Ruo-ma

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Il ne bougeait plus. Il était allongé là, inerte. Nos regards dirigés l’un vers l’autre, je pouvais discerner mes yeux, pleins de larmes, se refléter au sein de ses pupilles bleutées. L’enlaçant avec tristesse, je sentais qu’il était en train de partir.

Comment cela pouvait-il arriver ? Il était si fort, si robuste ! Comment pouvait-il se retrouver dans un tel état ? Je caressais avec délicatesse sa fourrure blanche, comme si ce geste pouvait le raviver. Comme si ma paume possédait des facultés de guérison. Comme si un espoir persistait encore.

Son immense corps reposait au sol, incapable de se mouvoir. Son imposante tête sur mes genoux, loin de la froideur du carrelage. Je le sentais respirer avec de plus en plus de difficulté.

Plus les minutes passaient, plus je comprenais que je ne pourrais pas le sauver. Mais une partie de moi n’y croyait toujours pas. Ce n’était pas possible. Il allait parfaitement bien la veille, enfin c’était ce que je pensais. Mes larmes commencèrent à couler, face à cette tragédie, face à mon impuissance. Car son destin était scellé. Car j’allais le perdre.

Amélie s’approcha de moi. La pauvre était spectatrice de cette terrible scène. J’étais positionné à terre, dans la cuisine, étreignant le corps de cet animal mystique. Un pelage blanc, pur comme de la neige. Des yeux cristallins tels des saphirs. Une carrure de tigre, tout en gardant une allure de léopard. La prestance d’un sphinx fusionné à la majestuosité d’une chimère. Les anciens nommèrent cette espèce le Ruo-Ma, une créature divine chérie depuis des siècles. Pour moi, il était simplement Hoat.

Pendant plus de trois ans, ce magnifique félin m’avait accompagné dans ma vie. Un soutien, un ami, un réconfort. Présent dans tous les moments, qu’ils soient joyeux ou difficiles. Nous formions avec lui une équipe, un sabre combiné d’un bouclier face aux obscures attaques du destin.

Qui aurait cru que cet hiver, je le retrouverais si faible, si blessé ?

Je n’arrêtais pas de pleurer, je ne voulais pas qu’il parte, pas maintenant. Qu’allais-je faire sans lui ? Je pensais qu’il grandirait encore à mes côtés, qu’il évoluerait. Que nous deviendrions plus forts ensembles. Qu’il verrait la naissance de mes enfants. Qu’il les borderait de tout son être. Non. Une illusion. Une existence finalement éphémère prenant terme ce soir.

Amélie essaya de me réconforter, mais n’arriva pas à placer un mot sous mes sanglots incessants. Elle ne pouvait qu’observer ce tableau, elle aussi impuissante. Le Ruo-Ma me fixa. Un air rempli de tristesse de me voir dans cet état. Je sentis qu’il voulait me consoler, comme il l’avait toujours fait durant toutes ces années. Il puisa dans ses forces et frotta sa tête contre la mienne. Un simple mouvement. C’était tout ce qu’il pouvait accomplir. Sa flamme, si grandiose à l’époque, se consumait de plus en plus.

Me revint alors instinctivement ma première rencontre avec lui. Un souvenir lointain. Quatre ans auparavant. Un soir que je rentrais, je vis cette femme, Delphine, en larme et en sang. Elle tenait dans ses bras le Ruo-Ma que j’avais avec elle à cette période. Il possédait une couleur ténébreuse, des yeux pourpres ainsi que des dents et griffes acérées.

Delphine essaya de le calmer, de le retenir. Cependant, le fauve était incontrôlable. Lacérant la pauvre fille, la mordant à l’épaule, rugissant à tout va. Fort heureusement, ce Ruo-Ma avait la taille d’un gros chat. Loin de la carrure de lion que détenait Hoat. Toutefois, la violence de ses attaques nous blessait physiquement et psychologiquement. J’essayai de convaincre Delphine de le lâcher, le laisser partir, s’enfuir d’ici. Elle n’entendit rien, ni mes cris ni mes prières. Elle continuait à le maintenir dans la douleur. Je cherchai à lui retirer, cependant son pelage devint des piques pointues, me pénétrant les mains.

Après quelques instants, Delphine s’évanouit. Je me retrouvai au sol face au démoniaque Ruo-Ma. Il s’approcha de moi, prêt à en découdre. Alors que je crus ne pas pouvoir m’échapper de son emprise, surgit en un éclair un jet de lumière blanc. Sans qu’il puisse réagir, le Ruo-Ma se fit happer à la gorge par un autre félin. Il lui avait porté un coup fatal en un instant. Lâchant sa proie ténébreuse, la créature mystique se retourna vers moi et disparut comme il était apparu. Il s’agissait de Hoat. Après cet épisode, je le retrouvai quelques mois plus tard et c’est ainsi que débuta notre aventure.

Cependant, voilà, ce chapitre de notre vie se boucle aujourd’hui. Lui si fort, si impressionnant. Admiré et complimenté par notre entourage. Me rendant heureux. Tout cela allait disparaître.

Je commençais à m’en vouloir. J’aurais peut-être pu essayer quelque chose. N’importe quoi. Si j’avais mieux agi, été moins centré sur moi. Peut-être qu’il ne serait pas en train de périr. Si j’avais été moins con et égoïste, j’aurais…

Ma réflexion s’arrêta net en sentant la main d’Amélie sur mon épaule. Un air passif, sans émotion apparente. Et pourtant, je voyais qu’elle était autant affectée que moi.

– Tu dois le laisser partir. Tu n’as pas à t’en vouloir. Tu n’aurais rien pu faire. Sa vie est seulement finie et n’était pas destinée à se poursuivre. Il ne pourra pas revenir. Prends le temps qu’il te faut pour lui dire au revoir.

– Mais, je ne veux pas qu’il s’en aille. Je ne veux pas…

C’est alors que ma mémoire me revint à nouveau. Cette situation m’était déjà arrivée. Un Ruo-Ma souffrant sur le point de succomber. Mon précédent félin noir. Il n’était auparavant pas agressif. Lorsque je l’avais découvert, il était mignon et arborait un beau poil brun. C’était suite à sa maladie, après avoir tout tenté pour le conserver, qu’il était devenu violent et toxique. Si je m’obstinais à essayer de sauver Hoat, allait-il lui arriver la même chose ? Allait-il se changer en une dangereuse bête ? Cet être lumineux pourrait-il se tranformer en un terrifiant démon ?

Nous ne méritions pas ça. Je ne voulais pas cela. Nous nous contemplions une ultime fois. Nos reflets miroitant dans nos iris. Après quelques minutes, je posai ma tête contre la sienne et il me répondit avec ses dernières forces par un frottement affectueux. Un réconfort dont lui seul connaissait le secret.

Je regardai vers Amélie, sans un mot, qui comprit immédiatement. La flamme de la chandelle s’était enfin éteinte.

– Je vais t’aider dans cette épreuve. Tu peux compter sur moi dès que tu en sentiras le besoin, me rassura-t-elle.

Elle s’approcha et commença à agripper la créature qui me maintenait au sol par son poids. Elle souleva l’immense félin avec une facilité inconcevable. Elle le posa sur son épaule et partit doucement avec lui. Ils disparurent tous les deux, me laissant seul avec mes pensées sombres, mais avec la conviction d’avoir pris la bonne décision.

Plusieurs années passèrent, la vie se déroulait à merveille malgré le décès de Hoat. J’étais résolu à ne plus prendre sous mon aile de Ruo-Ma. Ce n’était pas sa mort qui m’avait amené à penser ainsi. Cependant, j’avais ni l’envie ni la motivation de vivre avec un autre félin. Je ne désirais point rallumer cette flamme désormais éteinte. Hoat aurait toujours une place dans mon cœur évidemment. Mais vivre seul sans ce type de soutien fut un véritable bénéfice pour moi.

Et un jour, à une soirée, alors que rien ne m’avait préparé, je sentis une petite présence au niveau de mes pieds. Un petit Ruo-Ma, au pelage étincelant, s’était glissé sous mes jambes. Il avait la taille d’un chaton et des yeux verts tels des émeraudes. Que faisait-il ici ?

– Hàrom, où te trouves-tu ?

Sortant de la foule, une femme aux cheveux blonds apparut devant moi. D’un bond joyeux, le minuscule félin lui sauta dans les bras, se blottit contre elle et me jeta un regard. C’est alors qu’une braise se raviva.

– Oh merci de l’avoir retrouvé, je me présente…

Cette histoire n’aura pas de suite, car elle ne fait que débuter.

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