Maman m'a tué

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        C'est le désordre dans la chambre d'appel. Les nageurs s'amoncellent autour de la juge arbitre, s'indignent d'un tel retard. Dix minutes, c'est inadmissible ! Je mettrai dix fois moins de temps à finir ma course ! Pour l'instant, c'est les finales des 50. Tout va très vite, la chambre se vide d'un coup puis se remplit. C'est par vague, et je pense alors que l'organisation n'est finalement pas mal fichue pour des championnats dans l'eau. 


        Les filles finissent en brasse. Dans deux courses, ce sera mon tour. Les brasseurs plongent puis ressortent du bassin, et bientôt les filles les imiteront en crawl. Il y a, assis tout près de moi, Arthur Melek. J'ai nagé avec lui les sélections du 100 libre ce matin, et j'ai fini derrière lui. Ca n'a pas plu à ma mère d'ailleurs. La deuxième place c'est bien, mais la place devant Melek, c'est mieux. C'est aussi pour cette raison que cette finale est importante : j'ai une autre chance de battre Melek et enfin être champion de France sur 100 libre.


        « Camille Pottier, ligne 3. » Je jette un rapide coup d'oeil à mon adversaire qui sera appelé juste après moi, puis je tire le rideau. La foule crie lorsqu'elle m'aperçoit et je suis noyé sous les applaudissements et les encouragements. Je m'avance en direction du plot ; le 3ème, le moins glissant. J'ai de la chance.


        D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours nagé. Maman m'y a mis dès qu'elle a pu et ne m'a plus laissé sortir du bassin depuis. Lorsque j'étais encore petit et que je m'arrêtais au milieu d'un exercice, je demandais toujours « Pourquoi tu m'obliges ? J'aime pas ça, la natation. ». Elle disait que c'était pour être en bonne santé, puis elle me faisait signe de continuer l'exercice. Il ne fallait jamais perdre une minute. Cinq secondes de récup' en trop et l'entraînement était fichu ! J'avais neuf ans à l'époque, et je ne savais même pas compter les secondes correctement.


        J'ai toujours été son échec personnel, le miroir de ses défaites, une déception en continu qu'elle essaye d'atténuer en m'amenant sur les podiums. Personne ne remarque qu'elle est plus heureuse que moi sur les photos. En fait, tout le monde est toujours plus heureux que moi. La médaille brille plus que mes yeux, et mon sourire... Tellement faux qu'il est en angle droit. Je ne suis jamais moi-même finalement. Je suis elle. Je suis ce qu'elle veut que je sois, ce qu'elle a toujours voulu être, au fond. Une marionette qu'elle contrôle à sa guise, dont elle coupe la langue lorsqu'elle parle trop et la remet pour endormir les soupçons. C'est quand la dernière fois que j'ai dit la vérité à la télévision ?


        Voilà comment on devient champion de France du 50 libre et du 100 papillon sans pour autant vouloir mettre la tête dans l'eau. Aujourd'hui, les gens hurlent mon nom depuis les gradins, espèrent un regard de ma part, un sourire, peut-être même une accolade à la sortie des vestiaires, mais j'ai le sentiment que la personne qu'ils cherchent à toucher n'est pas moi. Je contemple l'eau du bassin tandis que l'homme au micro appellent les autres nageurs à venir devant leurs plots. J'y vois mon reflet. Ou plutôt, j'y vois le reflet d'un homme, un inconnu. Un étranger. Il a les épaules carrées, le dos imposant. C'est un monstre de chair, qui se retrouve à genoux sous l'excitation de la foule.


        Le juge arbitre siffle trois coups rapides. Tout le monde se tait (enfin), et nous posons un pied sur nos plots respectifs. Melek est à côté de moi, déterminé à me mettre plus d'une seconde dans la vue. Un rapide coup d'oeil dans les gradins : je vois ma mère expliquer à mon coach pourquoi cette année encore je ne sortirai pas vainqueur de cette course. Je suis faible, c'est ce qu'elle dit toujours après avoir raconté une énième anecdote humiliante sur mon compte. « Il ne sait pas faire tourner une machine, alors être champion du 100 libre ? Non, il ne faut pas rêver, il n'accomplira jamais rien de grand dans sa vie. »


        Un long coup de sifflet, je monte sur le plot et m'agenouille. « A vos marques », je suis en position pour plonger. Tout va très vite et trop lentement aussi. J'aimerais me noyer sans attendre dans le bassin, faire taire ma mère avec du chlore. Peut-être que si je disparaissais... Non. Elle dirait que j'étais dépressif car trop nul pour remporter cette course. Je devrais d'abord écrire une lettre de suicide. « Si vous lisez ces mots, c'est que Maman m'a tué. ». Cette eau chlorée aussi, m'aura tué. J'y vois le visage d'un nageur comme il en existe bien d'autres : lunettes et bonnet sur la tête, combinaison sur-mesure qui s'adapte à tous les mouvements pour faire perdre un minimum de vitesse. Mais plus en prodondeur, j'y vois une ombre. C'est moi. C'est le visage de la tristesse, du chagrin qu'on écrase contre ma poitrine depuis trop longtemps. J'y vois le reflet d'un cœur obscur, écrabouillé, jeté contre les carreaux du bassin, bloqué sous le poids de la foule en extase, la foule qui m'aime sans me connaître puis qui m'oublie lorsque je faute. C'est la meilleure chose qu'il puisse m'arriver : qu'on m'oublie. C'est peut-être pour cette raison que la noyade m'apparaît comme une bénédiction, car j'y trouverai ce dont j'ai besoin : la tranquillité, le silence de ma mère et des supporters, le silence de ma voix qui ment aux micros, mais pas seulement le vide sonore, le vide visuel aussi. Je n'aurais plus à supporter les yeux levés au ciel, les soupirs discrets, les menaces et les regards accusateurs. Trop longtemps j'ai accepté en bon chien les directives de ma mère. « Je veux que tu réussisses parce que je t'aime », que cela marchait bien lorsque j'étais enfant ! Mais j'ai vingt ans maintenant et je n'ai plus envie de plonger.


Une femme m'appelle, « CAMILLE ! » Je reviens à la réalité. Les cris explosent soudain à mes oreilles « Allez » « Camille ! » Le monde est agité et semble vouloir me dire quelque chose. Je jette un coup d'oeil au bassin : les nageurs sont déjà à 50m et font leur culbute tandis que moi, je n'ai toujours pas plongé. Maman va me tuer.


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