capable -, j’ai fait des exercices. Il semble que cela ait fonctionné. « Il » ou « elle » qui ou quel que soit ce « il » ou « elle » m’a lu.

 

27 juin 2016

 

Aujourd’hui a été un enfer.

Ce matin, comme je n’ai pas tenu sans m’endormir, elles sont réapparues ; tout autour de mon « Ne pas écrire », comme pour l’avaler…

 

Ensuite, cet après-midi, Vauthier, un marqueur à la main, a rigolé avec Patrick.

J’ai vu rouge, me suis approché et l’ai frappé.

Les infirmiers sont aussitôt intervenus, m’ont saisi et m’ont confiné dans la 421.

Avec elles.

 

Alors, je les ai grattées de mes ongles…

Jusqu’au sang.

Puis, j’ai tracé mon nom, celui de Kardashi et l’autre – comme j’ignore son nom, c’est ainsi que je l’appelle.

 

Plus tard, un infirmier et Maud sont venus.

Voyant les parois, ils m’ont attrapé et, avec l’aide d’un troisième larron, m’ont conduit à l’infirmerie.

Où l’on m’a, silencieusement, soigné.

Cela fait, j’ai été raccompagné à la 421.

Depuis Sofiane, l’infirmier homme de main, se tient devant ma porte.

Il joue au gardien.

Attendant que je m’endorme.

Et si c’était lui ? 

Dans le doute, je verrouille… bien que le 24 et le 26 juin cela n’ait servi à rien…

 

28 juin 2016

 

Suite aux événements d’hier, le docteur Kardashi est venu à la 421.

Il s’est installé sur une chaise, près de mon lit et m’a demandé ce qui s’était passé.

Malgré mes réserves, mes réticences – j’étais, je suis, à bout - , tout est sorti, toute l’histoire et en détail.

Il m’a écouté sans mot dire - mais qu’ont-ils tous à être muets ?

A la fin de ma relation, il m’a paternellement tapoté sur l’épaule et m’a assuré que tout rentrerait dans l’ordre.

C’est tout ?

 

29 juin 2016

 

Je suis trop épuisé, je n’arrive pas à lutter contre le sommeil.

Je n’ai pourtant aucune autre solution.

 

Maud m’a convoqué ; elle m’a annoncé, papier à la main, que dans trois jours je sortirais.

J’ai rigolé mais elle me regardait sérieusement.

Je lui ai alors déclaré que je n’allais pas bien.

« Ce n’est pas l’avis du Dr. Kardashi », m’a-t-elle répondu.

 

Mais que se passe-t-il ici ?

 

30 juin 2016

 

Ce matin, elles étaient enroulée autour d’un cercle vide.

Comme un tunnel.

Alors, j’ai gratté, raclé, rongé, avalé…

Un peu de la surface est partie.

Dans mon ventre.

 

Ils sont tous coupables.

L’institution entière.

Et tous les patients aussi.

 

Mais pourquoi ?

 

31 juin 2016

 

Je me suis écrit dessus.

Autant que je le fasse moi-même, non ?

J’ai utilisé des petits morceaux du mur gratté hier.

Mon nom est gravé, ainsi que « Pas de thérapie. Pas de médication. Il est incurable. » - mon préféré.

Les infirmiers m’ont trainé jusqu’à l’endroit qui porte leur nom.

 

1 juillet 2016

 

Mon sac est prêt.

Sauf que ce n’est pas moi qui l’ai fait.

Ils ont vraiment hâte que je parte…

Eh bien, sous peu ce sera ma dernière nuit ici.

 

Cet endroit ne me manquera pas.

Je me sens soulagé.

Seulement, il y a quelques questions qui me taraudent :

 

  •  Que va-t-il se passer ce soir ? y aura-t-il un climax, une manifestation d’adieu ? 
  •  Est-ce que cela va me poursuivre ? 
  •  Et quoi après ? 

  

Ici se termine la partie rédigée en nos murs du journal d’Eric Roemer ; qu’il l’ait continué au civil grâce à une version sauvegardée est fort probable, je le suppose – je le souhaite même car ce serait une formidable manne de données  si nous pouvions l’obtenir.

Cependant, quoiqu’il en soit, en l’état, cet e-carnet est un formidable instrument : cette compilation d’entrées montrant l’évolution psychologique du patient, sans ingérence professionnelle, écrite de sa propre main, est, en somme, un tout nouvel éclairage, un nouveau champ d’étude, qui apportera, je l’espère, son lot de découvertes et de progrès.

Et à la lumière de ce document – en plus des autres indicateurs -, il m’apparaît que  Mr Roemer a extrêmement bien réagi au traitement et à ses diverses stimulations et que les résultats - bien qu’une rencontre post-internement n’ait pas encore eu lieu – dépassent toutes mes attentes.

En conclusion, chers confrères, j’estime qu’ il nous faut réitérer ; donc, je suggère qu’en plus des caméras nous utilisions – si le sujet l’accepte – systématiquement l’outil journal intime pour consigner, observer, mesurer les effets de nos diverses interventions – directes, indirectes ou chimiques.

Ce, afin que notre institution continue, en permanence, de s’améliorer et que nous puissions toujours  mieux aider nos malades à se réintégrer, à se réadapter à cette société insensée.

 

Dr Elohim Kardashi


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