Yacoub

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Sa mère, Déborah Zafrani, portait le costume traditionnel des juifs d'Afrique du nord, gazes enturbannées sous la ghlila décolletée à petites manches, richement brodée de passementeries incarnat rehaussées de fil d'or, sarouel dziri en satin de soie arrivant sous le genou et khlakhel, ces lourds bracelets de cheville, chentouf louiz et ses breloques de cuivre cliquetant à chaque respiration, cheveux gris tressés roulés sous la mherma à ftouls, ce foulard frangé de soie fuchsia, babouches en cuir doré, tatouage de henné au coin du nez.

Son père, Joseph Abboulafia, porte-faix de son état, s'habillait toujours de la veste de complet anthracite des européens, le col et les revers râpés, lustrée aux coudes, élimée aux manches et tachée sous les poches ; un pantalon de velours à la couleur indéfinissable, peut-être couleur de désert caillouteux écrasé de soleil, mâtiné de sirocco rougeâtre. Il portait fièrement le tarbouche, en guise de kippa, sur une moustache à la turque qui illuminait son sourire et faisait pétiller ses yeux.

Yacoub avait hérité du tempérament simple et chaleureux de son père, et restait en retrait devant le souci affairé et soufflant de sa mère. Il était le sixième d'une fratrie de huit et préférait jouer dehors, accroupi dans le djoub avec son cousin Ishtar et les jumeaux cadets, Ismaël et Yacine.

À sept ans, il ne savait toujours ni lire ni écrire mais parlait couramment l’hébreu, le yiddish, l'arabe des berbères et des mollahs. De même il maniait aisément le morroco-inglésé croisé d'espagnol, avec force gestuelle ! En outre, il avait appris à compter, collectionnant douros, dinars, dollars et autres dirhams. Très vite, il eut conscience du monde qui l'entourait. Il considérait la loi des hommes comme la simple codification d'un rapport de force, et non le déploiement cohérent du texte sacré, auquel il aspirait. Il était épris de justice et ne connaissait pas de cruauté ou de violences plus grandes que celles qu'il voyait à l’œuvre dans la répartition des richesses.

À dix-sept ans, c'était un homme affranchi, au dos noueux et au mollet fulgurant, ramenant à l'occasion quelques pièces à sa mère. Il travaillait comme tuilier sous la houlette de Hocine Ben Amram, aux confins des souks et du désert, sur la route d'Adi Ou Galal, en remontant loin dans l'Anti-Atlas, dans la poussière rouge et irritante des briques crues et de la terre cuite. Yacoub y installa sa demeure, un immense grenier au-dessus d'une grange en pisé, adossés aux amandiers et grenadiers escaladant les pentes de l'Oued El Taregh. L'ombre des saules et des osiers aux rameaux jaunes était une bénédiction en été, et l'eau dévalait les pentes dans les rigoles inondant la terre grasse des potagers.

Ses deux plus jeunes frères, Ismaël et Yacine vivaient encore sous la férule de Déborah, piaillant à tout va dès qu'une chèvre rompait ses entraves.

Son frère Samuel, de douze ans son aîné, était un lettré industrieux, professeur émérite au collège Hwazzi, enseignant la torah dans le texte de Joshua, marié à la charmante gazelle Rachel, cheveux noir de geai, bouche suave mais nez revêche, d'un abord intéressant... mais tellement creuse à l'intérieur ! Samuel avait dû tout lui voler en la mariant, ou bien avait-il choisi un faire-valoir ? Elle lui donna malgré tout un fils répondant au nom de David et pas Joshua, normal.

Safia, suivant de peu Samuel, le teint laiteux de sa mère, était accordante et bienveillante, spontanée et toute en rondeur, une jarre généreuse pouvant accueillir en son sein toute la tendresse du monde. Elle professait en tant qu' ingénieuse agronome et se passionnait pour la culture des dattes, tant celles farcies au beurre salé et autres makroud que 1515 ou des palmiers de franc pied. Safia s'adonnait aussi à la peinture, aquarelles et quelques gouaches à la mode de Barbizon. Elle avait un doux abandon auprès des peintres naturalistes de la fin du 19° siècle, un certain romantisme néo-colonial lui collait discrètement aux doigts. Entre deux sphères, poétique et rationnelle, culturelle et culturale...

Ses trois autres sœurs s'étaient mariées à de lointains prétendants ashkénazes et avaient quitté le logis depuis déjà longtemps pour la Bulgarie et la Pologne avec la bénédiction de Yahvé et de Joseph, au grand déchirement de leur mère. Zémira, Qalila et Châni étaient beaucoup plus pragmatiques que leurs aînés, aimant l'avoir au détriment de l'être, avec bessif douros... En outre, elles avaient été fécondes, offrant à Déborah une kyrielle de petits enfants, tant blond teuton que noir de jais.

Yacoub les voyait de loin en loin, toujours avec bonheur, quand à l'occasion de Pessar, la fratrie revenait au bercail. Joseph les accueillait avec bienveillance. Déborah, heureuse de retrouver « les prunelles de mes yeux » préparait le pollo. Les retrouvailles d'avec l'oncle Yevgueni Marcusis, un rescapé des camps, et le cousin Ishtar, viraient au pugilat moucheté mais grandiloquent, voire théâtral, entre Séfarades et Ashkénazes. Une bataille rangée où oncles, tantes, belle-fille et beaux-fils se jetaient sous la table familiale des coups bas persiflant tels des sicaires cherchant le Christ dans les jardins de Gethsémani, malgré les stances admonestées par Samuel. Yacoub se demandait alors : « Regardons le monde qui nous entoure : croyons-nous avoir renoncé à de grandes choses ? Non, toute la terre est très petite à côté du ciel. »

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