Transfiguration

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Touchant le silence, sa propre chair d’abandon toujours ensommeillée. Aurore comme l’agonie traînante d’un désespoir. La tête sur l’oreiller, les yeux grands ouverts pour oublier ce qui n’est pas mort, pas encore, bientôt.

La lumière s’étale comme une brume à lenteur d’éveil. Flux bleu sombre remontant des profondeurs, bleu sombre tout d’abord et s’éclaircissant peu à peu, recouvrant la torpeur. Pâle drap mortuaire sur lequel frissonne la main, de froid ou des dernières angoisses.

Les yeux sont ouverts, ils clignent, regardent sans regarder. La douleur, cette indéfectible compagne, semble s’être esquivée. Il y a l’attente d’un message, de quelque chose, de rien. L’incertitude, le suspens. Mais ce qui doit venir ne viendra pas encore. Il y a un répit, une immobilité capitale, respiration lente, aussi lente que la lumière qui désormais rosit le dessous des nuages.

Sans aucun doute, il va falloir esquisser un geste, une parole, se reconquérir. Fermant un peu les yeux, laisser enfin venir sa propre aurore. Avant que les deux aurores se rejoignent et fusionnent dans l’aube. Alors, il sera temps de rejeter les draps et décider quoi faire de ce jour.

*

Le premier rayon de soleil est le message indiscutable. Joie est le mot d’ordre. Reste à découvrir pour qui, ou pour quoi. Reste aussi à mourir un peu pour que cette joie soit délivrée.

Mais quelque chose meurt, effectivement, dans le silence de cette chambre. Quelque chose meurt et ce n’est plus qu’un léger souffle. Ou bien quelqu’un, par cette mort renouvelé. D’ailleurs on ne sait pas vraiment. Il n’y a pas à savoir. Toutefois, quelque chose est changé.

Il est impossible de dire de quoi il s’agit, du moins pas encore. Ou bien, c’est à chacun de s’en faire une idée, de l’imaginer, et de le garder pour soi. Mais peu importe. Il y a juste que cette chambre n’est plus tout à fait cette chambre, cette chair plus tout à fait cette chair.

Et celui qui dormait là ressent à présent un étonnement diffus, une perplexité qu’il tient au creux de sa main et considère avec incrédulité. Ce n’est pas tout à fait ce qu’il attendait, à supposer que ce soit vraiment ce qui devait se produire, à supposer qu’il ait attendu autre chose.

*

Désormais, le jour entre par les fenêtres, et debout il attend quelques instants. Il n’a toujours pas décidé quoi faire, demeure recueilli, attentif. Ses pensées convergent vers ce flot de lumière qui éclabousse le sol et les murs.

Puis il sourit. C’est d’abord imperceptible, à peine un frémissement des lèvres. Imperceptible, puis avec une certaine innocence, avec naïveté presque, le sourire s’élargit et gagne les yeux. Il a enfin renoncé à l’amertume, l’a balayée d’un revers de la main.

Il regarde. Écoute : des bruits de la rue, des bruits quotidiens, des oiseaux. Et surtout, le vent dans les arbres, sa mélodie sinueuse. Il se penche au-dehors. Le vent l’enveloppe, le soleil. Il respire les parfums du matin. Attend toujours, mais ignorant si c’est bien ainsi qu’il faut attendre.

Avec le soleil monte la tiédeur. Il en redécouvre la caresse sur ses joues et ferme les yeux. La tiédeur se glisse le long de sa nuque, s’en saisit comme pour l’attirer vers un baiser. Il lui offre ses lèvres, son sourire, avant de quitter la fenêtre et d’aller s’asseoir sur le lit.

*

Il n’a pas, n’a plus de questions. Rien que cette attente. Mais pour le moment il ne se sent prêt à rien, pour le moment il ne sait pas. Peut-être même n’y a-t-il que l’attente, et rien au-delà.

Étrangement, son sourire a envahi la chambre, s’apprête à se déverser dans la rue. Son sourire qui, même s’il ne sourit plus, est toujours là. Était-ce cela ? Mais ni lui, ni personne, ne possède la réponse.

Les yeux fermés. Très lentement, par en dessous, un chant sans paroles le gagne. La joie. La joie est-elle un chant ? Il s’interroge à peine. Ce n’est pas le genre de question à poser. Mais où est la question, alors ?

Rouvrant les yeux. Il retourne à la fenêtre. Déjà tant de lumière. Aucun nuage pour y faire obstacle. Les nuages se sont disloqués avant de fondre dans le bleu pur du ciel. Restent ce bleu et le soleil. Et ne subsiste nul vestige de cette nuit qui fut si semblable à mille autres.

*

Puis midi vient, incandescent mais sans fureur, vertical comme une certitude. Un midi qui, contrairement aux précédents, ne blesse pas. Il est allé marcher un peu, a offert un sourire à chaque visage affligé. Certains l’ont refusé. Ceux dont les yeux étaient ouverts mais sans voir. Ceux dont les larmes avaient déjà brûlé le regard.

D’autres ont eu l’air surpris, décontenancés, mais leurs visages se sont détendus. Certains même se sont retournés et l’ont regardé s’éloigner. Qui ? Qui donc ? Et pourquoi ?

S’il n’y a toujours pas de réponses, ni pour lui ni pour eux, pour personne, il y a toujours le chant qui maintenant l’enveloppe et danse dans ses pas. Ce chant venu d’il ne sait où et sur lequel il se laisse porter, ce chant qui n’a fait que croître durant la matinée et pour l’instant semble culminer.

*

Retourné dans sa chambre, assis sur le lit jambes repliées, il sent vibrer la musique de son sang, vibrer puis jaillir et éclater comme des feux d’artifice. Il ne comprend pas, ne veut surtout pas comprendre. Ce serait détruire ce qui a pris racine en lui, et qu’il tient à ne pas perdre.

Le chant, le chant sans paroles, le chant qui le délivre. Il y avait eu d’autres chants, mais ceux-ci avaient la saveur âcre des désespoirs irrépressibles. Et ils n’étaient pas aussi tenaces.

Il s’interroge. Où est donc passée la souffrance ? Il en garde le souvenir, mais elle est devenue spectre, semblant avoir été oblitérée, jetée dans un coin sombre, dans un repli du silence. Lointaine, hors de portée par quelque inconcevable miracle.

Mais il la sent, tout de même, sous-jacente, reflet obscur du chant, sol duquel il s’élève. Sans elle rien n’eût été possible. Il faut donc bien qu’elle survive quelque part, quoique dépouillée de sa cruauté.

*

Un instant parvenu à l’immobilité, midi commence tout doucement à s’éloigner. C’est au tour de la touffeur de prendre possession du jour. Après s’être nourri de quelques fruits, il envisage une courte sieste. Il y aura de toute façon trop de chaleur pour sortir. Mieux vaut s’endormir, mains derrière la nuque, en offrande à la torpeur.

À son réveil, l’atmosphère s’est faite lourde. Quelques nuages voilent le soleil. Rien de bien inquiétant pour le moment. Midi est lointain, qu’il regrette à peine. Assis sur le bord du lit, tête penchée et mains jointes, il écoute. La musique qui s’était estompée durant le sommeil refait surface.

Elle revient, et avec elle le sourire. Et aussi la question : pourquoi le sourire ? Mais ça, il ne le saura sans doute jamais. Ce qui lui importe peu, tant qu’il y a le sourire. Et aussi la joie, qu’il voudrait pouvoir faire partager. Mais à qui ? À qui ?

*

Finalement il est sorti, est allé frapper à une porte, et les voilà assis l’un en face de l’autre. Il fixe les grands yeux noirs, profonds, qui le dévisagent. Il n’y a pour l’instant rien encore, pas une parole, hormis leurs seuls regards qui flottent détachés de la durée.

S’il est vraiment là ou non, il l’ignore. Il y a que rien ne s’est encore produit, que rien ne bouge. Ce pourrait être un rêve. Mais il se penche, effleure la main de son compagnon, se rétracte et retourne au silence. Ceci, il le sait, est bien réel.

À ce contact autant que par le regard, l’autre a senti, ou plutôt pressenti la musique, et ses yeux se font interrogateurs. Une fois de plus, leurs retrouvailles se font dans le silence, et il leur faut se déchiffrer. Cela prend un peu de temps. Mais la musique, quoiqu’inaudible, est un élément nouveau, une étrangeté dont le compagnon s’étonne.

Il y a donc ce silence déposé là entre eux, une nouvelle immobilité. Un répit, une transition, une étape. Distincts : leurs sourires qui s’échangent dans la pénombre calme de la pièce. Leurs sourires l’un dans l’autre reflétés. Puis son compagnon fermant les yeux écoute la musique, la frôle, s’offre à elle.

*

La musique l’a saisi, lui aussi, sans qu’on puisse dire ni comment ni pourquoi, sans qu’aucune parole ait été échangée. Les mots finissent par venir, toutefois, mais très bas, presque murmurés. « Il y a eu notre amitié. De cette amitié quelque chose a surgi. La joie. Celle qui est venue de toi seul. Que j’avais cru perdre et qui est revenue. »

Le silence. « Personne ne m’a jamais fait offrande plus grandiose », achève-t-il. Son compagnon le regarde, mais ne répond pas. Qu’aurait-il à répondre, désarmé par cet aveu ? Il baisse la tête, un instant, puis observe son ami dont le sourire le submerge. La joie. Oui, bien sûr. La musique.

L’amitié, la joie, la musique. Comment trouver le lien, la nature du lien. Mais pourquoi chercher à comprendre, après tout. Cependant quelque chose lui échappe, qui demeurera insaisissable. Du moins pour nous, qui ne sommes ni avec eux, ni au cœur de la musique.

L’un d’eux, peu importe lequel, se lève et va ouvrir la fenêtre. Il pleut. Les gouttes sont larges, tièdes. Elles frappent le sol comme des doigts sur un tambour. La musique qui se déverse. « Tu entends ? Tu entends ? » Partout, la musique. Eux debout devant la fenêtre, riant. Leurs rires aussi sont la musique.

*

Puis les revoilà assis. Leurs regards sont devenus vifs, brillants. Montent les odeurs chaudes du sol mouillé. Encore plus de pénombre. La pluie plus brutale, drue, délivrante.

« J’avais cru te perdre, dit-il soudain. Ton amitié : lointaine, comme effacée. À ce moment-là j’ai presque voulu mourir. » Un temps. La pluie. Ils écoutent la pluie. « C’était idiot. » Il croise les bras. Soupire. « Confusion, illusion. Je ne savais plus. Ça me faisait peur. »

Ils se regardent avec une intensité qu’ils mesurent à peine. « Cette amitié était la seule vraie joie que j’avais jamais connue. La seule. Une joie que tu m’apportes toujours. Je ne sais pas comment. Ce qui n’a aucune importance. »

Pendant un moment il n’y a que la pluie. Plus un mot. Ils ont fermé les yeux. Se laissent bercer. Au fond d’eux-mêmes il y aurait cette crainte : la mort de la musique. Mais elle continue de dérouler ses méandres, toujours plus profonde, toujours plus vaste.

*

La pluie mourant jusqu’au silence. Il va falloir qu’il parte. Des heures déjà qu’ils sont ensemble, à partager la musique. Le crépuscule s’achève, extinction douce de la lumière. Mais pas de la musique. Elle du moins ne s’éteindra pas.

Ils vont donc se séparer, après une brève étreinte, non sans avoir hésité. Mais le silence est retombé entre eux, le silence des mots. Aussi vaut-il mieux qu’ils se quittent maintenant, tant que le mutisme ne pèse pas. Tout juste restent-ils un temps debout l’un face à l’autre, sans savoir exactement quoi faire.

Puis il murmure : « Merci. Mille et mille fois merci.

— Non, non, répond l’autre. C’est à moi maintenant de te remercier. » Une pause. « Je crois que d’autres aussi vont avoir à le faire », ajoute-t-il. « Je ne sais pas pourquoi, mais je le crois. »

Il pense : la musique, ce doit être la musique. Mais il ne le dit pas, se contente de sourire, voudrait l’étreindre de nouveau, se ravise.

Enfin il sort. La tiédeur. La tiédeur apaisée, sans un souffle de vent. Les bruits paraissent plus proches. Les odeurs plus vives. La nuit elle-même semble changée. Plus, comment dire ? Plus transparente ? Ce n’est pas exactement cela. Mais quelle importance. Désormais il y a la musique. Il est la musique. La musique est autour de lui, partout. La musique qu’il répand sur son chemin, qu’il fait foisonner. La musique qui croît toujours, s’opposant aux ténèbres, à la nuit. Tout en marchant, il pense à elle, lui offre des paroles à sa mesure, et parsème le silence de ses éclats de rire.

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