Abygaïl - 3

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Izhaq rembarqua ''ses filles'' et mis le cap sur Laâyoune, comme prédit. Ces nouveaux territoires de pêche aiguisaient sa curiosité. Les côtes, souvent abruptes, n'offraient que peu d'abris en cas de gros temps. Cependant, la mer était généreuse et les escales se succédaient tous les trois à quatre jours. Mirflet et ses côtes déchiquetées de grès rouges et poudingues ocres ; les plages grises et crayeuses d'El Ouatia avec son restaurant coréen, avide de poisson ; puis des falaises piquées d'épaves de bateaux rouillés, encore et toujours, défilant dans des tons d'ocre rayés de strates de calcaire blanc, d'Akhfémir jusqu'à Tarfaya ; enfin port-Adnane à Laâyoune, ses plages de sable blanc à l'infini. Et chaque jour, cinq, six, huit fois, jeter, ramener, tirer les filets, s'abrutir dans le travail, se saigner les mains entre les cordages et l'eau de mer, se brûler le visage malgré les cheichs trop souvent mouillé de sel. Abygaïl s’abîmait dans l'effort, ne plus penser, ne plus sentir ses bras, ses épaules, son dos... Esther l'accompagnait sans fléchir, elle avait l'habitude. Mais elle avait bien discerné l'absence d'Abygaïl, ses manques, son désespoir languissant.

Libérés de la pêche, les cales pleines, ils écoulèrent rapidement tous leurs poissons au marché de Laâyoune. Izhaq monta une tente sur la plage pour Hag haSoukkot, la Fête des Cabanes. Sept jours de fête, de joie et de libations pour remercier Adonaï de sa présence lors de l'Exode -quarante ans de caille et de manne!- et surtout de l'année agraire écoulée, de l'abondance des récoltes, de la pêche et de la pluie à venir. Sept jours à vivre dans la soukka, cette tente décorée de rameaux de cédrat, de dattier, de myrte et de saule. Sept jours pour se reconstruire et se réconcilier. Voilà pourquoi Izhaq avait fait le dos rond et n'était pas intervenu pendant toute la traversée de pêche. Il invita les filles à partager le premier repas dans la soukka : « Tzeteh' Leshalom VeShuveh' Leshalom, Allez en paix et revenez en paix ». Abygaïl connaissait fort bien les rites d'Izhaq et d'Esther, voilà déjà deux mois et demi qu'ils naviguaient, travaillaient, vivaient ensemble, en partageant la promiscuité du cotre. Elle fut profondément touchée par l'humanité et l'attention discrète de sa famille d'adoption. Une vague d'émotion la submergea et elle s'abandonna en pleurs dans les bras d'Esther. Ce trop-plein de silence, de souffrances et d'absence déborda dans la soukka.

Abygaïl raconta son vide, sa vie rayée, anéantie par la police, une logorrhée pénitentiaire :

« Au début, on ne se sent nul part, et puis ça dure, toujours. Quand le commissaire a dit '' Je vais t'effacer '' je me suis dite : ça y est, je suis effacée de la carte du Maroc. Personne ne sait où je suis, je n'existe plus, sauf dans la mémoire de mes proches, de mon père, de Yacoub. Et même eux, épuisés par tant de vaines recherches me croiront morte.

En arrivant à la prison de … ? Je ne sais pas où c'était, un homme m'a dit '' Ici tu ne verras jamais le ciel... ici si tu enlèves ton bandeau on t'écrase, si tu parles on te coupe la langue. Emmenez-la ! '' Cet homme s'appelle Yousfi Kadour. J'ai du mal à croire que je suis devant un responsable, un chef ! Homme de pouvoir important dans ces lieux... de torture. Mon Dieu, à qui confie-t-on le pouvoir dans ce pays ? On me donne un numéro et un nom : '' Maintenant tu t'appelleras Rachid... Ne bouges pas, ne parles pas, sauf si tu entends ton nom, Rachid.'' C'est le début de la dépersonnalisation : enlèvement, séquestration arbitraire et maintenant la négation de ma féminité. Pour eux, je ne suis qu'un homme qu'ils appellent Rachid.

Je me rappelle en cet instant ce que me disait mon père, quand, petite fille je me réveillais affolée par un cauchemar sorti des contes des Mille et Une Nuits, qu'il me racontait les soirs de bonne humeur. Histoires d'enlèvements et de rapts de femmes et de filles. Papa disait '' Ces histoires sont d'un autre temps, du temps jadis ! '' . Il ne lui venait pas à l'idée que cela puisse m'arriver un jour ».

Dans un sanglot, Abygaïl continue :

« Oui on m'a enlevée. C'était pendant une attaque du camp de Smara, alors que l'ONU venait d'imposer un cessez le feu. Les militaires marocains ont fait une razzia, madame Tammi, la médecin-chef, Consuelo et Anita, les deux infirmières espagnoles ; Yacoub était parti ailleurs... Ils nous ont mis des sacs sur la tête et nous ont jetées dans un camion... Malgré le Croissant Rouge, un rapt... Je ne sais pas ce qu'elles sont devenues... »

La voix blanche et monocorde, elle reprend :

« On m'a transférée, pour où ? J'ai entendu parler d'atteinte à la sacralité du roi, c'est ce que les policiers invoquent pour vous coincer. À ce moment-là, je me dis que tout est fini, qu'on ne me retrouvera plus, plus jamais. '' Bien venue à l'abattoir des femmes. Ici tu ressortiras en morceaux, dans des boites de conserve. ''… Les gardiens représentent une catégorie d'hommes à part, totalement dépourvus de sentiments humains : '' Tu vois ces moukhères qui veulent se mêler de politique et jouer aux mecs ? On va te leur coller des noms de mecs '' après Rachid, je devins Hamid ! Leurs méthodes sont toujours les mêmes : humiliation, persécution puis négation de ta personne... Je n'aurais jamais su où j'étais si un policier près de moi n'avait parlé à son collègue d'une panne de voiture qu'il a eu. Il a cité des noms de lieux. J'ai deviné tout de suite que j'étais à Casablanca, je ne connaissais pas encore Ouakach, le quartier des femmes. Ma cellule, au 3° étage de l'aile 6. Composée de huit lits superposés, elle est prévue pour seize détenues. Elles sont déjà trente-quatre à y vivre, entassées les unes sur les autres. J'ai vue des cellules d'à peu près 25m² avec plus d'une trentaine de détenues. Ici on ne fait aucune différence de délinquance. On cohabite avec des petites voleuses, des putains, des droguées et des meurtrières. La plupart sont en attente de jugement. Certaines sont enfermées depuis plusieurs années, sans acte d'accusation réel.

Pour dormir sur une couche, il faut payer sa place à une autre, et encore, t'es pas sûre de dormir... tu risques de te faire violer. En entrant dans ma cellule, au 3° étage de l'aile 6, toutes les horreurs entendues sur les prisons du Royaume se bousculent dans ma tête. La cheffe de chambre, une mafflue en hijab qui purge une peine de vingt ans pour avoir mis le feu à la maison de son père, me désigne mon coin : près de la porte, juste à côté du trou qui sert de toilette. C'est la règle : la dernière arrivée occupe la pire des places, avant de progresser peu à peu sur le plancher. En guise d'espace vital, chaque prisonnière dispose de djouj chboura, l'équivalent de deux largeurs de deux mains, pas un centimètre de plus. Les plus anciennes, elles, ont droit à un lit. J'ai vite compris que, quoi qu'il arrive, mieux vaut faire profil bas. S'habituer à vivre dans la crasse, avec la gale et les cafards, et la promiscuité. Apprendre à accepter l'inacceptable, à manger khbora bel khel, l'immangeable : du thé et du pain dur servi le matin, des haricots blancs ou des lentilles pleines de cailloux à midi et de la bissara, une purée de fève sans sel le soir... Parfois la nourriture est tellement immonde que même affamées, on n'arrive pas à finir nos platées... »

Abygaïl reprend son souffle, sa gorge brûle de souvenirs cuisants :

« La violence est omniprésente, les conditions de vie inhumaines et dégradantes. À l'intérieur, tu deviens une bête. Les sévices sexuels et pratiques lesbiennes sont réguliers. La corruption à tous les niveaux. Si tu as de l'argent en prison, tout s'achète, les lits, les corps, la drogue, les cigarettes... des trafics commissionnés par les matons. Je me rappelle des médicaments avec lesquels elles se shootaient, certaines passaient leurs journées à se prostituer, ou à se mutiler. Dans une prison où juste monter le ton vous occasionne d'être battue... J'ai été fouillée plusieurs fois par jour, mes affaires démontées, fouillées, souillées. Un jour, j'ai passé quinze jours au cachot quand, lors d'une fouille, on a trouvé deux doses sur moi... Cette aveuglante absence de lumière... l'enfermement dans des cellules où aucune lumière n'arrive, où la station debout est impossible, avec des humiliations quotidiennes... les tortures dépendant de l'arbitraire des gardiens : '' Pour moi, t'es pas une femme, t'es un homme. Les femmes sont dans le harem. Relève-toi, tire sur ton dos, remonte la colonne vertébrale, allez ! Ou c'est moi qui le fais... Vertèbre par vertèbre, tu vas voir, tu vas pas y arriver !... '' La douleur, elle est tellement forte que tout devient blanc... le son, l'acoustique, les murs, les visages... soudain tout explose et tout devient blanc, il n'y a plus rien, on n'entend plus rien, on ne sent plus rien... il n'y a plus rien... qu'un tas de chiffons sur le sol. Le délabrement de l'être... et la résistance par la spiritualité ? Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonnée ?

Le non-être... On met ça dans la tête des gens, on met dans la tête des gens, ce genre de... On leur rentre ça dans la tête, et c'est parti comme un jouet qu'on remonte, un jouet qui tombe dans la vallée des larmes, du mensonge, de la trahison, de la solitude et de la mort... Où plus aucun cœur ne vous entend, où plus aucun cœur ne vous attend, où plus aucun cœur ne vous désir... Où plus aucun cœur... plus aucun cœur... »

Abygaïl ne raconte plus, sa voix s'éteint, elle pleure doucement. Esther l'étreint.

Dans un souffle, Abygaïl reprend :

« Une fois, après une énième audience au tribunal, j'étais tellement déprimée que j'ai écrit une lettre au directeur de la prison de Ouakach. Il n'a pas pris la peine de me répondre. Peut-être ne l'a-t-il jamais reçue ? Désespérée, j'ai décidé d'entamer une grève de la faim. Au bout de cinq jours je suis tombée dans le coma sous les yeux des gardiens. Ils sont restés totalement indifférents à mon état de santé. C'est une codétenue qui m'a sauvée. J'ai compris que si je ne voulais pas devenir folle, ou mourir, il fallait faire face. J'ai maintenu ma vie, vaincu mes terreurs et reconstruit mes espérances pour toi Jacob, mon père, pour toi Yacoub et pour toi, Salomon, le fils chéri que je n'ai pas eu... et qu'aujourd'hui je n'aurai jamais plus.

Je me souviens de mon procès expéditif, le 10 mars 1985, cela faisait cinq ans et sept mois que j'étais détenue, une parodie de procès sans avocat, sans témoin, sans victime, après des aveux signés les yeux bandés tandis qu'on me '' guidait la main ''… je me souviens du mépris du juge qui me demande de me taire alors que je lui montrais des blessures encore vives. Je lui ai quand même demandé quel jour on était et quelle heure il était, car j'étais sans repères et complètement déboussolée. C'est pour ça que je me souviens du 10 mars 1985. J'ai écopé de quinze ans pour rébellion contre l’État et atteinte à la Sacralité du Roi, sans effet rétroactif... L'histoire recommençait. On me transféra à la prison de Darb el Charif. L'enfer a repris son cours... pendant quatorze ans et quatre mois... J'ai vu une mère accoucher sous la torture ; Oum Hafid, face à ses gardiens, son seul crime, avoir épousé un Sahraoui. Elle les suppliait et leur disait qu'elle était en gestation et qu'elle risquait d'accoucher à tout moment. Ils lui ont répondu : '' t'as une chaise en plastique devant toi, débrouille-toi. Meurs si tu veux mourir, cela ne nous concerne pas. Peut-être la mort sera mieux pour toi ''.

Une fois, je fus convoquée, seule. On me fit monter comme d'habitude dans une stafit pleine de gardiens et de policiers armés de mitraillettes. Il y avait deux voitures, sans parler de la moto qui ouvrait la route. Quand on m'installa à ma place et qu'on donna le départ, ces hommes se révoltèrent, furieux de cette mobilisation grotesque, à cause de moi qui n'était pour eux qu'une femme. Ils crièrent contre moi et en firent une question d'honneur masculin. J’hésitais entre rire de la situation qui était franchement comique, et maudire le machisme qui me jugeait sans importance en raison de mon sexe et non pas de ma pensée, de mes choix et de mes limites en tant qu'être humain. »

Après un hoquet, Abygaïl ajouta, comme à regret :

« Plus tard, en 1990, je suis devenue cheffe de la cellule AK 47, 1° étage du bloc V, vingt-deux détenues, sept suicides, deux libérations en neuf ans, à la prison de femme de Darb el Charif...

Mais, Yacoub ? Y aurait-il un cœur qui me dise je te rejoins, qui me dise je t’attends... Qui dise je t'aime, tu es mon amour, la personne qui me portera toujours, qui me dise tu es celle de qui je fermerai les yeux... Je suis fatiguée, si fatiguée, viens me chercher. Es-tu toujours en vie ? Yacoub, Jacob, aba, où êtes-vous ? »

Abygaïl s'effondra, Esther l'enlaça, la berça en lui fredonnant des youyous, maintenant, il faut dormir, dormir, oublier, ne plus penser... panser les plaies et respirer à la vie qui s'ouvre. Le bouton de rose croît dans les ténèbres. Il ne sait rien du soleil mais s'efforce néanmoins de vaincre la nuit, jusqu'au jour où son carcan s'ouvre enfin. La rose éclot alors, déployant ses pétales dans la lumière. Izhaq servi le thé et avança le narghilé.

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