L'abri de Fifi

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— Au revoir, Stéphane. Bon weekend et à lundi !

Je salue Irène, la secrétaire de notre compagnie, une jolie blonde âgée d’une cinquantaine d’années, toujours de bonne humeur, et quitte les bureaux pour un repos bien mérité, après une semaine de folie passée à négocier le contrat de partenariat avec le principal client de notre société de conseil. Il a fallu faire preuve de persuasion, mais tel un chien à qui on donne un os à ronger, je n’ai rien lâché et j’ai utilisé tous les moyens possibles pour les faire signer. Auréolé de mon succès, j’ai déposé le contrat dans le bureau de notre PDG juste avant de partir, afin d’avoir l’esprit tranquille pour la longue randonnée que j’ai prévue avant le retour au boulot lundi.

En sortant du bâtiment, je suis surpris par le vent qui souffle avec une violence phénoménale tout comme par la pluie qui tombe et m’aveugle tellement elle me cingle le visage. J’ai l’impression que toute l’eau du ciel est en train de nous tomber sur la tête. Une malédiction a-t-elle été prononcée contre nous ?

J’hésite un instant à retourner à l’intérieur mais si je fais ça, je risquerais de rater mon bus et de devoir attendre trente minutes de plus le suivant. Hors de question de perdre ces précieuses minutes que je pourrais passer à préparer mon sac à dos pour demain ! Ni une, ni deux, je traverse et fonce vers l’abri de bus qui se situe à l’angle de la rue. La petite toiture et les parois de côté me permettent d’éviter le gros de l’orage mais c’est loin d’être parfait. En plus, comme je suis humide, je ressens encore davantage le froid ambiant. Et cette odeur de chien mouillé qui me titille les narines n’est pas des plus agréables, il va falloir que je me change totalement en rentrant et que je fasse une machine. Quoique… je crois savoir finalement d’où vient cette puanteur : Le coupable, ce n’est pas moi mais ce molosse qui vient de se relever près de ce tas de couvertures, les oreilles dressées, la bouche légèrement ouverte, en position de défense de ce repaire dont j’ai rompu la tranquillité.

— Eh bien, que d’énergie pour défendre ces vieilles couettes abandonnées ! m’amusé-je à lui lancer. Ne t’inquiète pas, tu peux te rendormir. Non seulement j’ai ce qu’il me faut à la maison en termes de couvertures mais en plus, dès que le bus passe, je rentre chez moi et j'arrête de t'embêter.

Je me demande ce qui est arrivé au SDF qui a ainsi abandonné son animal de compagnie et ses affaires. Il n’est quand même pas sorti sous cette pluie battante ? Est-ce qu’un malheur lui est arrivé ? Ou est-ce qu’il est caché quelque part et s’apprête à m’attaquer ? Inquiet tout à coup, je regarde autour de moi et essaie de distinguer ce qu’il se passe à côté de l’abri, mais il n’y a pas un chien. Enfin si, un, mais à part cet animal, personne.

— On ne vous a jamais dit que ce n’était pas poli de parler à des animaux que vous ne connaissez pas ?

Je sursaute et me retourne vivement vers le labrador dont les yeux ne me lâchent pas. Un chien qui parle ? C’est impossible. Et pourtant, je n’ai pas rêvé, il s’est bien adressé à moi. Ou plutôt “elle”, si j’en crois la petite voix qui vient de m’interpeller. L’animal qui me fait face n’a pas l’air de briller par son intelligence néanmoins. Ses yeux sont expressifs mais il a ce regard un peu vide qui dénote une certaine primitivité. Et pourtant, elle parle ! Nom d’un chien, ce n’est vraiment pas courant, ce genre de situation ! Alors que la pluie redouble et que je me renfonce un peu plus vers le fond de l’abri pour éviter d’être plus trempé que je ne le suis déjà, je vois le tas de couvertures bouger et une forme que je pense humaine se relever.

— Vous avez donné votre langue au chat ? Ou à mon chien, peut-être ?

La jeune femme qui me fait face est assez menue, ses traits sont émaciés et ses longs cheveux noirs sont trempés. Son regard est à la fois amusé et méfiant. Elle garde une de ses mains dans sa poche et ça ne m'étonnerait pas qu'elle y cache une arme ou un objet lui permettant de se défendre.

— Vous faites quoi, là, dehors, alors qu'il tombe des hallebardes ? me relance-t-elle. Par ce temps de chien, tous les bourgeois ne sont pas réfugiés dans leur petite maison douillette ?

— Plus personne ne dit “Il tombe des hallebardes’, vous savez ? Entre nous deux, j’ai l’impression que la bourgeoisie n’est pas là où on pourrait le croire.

Ma petite pique a fait mouche, la vagabonde se renfrogne et me lance un regard mauvais, comme si j’avais réussi à transpercer son armure avec mes mots. Je m’en veux un peu mais il n’est pas dit que je me laisse traiter de bourgeois sans réagir.

— Laisse tomber, tu ne peux pas comprendre de toute façon.

Le passage au tutoiement rajoute au tranchant des propos déjà acérés. Elle baisse les yeux et, suivie par son chien, elle retourne s’asseoir dans le coin de l’abri de bus où elle se réfugie à nouveau sous sa couverture. La pluie ne cesse de tomber et le vent redouble d’intensité. Je vois que de l’eau commence à s’infiltrer près du tas informe où la jeune femme s’est installée. Je me dis que je vais la prévenir mais j’entends à ce moment précis mon bus arriver. Quoi que je dise ou fasse, elle sera mouillée alors je détourne le regard et fais signe au conducteur qui s’arrête à mon niveau. La porte s’ouvre lentement et je monte en cherchant dans ma poche ma carte de transport. Alors que la porte se referme derrière moi, j’aperçois les yeux du labrador pointés dans ma direction. Un reproche ? De la pitié ? Je ne sais pas trop mais c’est comme si une brèche s’ouvrait en moi.

— Attendez ! Arrêtez-vous ! crié-je alors que le bus redémarre. Je veux descendre ! Ouvrez la porte !

Je me précipite vers la sortie du milieu qui s’ouvre alors que le chauffeur m’a entendu et, sans me préoccuper des torrents qui se déversent sur moi, je fonce et retourne à l’abri. Bien entendu, le chien, apeuré, m’aboie dessus et je suis content que sa propriétaire le retienne par la laisse sinon je crois bien que je me serais fait dévorer. J’essaie de reprendre mon souffle et frotte mon front où l’eau dégouline sous le regard étonné de la jeune fille qui plisse les yeux et me dévisage comme si j’étais un extraterrestre.

— T’as oublié ton parapluie ? me nargue-t-elle.

— Non, ce n’est pas ça, exprimé-je entre deux halètements. Je… je crois que je veux comprendre. Je veux savoir ce qui fait que vous vous êtes retrouvée ici. Je suis sûr que le monde entier mérite de savoir pourquoi et comment quelqu’un comme vous peut en être réduit à dormir dans le froid et l’humidité. Je…

Je m’arrête dans mes propos car je me rends compte qu’elle va me prendre au mieux pour un fou, au pire pour un pervers qui veut abuser d’elle.

— Tu sais que tu es en plein délire ? se moque-t-elle en se relevant.

Le tutoiement est toujours présent mais cette fois, ce n’est plus une arme, plutôt une main tendue et son ton conciliant me redonne un peu d’espoir alors qu’elle me fait désormais face, me scrutant pour essayer de me comprendre, je pense.

— Alors, je te préviens, tu me fais une demande d’ordre sexuel, je lâche Fifi sur toi sans hésitation. Tu ne peux pas savoir le nombre de mecs qu’il a déjà castrés parce qu’ils me manquaient de respect.

— Ce n’est pas ça, non. Je… je ne sais pas comment le dire ou l’exprimer mais je crois que j’ai réalisé qu’effectivement, je ne peux pas comprendre et ça, ça m’a fait mal. Comment deux êtres humains peuvent ainsi tant se ressembler et tant être séparés par cette frontière invisible qui fait qu’on ne peut pas appréhender la réalité de l’autre ?

— Tu as été touché par la Grâce divine ? Ou alors, c’est ta bienpensance de bourgeois qui t’a fait avoir des remords ? En tout cas, je ne sais pas, mais là, tu as raté ton bus. Tu veux venir t’installer sous la couverture avec moi pour attendre le suivant ? Il fait trop froid pour rester à l’air libre, conclut-elle en grelottant.

— Non, j’ai mieux à te proposer. On va récupérer tes affaires et on va aller dans mon bureau pour être au sec. Si un chocolat chaud te tente, je t’en fais un et on voit déjà comment trouver une solution pour toi, je crois que c’est ça, le plus important. Il doit bien y avoir des associations qui aident les gens comme toi, non ? Tu as essayé de faire le 115 ?

Pour toute réponse, j’ai le droit à un petit ricanement méprisant et elle ne fait pas un geste pour aller chercher ses affaires.

— Le 115 ? Laisse-moi rigoler. S’ils répondent, ils vont me dire qu’il n’y a pas de place. Et si jamais il y en avait une, jamais je ne pourrais y aller avec Fifi. On vit dans un pays de merde, tu ne le sais pas encore ?

Clairement, non, je ne le sais pas. Moi, j’ai un boulot qui paie bien, je passe mes week-ends à faire de la randonnée ou en famille, j’ai un appartement dont le prêt est déjà remboursé. Je n’ai pas l’impression de vivre dans le même monde qu’elle.

— Il doit forcément exister quelque chose pour toi. Allez, viens avec moi, on va en discuter à l’abri dans mon bureau. Il est là, juste en face et promis, si tu le souhaites, je reste à cinq mètres de toi tout le temps. Je ne veux vraiment pas t’agresser ou abuser de toi, mais je ne peux pas te laisser là alors que je peux au moins te proposer un toit pour la nuit. Tu as vu le temps ? Même Fifi a l’air désespéré. Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le au moins pour lui !

Le labrador semble être d’accord avec moi car il ponctue ma proposition d’un petit aboiement et regarde sa maîtresse avec une expression telle, la tête légèrement penchée sur le côté, qu’il est impossible de lui résister. Résignée, la jeune femme soupire et fait un léger hochement de la tête avant de se diriger vers ses couvertures qu’elle rassemble rapidement. Elle me les tend et se saisit d’un lourd sac à dos qu’elle serre dans ses bras. Sans attendre une autre confirmation, je m’élance et traverse à nouveau cette rue en courant. Je badge à l’entrée et je pénètre dans le bâtiment, m’assurant qu’elle est bien derrière moi.

— Tu sais que tu sens le chien mouillé ? lui demandé-je en refermant la porte d’entrée, tout fier d’avoir réussi à la convaincre de me suivre. Tu veux le chocolat avant ou après t’être séchée ? Et j’espère que tu es prête à tout m’expliquer parce que je te préviens : quand je m’occupe d’un projet, je le mène à bien quelles que soient les difficultés rencontrées ! Mais pour ça, il me faut tous les éléments que tu es prête à partager. Tu crois que ça va le faire ?

— Tu es gentil mais ce n’est pas à toi de mener mon projet. J’ai juste dit oui pour mettre à l’abri Fifi, rien de plus. Et ne crois pas que le chocolat va me faire parler, il n’y a que la vodka ou le rhum qui ont cet effet-là sur moi. Quant à sentir le chien mouillé, je préfère mille fois ça à sentir le parfum d’une femme qui n’aurait pas un compagnon de vie aussi fidèle que Fifi.

Elle est revenue à son attitude de chienne de garde mais je ne me formalise pas plus que ça. Elle a raison sur le fait que ce n’est pas à moi de décider pour elle, qu’elle n’est pas “mon projet” mais un être humain à part entière et que les solutions miracles n’existent pas. C’est clair que je ne sais pas comment l’aborder, que je suis sûrement très maladroit, mais elle a déjà fait un premier pas vers moi en m’accompagnant dans le bâtiment. Avec un peu de patience et de chance, on va réussir à communiquer et à trouver une solution à ses difficultés, non ? Je ne sais pas si je vais y arriver, mais je sais que je vais tout faire pour essayer.

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