38 - Virus [Virus scélérat] {anticipation}=9

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Il existe une sagesse ancestrale dans l’humanité, une sagesse qui lui a permis de survivre, malgré ses faibles défenses, durant des millénaires. L’humanité sait qu’il vaut mieux avoir affaire à un ennemi clairement identifié qu’à un ennemi invisible. Et cela même si l’ennemi identifié est surpuissant, et l’ennemi invisible de faible puissance.


Nous étions en 2026. La machine était bien rodée.

Le vendredi 14 août, l’OMS émit une alerte au sujet d’infections fulgurantes s’étendant du Paraguay dans toute l’Amérique latine. Ce jour, on pensait aux fêtes du 15 août, à la chance de bénéficier d’un week-end prolongé, on était en vacances un peu partout dans le monde, même l’économie avait levé le pied. L’alerte tomba dans la poussière des relayeurs d’info.
Le Paraguay ? Un pays dédaigné de l’Europe et de l’Asie, quasiment inconnu de l’Afrique et jugé insignifiant par tous ses grands voisins. Le Paraguay ne pesait pas lourd : 7 millions d’habitants, qui jusqu’ici s’en étaient bien tirés. Mais en juillet, Fuerte Olimpo, au Nord-Est du pays, disparut des radars commerciaux. Une mystérieuse maladie rendait les gens fous avant de les tuer en 72 heures. En deux semaines, Fuerte Olimpo s’était transformée en ville fantôme, mais qu’est-ce que 5 000 morts dans l’immensité d’un territoire resté sauvage par bien des aspects ? Début août, la cathédrale María Auxiliadora se dressait plus solitaire que jamais et beuglaient alentour des bovins renifleurs dubitatifs de motocyclettes léguées aux rues. La plus proche station à essence, située à Toro Pampa, n’était plus qu’un dépôt de carburant inégalement approvisionné. Les survivants avaient fui le mal, l’emportant dans leurs bagages.
Concepción était maintenant gangrénée. Campo Grande, au Brésil, montrait des signes de contagion. Asunción était probablement touchée. Malgré les leçons tirées des années précédentes, où plusieurs vagues de virus avaient été maîtrisées par des confinements successifs, la peur prenait le dessus, et trop de Paraguayens cherchèrent le salut hors de leurs frontières.

Quand l’Europe interdit les vols depuis Asunción, le 17 août, il était déjà trop tard. Le virus, car c’en était encore un, se répandit plus vite que tous ses prédécesseurs. Mais, des virus mortels, ces dernières années, on avait donné, et les procédures sanitaires étaient dans toutes les têtes. Les hôpitaux quadruplèrent les lits et les entreprises multiplièrent les sas de décontamination. Les « inutiles » se barricadèrent chez eux au milieu de leurs stocks alimentaires. Les rues se vidèrent. Écoles et petits commerces fermèrent. Chacun se mit à surveiller tout le monde, appli « ProtocoleSain » en main. Dans un premier temps, ne trépassèrent que les inconscients, les rares personnes présentant des « symptômes de comorbidité », et de nombreux « héros citoyens », ceux qui travaillaient pour que le monde ne s’écroule pas, et qui ne sortaient qu’entièrement « couverts », en blanc, orange, bleu ou vert, suivant leur domaine d’intervention, avec laissez-passer en bonne et due forme placardé sur leur poche ventrale. On ne s’inquiétait plus des vieux. Depuis les deux épidémies de 2023, les vieux se faisaient rares, et ceux qui tenaient encore à la vie la tenaient solidement.

Le 20 août n’avait pas sonné que tous les laboratoires travaillaient déjà sur l’Olimpo. Malheureusement, il n’était rattaché, apparemment, à aucun virus connu pour lequel on aurait disposé de vaccin. Il fallut attendre la fin septembre pour que le séquençage complet du génome de la bête fût rendu public, et que la création de vaccins proprement dite commence. L’Europe comptait alors 350 000 morts et le continent américain plus de cinq millions de décès. Plus que jamais, les vaccins étaient attendus. Nul n’était immunisé contre cette nouvelle attaque, et ceux qui s’en sortaient, un peu moins de 10% des atteints, présentaient de graves séquelles psychologiques. Le vaccin était appelé de tous les vœux. Big Pharma promettait de faire le maximum, si ce n’était l’impossible. Dès les premiers vaccins disponibles, ils seraient proposés aux soignants, comme d’habitude, puis à tous les acteurs indispensables de la vie économique. Bien sûr, après les hommes politiques, les grands industriels et financiers, et les chercheurs, il va sans dire. La procédure habituelle.

Début novembre, plusieurs laboratoires publiaient des résultats encourageants. Il était encore impossible d’affirmer si la protection serait totalement efficace, mais l’espoir renaissait devant les téléviseurs. Plus personne n’osait sortir. Or les statistiques n’en finissaient pas d’attiser l’angoisse. Les médias extrapolaient les données car l’Europe et l’Amérique du Nord n’osaient plus fournir les chiffres de l’hécatombe, et les informations en provenance d’Asie étaient jugées peu fiables. On parlait de deux milliards de morts dans le monde. Ce n’était pas énorme : c’était inconcevable ! Tous les yeux étaient braqués sur l’industrie chimique et pharmaceutique ; la recherche en vaccins, seule, était l’indispensable condition à la survie. Big Pharma promit un vaccin à petit prix. Moins d’un euro l’injection, tout compris.
Sachant qu’il faudrait probablement un rappel tous les deux mois pour une immunisation efficace, les gouvernements organisaient à grande échelle la campagne de vaccination, qui durerait au moins jusqu’en juillet 2027, date à laquelle on espérait que le virus perdrait de sa virulence. De gros efforts financiers seraient demandés à la population. Le premier ministre avait annoncé qu’il y aurait suppression de « plusieurs » jours de congés, et que les salaires seraient gelés jusqu’en 2028. Il ne pouvait guère proposer mieux : le télétravail avait déjà été rendu obligatoire pour un maximum de tâches et était devenu très contrôlé, et taxé. Dès l’épidémie du SARS-CoV de 2022, les marchandises « non essentielles » avaient été surtaxées. Il en avait été de même des transports, des loisirs, des téléchargements internet, des transactions bancaires depuis que le paiement numérique était incontournable, pour d’évidentes raisons sanitaires, dans toute entreprise. L’épargne, sacrée, avait été utilisée sous forme d’emprunt d’État obligatoire afin de participer à l’effort collectif de 2023, cette année damnée où étaient apparues deux épidémies successives, surnommées Charybde & Scylla. L’année précédente, 2025, face au virus mutant A-25 qui tua près de trois millions de personnes et décima la quasi-totalité des élevages de porcs et de volailles, le nouveau Gouvernement Mondial faillit sauter en imposant à tous l’implantation d’une puce d’identification « Santé & Défense ». Le GM ne dépassait certes pas ses prérogatives, puisque ses arguments ne concernaient que la santé et la défense, mais en exigeant l’implantation de sa puce à tous les humains, et à tous les animaux susceptibles de voyager, il avait eu la main lourde. Face au tollé général, face à la logistique nécessaire pour une telle opération, il réduisit ses ambitions : d’une part l’obligation ne concernerait que les nouveau-nés, et les animaux vivants voyageant sur plus de 100 km, d’autre part il fit appel au volontariat en promettant la gratuité (et la priorité d’accès) aux vaccins des prochaines épidémies. La pression fiscale avait dépassé les 50% du PIB. Du jamais vu. Sans compter que pour la première fois depuis le début du siècle, les gouvernements du G20 avaient d’un commun accord décrété la culture « non essentielle », et les arts, devenus « taxables », se voyaient amputés de leur traditionnelle plus-value de mobilier « refuge ».

Quand, le 8 décembre, le GM et l’OMS décrétèrent d’un commun accord l’autorisation exceptionnelle de mise sur le marché des vaccins anti-Olimpo, malgré les tests insuffisants, réduits par l’urgence de devoir mettre à disposition une arme contre ce virus implacable, ce fut un immense soulagement.
Il était temps. Depuis le début du confinement, trois mois et demi s’étaient écoulés, et ces derniers temps le bruit courait qu’on mourait plus de suicide que d’Olimpo. Certaines personnes, isolées, n’avaient de contact qu’avec les drones livreurs, dont le prix des services augmentait de jour en jour, soi-disant à cause des pillages, ou parfois avec un drone contrôleur, de moins en moins conciliant, soi-disant à cause des fraudes. Beaucoup regrettaient que la puce S&D du GM n’ait pas été rendue obligatoire : on aurait pu suivre les contagieux, les éviter, sortir plus facilement, lutter plus efficacement aussi. Se nourrir était devenu un casse-tête pour tout détenteur d’un porte-monnaie non extensible. Les viandes, autrefois bon marché, comme la charcuterie ou le poulet, se rangeaient dans les produits de luxe, très surtaxés. Le choix dans les fruits & légumes se réduisait à ce que pouvait produire l’agriculture de proximité. Quant aux œufs, ils n’étaient qu’un lointain souvenir.
Enfin, certains auraient la chance de passer Noël en famille ! Une vague d’espoir envahit tous les réseaux sociaux numériques. À tel point, qu’à partir du 24 décembre un tiers de la population décida de fêter dignement la fin de l’année. Vaccinés… ou pas.

Or, à la fin 2026, au 31 décembre, seule une très faible fraction de la population se retrouva vaccinée. Les vaccins étaient pourtant produits à des milliards d’exemplaires. Des usines avaient été réquisitionnées. Les Chinois s’étaient bien préparés à la future demande et inondaient déjà les marchés occidentaux. Big Pharma assurait être en mesure de fournir des doses pour la population mondiale, et ce tous les deux mois. Mais trop de personnes, à s’interroger sur les effets secondaires ou quant à la pertinence de servir de cobaye, tardèrent à se présenter dans les centres de vaccination. Et les soignants fatigués voulaient un Noël, loin des seringues : le personnel manqua pour inoculer l’antidote.

Les gens firent donc la fête. Et les rumeurs complotistes commencèrent leur éternelle valse. On disait que l’Olimpo n’était qu’une vue de l’esprit. On disait que c’était encore un coup pour nous rendre encore plus esclave de gouvernements pourris. On disait qu’il fallait s’embrasser, faire l’amour avec le maximum de partenaires, que l’amour tuait le virus, et que c’était pour ça que confinés nous mourions, et que déconfinés nous nous trouvions de plus en plus en bonne santé. On disait « Et vous, vous avez vu des malades depuis Noël ? ». Non, on disait. Non… Et surtout on ne voulait plus voir. Il y avait eu trop de morts. Des gens qu’on avait connus. Qui s’étaient sacrifiés pour qu’un minimum de services permette à une majorité de personnes de survivre. Non, on ne voyait plus de malades, peut-être que suffisamment de gens avaient pu se faire vacciner, mais la pression subie depuis quatre mois continuait à tarauder le jugement. Et on savait bien que ce virus était un vrai virus, fabriqué ou non. Et on se disait : quitte à mourir, autant le faire en en ayant profité !

Le 5 janvier 2027, les chiffres revinrent officiellement dans les informations télévisées. Et ces chiffres furent étonnants : depuis le début de décembre dernier, l’épidémie avait inversé la maudite courbe de mortalité. Au 15 décembre, la somme des nouveaux hospitalisés de l’Olimpo baissait quotidiennement de 15% depuis le début du mois, alors que la vaccination de masse n’avait pas encore commencé. Fin décembre, l’Olimpo était apparemment parti faire la nouba sur une autre planète : ne restaient que quelques clusters isolés, vite réduits dès qu’ils reprenaient contact avec la société. Le virus avait-il eu peur de cette vague optimiste qui s’était emparée de la population durant les réveillons de fin d’année ? Non, bien sûr. Après analyse, on s’aperçut que l’Olimpo avait muté en une forme bénigne tout en gagnant en vitesse de propagation, les porteurs du Nouvel-Olimpo contaminant encore plus rapidement leur entourage, avec la conséquence de les immuniser contre le Vieil-Olimpo.

Les gouvernements tapèrent du poing pour que les vaccinations reprennent : ce fut lettre morte. La campagne cessa faute de gens motivés : et du côté des soignants qui vérifiaient de visu qu’il n’y avait plus d’Olimpo pour encombrer les urgences, et du côté des déconfinés qui ne virent rien venir après avoir fait la fête. Les encore-confinés, ceux qui n’avaient osé, furent rapidement convaincus que plus rien n’était à craindre, la jeunesse ouvrant les portes contre toute décence et les commerçants relevant sans autorisation légale leur rideau de fer. La vie reprenait. Aux survivants de la rattraper. Ce qu’ils firent en quelques jours.

Les milliards de vaccins qui attendaient dans des cartons attendirent en vain. L’humanité était sauvée, encore une fois. Big Pharma, par contre, prit un sérieux coup de plomb dans l’aile. Les réductions de personnel se chiffrèrent en millions. De personnes. En milliards de frais pour un abime de déficit. Bill Gates faillit y laisser sa peau. « Les complotistes » applaudirent à la défaite de leurs ennemis : par la grâce d’un virus, l’humanité était sauvée et libérée de l’un de ses pires suceurs de sang.

Mais, l’an prochain, quand se pointera le virus inconnu, qui saura, qui aura le pouvoir et les moyens de le combattre ?

En 2026, l’humanité oublia une antique sagesse. Et, pourtant, la machine était bien rodée…

Novembre 2020

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