Oisin et Niamh

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Le matin se levait sur les champs bordant la ville de Bromsgrove, couchant sur la terre ses reflets violacés. L'air était frais, mais le soleil d'été ne tarderait pas à réchauffer l'atmosphère et à essuyer les larmes de la nuit.
Oisin était étendu sur son lit, encore tout habillé. La chambre était dans un désordre qui détonnait avec l'ordre calme de la campagne. Il avait passé une bonne partie de la soirée à jouer avec son groupe, et une bonne partie de la nuit à boire son gain.
Oisin n'était pas son vrai nom, il l'avait emprunté au folklore irlandais, le faisant sien. Il lui trouvait une sorte de poésie. Il ne se prononçait pas du tout comme il s'écrivait, cela lui plaisait. Ush-een, cela se prononçait, et cela lui faisait penser à une injure sifflée entre les dents. Chaque fois qu'il le prononçait il se sentait fier, et il s'amusait à penser qu'en donnant son nom il intimait à son interlocuteur le silence. Ush. Tais-toi.
C'était là toute l'expression de son orgueil, mais aussi toute l'expression de sa faiblesse.

Oisin entrouvrit un oeil sur le plafond hâchuré d'ombres et de lumière. Une migraine horrible lui comprima instantanément les tempes, comme si elle avait attendu son éveil pour lui faire regretter sa nuit. Il jetta son bras en direction de la table de nuit où il savait avoir laissé une bouteille d'eau. Il fit tomber quelques objets non identifiés avant de parvenir à saisir la bouteille, qu'il porta à ses lèvres pâteuses.

Au bout d'une heure il se senti le courage de se lever. Il se dirigea à la cuisine et se servit un café noir sans sucre, qu'il but d'un trait en grimaçant. Il détestait ce brevage, mais il avait appris à s'en faire un allié.

S'il n'y avait eu la contrainte de partir travailler il n'aurait sans doute pas pris cette peine. Hélas, il fallait bien payer sa bière et son loyer... La musique ne parvenait pas à lui garantir un train de vie décent, aussi il était employé dans un restaurant dans la proche ville de Birmingham. Comme chaque matin en semaine il allait parcourir l'A38 sur sa moto noire et blanche, une Honda CBR 600 RR de 2010 qu'il était parvenu à s'offrir après six long mois d'économies.
Oisin avait bien des défauts - outre son alcoolisme il était aussi malheureusement très enclin à se retrouver dans diverses bagarres dans lesquelles il n'intervenait que pour le plaisir de mettre l'autre type KO, il était orgueilleux et impétueux -, mais il était à la fois raisonnable (financièrement du moins) et patient. Comment eu-t-il pu supporter les réprimandes incessantes de son employeur, autrement?
Sa satisfaction était de pouvoir avaler ces quelques kilomètres aussi rapidement que le lui permettait la loi, de se sentir comme un oiseau libre et puissant. Quand venait le week-end, et si rien ne le retenait dans la région, il aimait particulièrement rouler longtemps, loin, ne s'arrêtant que lorsqu'il trouvait un endroit suffisament silencieux et isolé. De cette façon il était une fois arrivé jusqu'aux portes de l'Ecosse, non loin après la ville de Carlisle. Une fois au bout de sa course il délaissait son véhicule pour se dégourdir dans la nature et se recharger de toute l'énergie positive de la terre. Il y passait une heure ou deux et repartait sans un regard en arrière.

Aujourd'hui, hélas, c'était mardi, il n'y aurait pas d'autre échappée avant un moment.

Il fut acceuilli au White Horse Restaurant sous les râles de son patron, Finn, comme chaque jours depuis deux ans.

"T'es en retard, petit con."
"- Bonjour, Finn," répondit Oisin comme s'il n'avait pas entendu la remarque. Evidemment il n'était pas en retard, mais pour une étrange raison, aux yeux de Finn il l'était constamment.

Il enfila son tablier noir, se munit de son carnet et attendit droit comme un i les premiers clients. Il s'en succéda une bonne dizaine, auxquels il servit à tous le même plat, une assiette d'oeufs frits sur des flageolets et deux saucisses, le petit-déjeuner typiquement dégueulasse des restaurants anglais.
Le service du matin était presque terminé, il se préparait à prendre sa pose, lorsqu'une femme entra dans le restaurant. On ne voyait d'elle qu'une silhouette dans l'encadrement de porte baigné de lumière. En s'avançant dans la lumière artificielle de la salle, plus faible par contraste avec celle venant de l'extérieur, Oisin pu voir qu'elle arborait une longue chevelure blonde et frisotante, et portait un blouson noir par dessus une robe bleu nuit au motif étoilé.

Sans qu'il put expliquer pourquoi - sans doute était-ce dû à la formidable beauté de cette personne - Oisin était entré dans un état de béate contemplation, oubliant dans l'instant tout son savoir-faire de serveur. Il n'osa pas même s'avancer dans la salle - elle ne pouvait le voir. Le voyant planté là ce fut Finn qui alla à sa rencontre, jetant en passant un regard lourd de repproches à Oisin, mais au fond duquel se lisait une inquiétude bienveillante. Finn était un gros con, mais pas quelqu'un de méchant - et c'était la première fois en deux ans que Oisin manquait à son devoir.
Il indiqua à la jeune femme une table libre.

Après quelques formules de politesses et après avoir pris commande la femme s'adressa à Finn:

"J'ai entendu dire que vous aviez dans vos rangs un jeune homme nommé Oisin?"
"- Oui, c'est exact..."
"- N'est-il pas ici aujourd'hui? J'ai beaucoup aimé l'entendre jouer hier soir, j'aurais espéré pouvoir lui adresser quelques mots."
"- Si si, il est là. C'est sa pause, il devrait pas tarder à en revenir."
"- Super!"

"Bon allez on arrête les conneries et tu vas faire ton boulot, merdeux," cracha Finn à la figure de Oisin, lui jettant presque la commande. "Elle a demandé une brouillade d'oeufs. La dame veut te causer, figure-toi. On aurait pas dit qu'une si jolie demoiselle aimait la saloperie de merde que t'oses appeller musique mais, eh, je suppose qu'on juge pas les livres à leur couverture. Maintenant bouge ton cul."
Oisin s'éxécuta sans rien dire, reprenant brutalement ses esprits.

Une fois la commande prête il s'avança vers la table, la poitrine sérrée sous l'étau d'une anxiété qu'il n'avait jusqu'alors jamais ressentie.

" - Voilà votre commande, mademoiselle," articula-t-il péniblement, les joues rouges et brûlantes. "Vous avez demandé à me voir?"
" - C'est exact." Son sourire et ses yeux verts étaient éclatants de bonté. Tout en elle semblait irréel. S'il avait cru aux fées, Oisin aurait juré qu'elle en était une. "J'ai beaucoup aimé votre petit concert d'hier soir, je tenais à vous féliciter."
"Hum... merci. Vous seriez bien la première personne à trouver ça bien... D'habitude les gens n'écoutent même pas."
"Ils ont tort. Il y a de la poésie dans vos chansons."
"Vous me faites trop d'honneurs..." Oisin passa sa main dans ses cheveux, l'air plus gêné que jamais. Il se surprit à sourire bêtement. "Vous êtes gentille. Laissez-moi vous offrir le déjeuner, pour vous remercier. Vous êtes ma première et probablement unique fan..."
"C'est gentil à vous. Serait-il possible de vous voir après votre travail? Nous pourrions prendre un thé ensemble."
"Avec plaisir, mademoiselle..."
"Niamh. Je m'appelle Niamh Mac Lir."

Non sans quelques insultes Finn accepta de donner son après-midi à Oisin, aussi, dès que le service de midi fut achevé, il rejoignit Niamh qui l'attendait près de sa table.

Ils marchèrent un long moment dans la ville, discutant de musique surtout, et d'autres choses. Niamh était manifestement une femme à l'esprit vif, il était agréable de converser avec elle, aussi Oisin ne vit pas le temps passer ni ne s'apperçu du ciel qui s'empourprait et s'assombrissait.

Ils avaient ainsi rejoint la périphérie de la ville, des plaines d'un vert sombre s'étendaient jusqu'à l'horizon, traversées par la proche rivière Blythe. En se concentrant suffisament on pouvait appercevoir les lumières de Coventry, située à 31 km de Birmingham.

"Il commence à se faire tard," hasarda Oisin. "Je devrais peut-être vous raccompagner chez vous. Et rentrer chez moi."
Niamh devint tout à coup silencieuse, elle qui avait été si éloquente jusque là. Ce fut comme si quelque chose la contrariait.
"- En effet." Dit-elle enfin d'une voix basse à travers de laquel s'exprimait sa déception. "J'aurais aimé que nous ayons un peu plus de temps."
"- On pourra se revoir..."
"- Oh oui. Je vous reverrais. Mais vous ne me reverrez peut-être pas."
"- J'ai peur de ne pas comprendre."
"- Je viens d'un endroit... d'où il est difficile de partir. Et... Comment vous l'expliquer sans vous faire fuir pour de bon?"
"- Crachez le morceau, tout simplement."
Niamh hésita un instant.
"- Là d'où je viens, disons que le temps ne s'écoule pas tout à fait comme ici."
"- Ben voyons..." Oisin riait de sa naïveté. "J'aurai dû me douter que vous étiez trop belle pour être vraie. Ou pour être vraiment saine d'esprit."
"- Pardon?"
"- Non mais dites le franchement, vous n'avez aucune intention de me revoir, pas la peine d'inventer des conneries pareilles!"
"- Quoi? Non! Ce n'est pas ce que..."
"- Arrêtez de vous payer ma tête."
"- Il n'y a rien de faux dans ce que je vais vous dire: je suis Niamh, fille de Mannanan Mac Lir, je suis reine de Tir Na Nog. Si je retourne chez moi, soyez certain que vous ne me reverrez pas ici avant d'avoir vu s'écouler la moitié d'une vie."
"- Ca suffit..." Oisin fit quelques grands pas vers la ville, talonné par Niamh, qui tendait la main pour le retenir.
"- Venez avec moi. Suivez moi jusqu'à Tir Na Nog, vous verrez de vos propres yeux. Je n'ai su comment vous le dire, mais à cette requête que je souhaitais en venir. Je veux que vous me suiviez."
"- Et pourquoi? En admettant que votre histoire ne soit pas qu'un ramassis de délires."
"- Parce que j'ai entendu votre musique. Elle a fait jaillir en mon coeur des larmes de joie, de tristesse, de fierté. Je suis venue voir de mes yeux l'âme qui avait assez de pureté pour faire naitre une telle beauté. Je n'avais pour toute intention au départ que de vous parler un moment, mais plus le temps passait moins je m'imaginais repartir et ne plus jamais avoir le bonheur de vous avoir auprès de moi."

Oisin restait méfiant et incrédule, mais quelque chose dans la voix de Niamh le persuadait petit à petit de lui accorder le bénéfice du doute, quoiqu'incroyable eusse put être son histoire. Il n'avait rien à perdre en la suivant, se dit-il. De plus, quand bien même elle avait l'air d'une folle, elle ne l'envoutait pas moins.

"Ok. Je suis curieux de voir ce que vous allez me montrer. Mais je suis presque sûr que vous ne faites que croire un peu trop fort à vos délires."

"Je ne suis pas surprise que vous me preniez pour une aliénée... Quoi qu'il en soit, tout ce que je vous dit est vrai, vous en aurez bientôt la preuve. Dites-moi seulement que vous voulez me suivre, il me faut vous l'entendre dire clairement."
"Bien," Oisin roula les yeux dans ses orbites, "je veux vous suivre à ce Tir Na Nog."

A ces mots, Niamh ferma les yeux et les poings, faisant trois pas en arrière. Alors une lueur éclaira son visage, qui ne semblait venir de nulle part. Oisin en resta coi de stupéfaction. La lueur commença à se répandre le long des bras de Niamh, enveloppa ses poings d'un éclat orangé. Alors elle les leva devant elle et dessina dans l'air un cercle autour duquel s'accrocha la lueur. Au centre de ce cercle lumineux elle traça une sorte de croix à huit branches du bout de ses doigts, par endroits barrées de traits, en en faisant un motif complexe.
Pendant qu'elle faisait cela elle prononçait comme des incantations dans qui paraissait être du gaelique ancien.

Quand elle eut fini de tracer ce motif lumineux, elle le poussa vers le sol et tomba à genoux à sa suite. Alors elle plongea les mains dans la terre - aussi aisément que s'il se fut agit d'un liquide.
Elle resta ainsi tandis qu'elle releva la tête vers Oisin, qui était pétrifié de terreur, lui demandant de s'avancer dans le cercle.

Oisin s'exécuta sans réfléchir, il répondait par automatisme, il lui semblait que son cerveau avait tout simplement cessé de fonctionner.

Autour d'eux le paysage se brouilla comme s'il s'était mis à tourner rapidement. Oisin le regardait disparaitre et se fondre dans un tourbillon noir, vert, bleu. Tout ce qui restait tangible en cet instant était le sol sur lequel il ancrait ses pieds, comme pour ne pas tomber.
Au bout d'une minute qui lui parut une heure, le tourbillon commença à ralentir. Peu à peu des teintes chaudes commencèrent à apparaitre. Bientôt il put distinguer la vague silhouette d'une colline, sur sa droite. Il vit alors un ciel lumineux, jaune et rose à sa base. Sur sa gauche au loin il percevait l'éclat argenté d'un lac, plus loin encore se détachait l'ombre d'une montagne. A ses pieds il vit l'herbe se parer d'un profond vert émeraude.
Ce fut fini avant qu'il ne s'en rendit compte. Il était perdu dans la contemplation du paysage, entièrement différent de celui qu'il venait de quitter.



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