L'Oued El Taregh

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En 2010, Roch Ha-chanah tombait le mercredi 8 et le jeudi 9 septembre, suivi de shabbat, bref cinq jours chômés. Et il y eut grand charivari. Non seulement c'était le nouvel an, anniversaire de la création du monde, d'Adam et de la pomme, mais surtout anniversaire de la création de Déborah ! Quatre-vingts ans écoulés au sein d'une famille turbulente. Lalla Déborah, plus qu'arrière-grand-mère, continuait à gérer son monde par maintes attentions et maintes jérémiades... Joseph, le visage parcheminé et l’œil clair, la moustache blanche, un peu avachie aux coins des lèvres, l'accompagnait doucement, cassé en deux mais assisté de sa canne, le tarbouche irrémédiablement vissé sur ses sourcils broussailleux.

Toute la tribu Abboulafia devait fêter l’événement au Douar Loulija, venus de Budapest et autres lointains pays de l'Est, comme d'à côté, d'Oulad Berhil, Al Jawhar, Adi Ou Galal et autres Akka...

Aux joies des retrouvailles, tumultueuses, il fallait s’apprêter pour la synagogue. Paré de blanc chacun rejoignit son rang. Rabbi Shlomo développa la Michnah de nouvel an, expliquant après quelques incantations que toute l'Humanité devait défiler devant Dieu le jour de Roch Ha-chanah tel un troupeau de mouton. Il y adjoignit les commentaires du Talmud pour insister sur l'occasion de faire un examen de conscience, Yehi Ratson, Que ta Volonté soit faite...

– Ce rabbi Shlomo, il vieillit, chaque année il raconte la même chose ! Déclara Lalla Déborah en rentrant à la maison.

Joseph, après avoir fait kiddoush, la bénédiction du vin, invita sa famille à célébrer le premier repas de Roch Ha-chanah en trempant un quartier de pomme dans le miel, pour que la nouvelle année soit douce. Avant de passer à table, Joseph récita :

– Serait-il possible en cette année nouvelle de s’incliner, Devant le facile et le difficile, Devant le merveilleux et le révoltant, Devant son frère et devant son ennemi, Devant celui qui nous a fait tort et Devant celui qui nous a gratifiés ? S’incliner sans se résigner, s’incliner pour mieux se redresser, Juste s’incliner sous le poids léger ou pesant de la vie.

La suite dépendait de Déborah. Elle avait tout préparé comme il faut, la courge, le fenouil, les blettes, les dattes et les grenades, avec prières et remerciements entre chaque plat... Jusqu'à la sonnerie du chofar, la corne de bélier, en souvenir du sacrifice d'Abraham... Jusqu'à très tard.

– Alors ? C'est comment Akka ? Demanda Yacoub à Samuel,

– La première fois que suis allé à Akka, une suite de palmeraies en plein désert du Sahara, c'était après douze heures de voyage en car sur des routes chaotiques et caillouteuses depuis Taroudant ! Bien sûr, là-bas, ni eau ni électricité, ni médecin. À ce propos il faudra que je te parle. Bref, la vie comme au temps des patriarches ! Les maisons aux murs d'argile et aux toits de chaume. Les femmes voilées revenant du puits avec les cruches d'eau sur les hanches, ou sur la tête.

– Mais dis-moi, qu'est ce qui t'as poussé à aller là-bas ?

– La vérité si je mens Yacoub, tu étais parti pour le Sahara Occidental... et la façon dont la Marche Verte a tourné m'a fait honte. Tes courriers, la déchéance de la guerre, toutes ces choses m'ont décidé à partir dans ''une autre vie''. La culpabilité d'avoir vanté Hassan II devant vous autres, alors que la réalité était affligeante... même si aujourd’hui, avec notre roi Mohamed VI, les choses ont peu changé. Mais surtout le besoin d'éprouver une foi en contact avec les gens, pas seulement dans la Thora ou le Talmud...

– Et... ?

– Il y avait un poste d'instituteur et directeur de l'école de l'Alliance à pourvoir à Akka. Là-bas, j'ai trouvé une vie simple, calme, rythmée par le soleil, les vents, les lunes, avec pour seul événements les jours de marché, les shabbat et les jours de fête. On scrutait le ciel : ''pleuvra – pleuvra pas ?''. Les grandes villes et leurs bruits étaient très loin.

– Et la guerre aussi je présume. Une fuite en avant ? Et pour Rachel ? Ça n'a pas été trop dur ?

– Elle est venue me rejoindre avec David six mois plus tard, le temps de trouver mes marques.

– Et alors ?

– Alors, je me souviens, en l'honneur de mon arrivée, le président de la communauté juive, Isaac Asséraf, avait réuni les hommes, les femmes et les enfants du mellah pour leur présenter leur nouveau maître, ou comme ils disaient, le mistro. La mahia et les youyous vous faisaient tourner la tête ! Je me rappelle, le premier soir, il ne fallait pas que ''l'invité'' qui venait de la ville dorme tout seul à l'école ! On prépara trois matelas sur la terrasse de monsieur Asséraf et j'ai dormi là-haut, à la belle étoile, accompagné de ses deux fils... Pour Rachel, les débuts furent laborieux, mais nous y sommes arrivés. Une femme de notable en plein pays rural de montagne ! Il a fallu beaucoup de patience, pour elle, pour les gens du mellah ; ils ne comprenaient pas ce que venait faire une dame des villes ici !

– Pourquoi se révolter et changer le monde si on ne peut obtenir ce qui nous manque ? Et ce qui nous manque le plus dans notre vie de femmes, c'est l'amour, le désir et la tendresse. À quoi bon faire la révolution si le monde doit rester un désert affectif ? Une révolution féministe doit plonger les hommes et les femmes dans un hammam de tendresse, lui susurra Safia.

– Je l'ai compris beaucoup plus tard... Rachel a été acceptée un jour, où pendant une récréation, elle a vu un gamin, tout sale et tout noir qui courrait pieds nus sur des tas de gravats. Évidemment, il est tombé ets’est écorché superficiellement le genou, saignant d'un peu partout. Elle a demandé à Makhlouf, le gardien de l'école de chercher la trousse de premiers secours que nous avions à l'école. Un peu de désinfectant, du mercurochrome et le gamin fut remis à sa mère. Elle ne cessa alors de remercier Rachel et de prier en invoquant sur elle toute les bénédictions du ciel.

– Et pour me prouver sa gratitude, compléta Rachel, cette femme m'apporta tous les matins et pendant plusieurs mois, une bouteille pleine de lait frais et tiède, trait directement de sa chèvre. Je ne suis pas prête d'oublier cette bouteille de Coca-Cola, fermée par un bout d'épi de maïs en guise bouchon ! C'était un beau cadeau.

– Ouais, et moi je peux dire que j'en ai bu, du lait de chèvre ! Ajouta David. Et dis-moi oncle Yak, tu crois que ça existe un bûcheron israélite ?

– … ?

– Oui, ça s'appelle un Rabbin des Bois !

– Alors ça !? shabbat tous les records !! Et puis ? continua Yacoub à l'attention de son frère.

– En vous écoutant, glissa Safia, j'ai l'impression d'entendre un passage de la Genèse, Isaac et ses puits ou Eliezer avec ses chameaux... Coca mis à part, bien, sur.

– Et puis, reprit Samuel, je me souviens de Moché, d'Aït Icho, un village plus au sud. C'était un vieillard sans âge, illettré au sens propre du mot. Il ne pouvait déchiffrer le moindre caractère écrit mais il reprenait le rabbin, le corrigeait pendant la lecture de la Thora, lorsque celui-ci faisait la moindre faute ! Le pouvoir de la transmission orale... il connaissait les textes écrits par cœur !

– Et à soixante-cinq ans, tu continues à être Mistro là-bas ?

– Oui, nous y sommes bien. J'ai même, il y a déjà longtemps, au plus dur de la guerre je pense, j'ai organisé en secret l’alyah de certains qui voulaient rejoindre Israël. Sans éveiller de soupçons, des familles se sont succédé à l'école, le soir, devant un drap noir étalé contre un mur pour les photos d'identités des passeports. Un car est venu d'Agadir, en pleine nuit et quelques familles juives sont parties... en route pour la Terre Promise ! Après le cessez le feu de 1991 et l'ébauche de plan de paix proposé par l'ONU, j'ai compris mon erreur.

– D'où ton discours, quand je suis revenu au Douar ? J'ai écumé le Maroc dans tous les sens pour retrouver Abygaïl, en vain. Je ne pouvais plus la chercher ici ; il fallait que je parte...

– À ce propos, il y a trois ans est arrivée une infirmière au service sanitaire d'Akka.

– Et ?

– De soignante, elle devenue soignée.

– C'est à dire ?

– Une mauvaise toux, un état général qui se dégrade peu à peu. On ne sait pas grand-chose. Nous sommes très mal équipés là-bas... pas de diagnostic précis.

– Pourquoi tu me dis ça ?

– Elle doit venir consulter à Taroudant, bientôt. Et certainement être hospitalisée.

Déborah, qui suivait la conversation de loin, estima qu'elle devait intervenir :

– Dis-moi Samuel, je crois comprendre où tu veux en venir, alors arrête d'houspiller ton frère ! Je croyais que tu étais devenu plus charitable...

Ima, es-tu de mèche avec lui ?

– De mèche, de mèche... Hadi Mleha ! c'est la meilleure celle-là ! Non mon fils. Il se trouve que ton frère m'a déjà parlé de cette infirmière. Elle soignait les chleuhs...

– Et alors, y a-t-il une différence entre les juifs, les musulmans ou les chrétiens quand il s'agit de porter secours ? Le soleil brillera à nouveau lorsque nous serons capables de regarder l'étranger comme notre frère, intima Joseph.

– Ouiiii, Joseph, les chleus, les gentils, ils font partie de notre famille... mais ils ne pensent pas comme nous ! Al tidag i lyé beserder, ne t'inquiètes pas, tout va bien se passer !

Ima, pourquoi tu dis ça ? Si un Israélien te dit ça, tu dois commencer par t’inquiéter !

– Tu crois ça ma fille ? Alors je me suis trompée.

Ima, Ima, intervint Yacoub, c'est quoi tout ce charabia ?

Rachel expliqua alors à Yacoub :

– Il y a cinq ans j'ai recruté une infirmière pour notre service de santé, que j'avais mis sur pieds il y a quelque temps déjà, devant les conditions sanitaires plus que précaires du village. Une grande femme aux longs cheveux déjà blanchis par la vie s'est présentée, envoyée par l'école de médecine de Laâyoune.

– Abygaïl ?

– Oui, mais attends de savoir la suite.

– Pourquoi ne pas m'avoir averti tout de suite ?

– Attends, Bevasha lehafsik, attends s'il te plaît ; d'abord nous n'avions jamais vu ton Abygaïl, et les premières années, rien ne laissait imaginer qu'elle était avec toi au Croissant Rouge Sahraoui, elle était très discrète sur son passé, voire même réservée. Ce n'est que plus tard, lorsqu'elle a commencé à être malade, qu'elle s'est confiée un peu, elle m'a dit qu'elle venait de Dakhla... que son père Jacob était mort et qu'elle n'avait plus de famille, hormis des cousins Saada qu'elle n'avait jamais vu. C'était si loin, elle ne se souvenait plus. Et c'est en parlant avec Samuel que nous avons fait les recoupements. Elle ne nous a jamais parlé de la guerre, ni même d'un Yacoub ! Pourtant, elle savait parfaitement qui nous étions, Samuel et Rachel Abboulafia, ça ne court pas les rue, surtout à Akka ! Et puis elle se plaignait de façon récurrente de douleurs lombaires... son état se détériorait petit à petit...

– Qu'est-il arrivé ?

– Rien, encore rien. Elle doit être admise comme te l'as dit Samuel, la semaine prochaine à l’hôpital de Taroudant.

– Quand avez-vous su que c'était Abygaïl ? Et pourquoi ne m'avoir pas appelé plus tôt ?

– Nous nous sommes rendus à l'évidence cet été. Mais il y a beaucoup de blancs et de non-dits. Pourquoi précipiter les choses ? Je savais que nous devions nous retrouver pour Roch Ha-chanah. J'ai aussitôt réussi à la convaincre de venir se faire soigner à Taroudant, dès que possible. J'ai eu le rendez-vous pour Yom Kippour. Elle porte autour du cou une Croix du Sud, une vraie Sahraouie.

– Peut-être un peu chrétienne aussi ? Esquissa Déborah.

Ima, tu ne peux donc pas essayer d'être plus aimable avec ton fils, intervint Safia. Regardes, il ne touche plus terre !

– Safia, tu sais que la tradition se perpétue par les femmes...

– N’aie crainte Ima, il n'y a plus rien à perpétuer, ni pour Safia, ni pour moi, répliqua Yacoub, seul le bonheur de l'être chère retrouvée.

µµ µµµ µµ

Dés Yom Kippour, Yacoub fit le siège de l’hôpital de Taroudant.

– Comment es-tu revenue ? Qu’étais-tu devenue ? Où avais-tu disparu ? Je t'ai tant cherchée.

– Tu as du crier dans le désert, Yacoub... Tu as du déchirer ton âme en de vaines recherches... J'ai hurlé dans la tombe, Yacoub. J'ai hurlé dans ma tombe... Je t'ai pleuré, je t'ai espéré, désiré... Tu disais, tu es mon Abygaïl, j'étais ton Abygaïl et je garde gravé dans mes chairs ce mouvement des corps se tournant l'un vers l'autre, qui scelle deux êtres à tout jamais. Je t'avais dit je serai celle qui fermera tes yeux... il y a eu des turbulences, tu m’as répondu : pas tout de suite, on a ri et je garde ce 'on a ri'. Je garde le goût de ta peau, je garde ton absence dans la forme humaine que tu as laissé sur l'oreiller, je garde tous tes baisers, je garde les heures où l'on ne faisait rien, je garde les jours où je ne te voyais pas et où tu me manquais. J'ai gardé toute cette vie future que nous ne partagerions pas, je l'ai gardée pour moi, elle était comme éclat, blessure vivante qui tous les jours me rappelait combien nous nous sommes aimés... C'est grâce à toi que j'ai tenu en prison...Maintenant, tout est fini, enfin tu m'es revenu.

– … ! Je vais te soigner, te sortir d'ici, te ramener à la maison... l'air lui manque. J'irai arranger le grenier, et te coucher parmi les roses. Tu seras bien, nous serons ensemble...

– Mon si cher Yacoub, tes cheveux blancs te sont une couronne d'honneur... maintenant laisses-moi apprécier ton retour, je dois me reposer.

De retour à Adi Ou Galal, Yacoub installa confortablement Abygaïl dans ''leur grenier''. Ils filèrent quelques mois heureux, emplis de sanglots et de bonheurs... Seules les larmes sont une délivrance, et Abygaïl de lui confier son calvaire. La maladie lançait des assauts insoupçonnés, une dégénérescence du squelette, avec de nombreuses carences en oligots éléments avait-on diagnostiqué à l’hôpital. Cela nécessita quelques aller- retours entre Taroudant et Adi Ou Galal. Le printemps illuminait le coteau rose d'amandiers en fleur. Abygaïl savourait ces instants de répit. Les jeunes pousses vert-argenté des osiers tranchaient sur la ramure dorée de l'année. L'eau roucoulait dans les djoubs courant sur les pentes de l'Oued El Taregh. Pinsons des arbres et mésanges charbonnières se chamaillaient dans les peupliers grisards. En avril, la huppe lançait son chant saccadé dès l'aube... Yacoub vaquait à ses tuiles, toujours prévenant et attentionné, ramenant à Abygaïl, qui un perdreau, voire des cailles pour déjeuner...

Un jour, Abygaïl lui confia :

« Mon si cher Yacoub, je n'ai jamais vraiment eu le temps de m'installer là où j'étais, tu sais, choisir sa vie et ses amis, choisir ses meubles, ses habitudes, c'est ce qui m'a manqué le plus... Ce que je regrette, maintenant que je ne me sens pas encore exclue du monde des vivants. Alors maintenant, ce que je souhaiterais, c’est m'installer doucement dans le passage du temps, m'habituer à une maison et à une ville, où je sentirais que je suis ''habitée'', occupant une place assurée dans le monde comme lorsque j'étais enfant, au village... dans ton village, Yacoub, à Adi Ou Galal en remontant l'Oued El Taregh ; la vallée avec sa verdeur d'oasis... et au-dessus d'elle le versant d'amandiers et de grenadiers où s'accrochent les maisons le long des pentes traversées de sentiers de terre poreuse, sous l'ombre concave des peupliers, des saules et des osiers. Une végétation gorgée d'eau, nourrie de cette terre si féconde qu'elle accueille le pied des hommes avec délicatesse, cédant sous le poids de leur corps comme si elle les accueillait avec une salutation hospitalière, dans le murmure de l'eau et des feuilles des arbres. Yacoub, notre terre, désert et oasis, sommets crevassés par des torrents à sec, colorés d'oxydes rouges, les maisons les plus haut perchées déjà contaminées par cette même sécheresse, abandonnées depuis longtemps, avec leurs fenêtres sans volet ni vitre, leurs murs couleur de glaise, comme des ruines de pisé qui retournent à leur origine première de terre et de sable, loin au-dessus des derniers amandiers et des figuiers de barbarie. C'est là-haut que je veux que tu m'enterres, avec ceux de ta famille, de tes voisins, parmi les noms amis que tu as entendu dans ton enfance, dans le cimetière si petit d'où l'on domine les versants de la vallée et les maisons escarpées du village, d'une vue si dégagée qu'on est prise de vertige ». Épuisée, Abygaïl reprit lentement : « Avant, j'imaginais que tout cela se terminerait un jour ou l'autre et que je pourrai guérir, mais aujourd'hui je sais que non, même si tout le monde me dit que je vais aller mieux... Maintenant je sais bien que le temps qui me reste sera exactement comme celui-ci, ou peut-être pire, bien pire à mesure que mon corps va s'affaiblir ».

Ému par tant de désarroi, d'abandon et pourtant d'acceptation, fidèle à leurs aspirations, Yacoub lui répondit :

– Je suis le cœur qui dit je t'attends, qui dit je te rejoins, tu es mon amour, la personne qui te portera toujours. Tu es celle de qui je fermerai les yeux, je serai celui qui fermera tes yeux quand nous serons vieux et que tu seras toute maigre, et que tu ne pèseras plus rien, plus rien, et que je prendrai ton corps d'oiseau sec dans mes mains et que je bercerai, oui je te bercerai et je dirai nous avons fait ce chemin ensemble, nous l'avons fait et je fermerai tes paupières, et ce sera bien... et nous pourrons mourir, et ce sera bien...

– Je ne pèse déjà plus guère, mon amour...

Son état empira. En quelques jours, Abygaïl était devenue étrangère aux choses qui peu de temps auparavant avaient été le cadre de sa vie. Elle circulait de manière bizarre dans la cuisine ou le salon, pâle dans sa chemise de nuit de malade, comme si elle n'arrivait pas à trouver son chemin, s’égarant dans le couloir, devant un miroir ou une armoire ouverte. Son état s'était dégradé encore, et son corps plus faible que jamais ; mais son visage, si décoloré sur le blanc des oreillers avait pris une expression de sérénité, d'hésitation. La nuit elle délirait de soif, ou de fièvre, ou à cause de l'effet des tranquillisants et des piqûres. Elle s'imaginait qu'elle était perchée au-dessus de l'onde rapide et transparente de la rivière, qu'elle y plongeait ses mains en forme de conque, puis qu'elle les levait dégoulinantes d'eau limpide et brillante, dans l'ombre des arbres. Mais cette eau, à peine effleurée lui échappait des lèvres, et elle continuait de mourir de soif. Une part d'elle-même, qui n'avait pas sombré dans l'inconscience, comprenait avec une lucidité désolée et un assentiment progressif que jamais elle ne reverrait les maisons étagées sur le versant fleuri d'amandiers et de grenadiers, où l'on entendait toujours l'eau dans les rigoles, et la brise à la cime des arbres, entre les branches flexibles des osiers et des saules. Elle s'agitait dans son lit et gémissait entre le sommeil et la veille. Et alors, Yacoub se redressait avec un sursaut d'angoisse et de remords de s'être assoupi, risquant de ne pas entendre son dernier souhait, ou pire encore, qu'elle meurt à ses côtés, qu'elle parte tout à fait sans qu'il ne s'en rende compte.

Un matin de printemps de l'année suivante, alors que les guêpiers multicolores criticaillaient dans les falaises surplombant l'Oued El Taregh, Abygaïl a serré la main de Yacoub, sur le drap froissé et en désordre de son lit, et elle lui a dit quelque chose qu'il n'a pas compris... quelque chose qui en réalité est à peine sorti de ses lèvres, et sa main sèche a doucement lâché la main de Yacoub, avec une espèce de délicatesse, et ce n'était plus tout à fait la main connue et tant de fois caressée d'Abygaïl, serrée au long de tant de nuits d'insomnie et d'agonie, mais la main abstraite d'une morte, dont le contact était déjà inerte et neutre quand Yacoub y déposa son visage fatigué par l'attente et les larmes, l'appelant une dernière fois, se refusant d'admettre qu'elle se soit en allée sans prévenir, en quelques secondes, comme quelqu'un qui essaye de partir avec discrétion pour épargner à ceux qui restent le chagrin d'un long adieu.

Lah I Rehmo... Que Dieu lui apporte l’apaisement.

Plus tard dans la soirée, alors que la fraîcheur de l'air embaumait la vallée, effleurant les amandiers en fleurs, caressant la ramure des osiers et des saules, on entendit porté par le vent, Joseph réciter le Kaddish, en mémoire d'une Sahraouie qui bouleversa la vie de son fils, Yacoub Abboulafia.

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