Corrik le Waldin

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Les Monts Gwarmanaz, au centre du Vandir Rathar, forment un triangle montagneux qui s'étend sur plusieurs centaines de lieues. L'un des angles de ce triangle descend vers le sud, longeant le désert des Girhéols à l'est et le royaume du Sudenthorië à l'ouest. Un second angle part vers l'ouest et la mer : là prend sa source le fleuve Maïra qui se jette dans l'océan à Ratharkar, capitale du Sted Rathar. Enfin, au nord-est du massif, la troisième pointe du triangle se termine au sud du royaume du Sted Fovstar, et est limitée à l'est par le Grand Fleuve, qui descend du nord. Entre ces deux dernières pointes se trouve une contrée sauvage et mal connue. Les Hommes ne s'y rendent jamais, bien qu'elle appartienne au royaume du Sted Rathar.

Là se trouvait alors une colonie de Nainden qui avaient fui la chute de Kaelys, comme tous ceux de leur peuple, et ils avaient construit une petite ville de rescapés au fond des bois, car ils n'appréciaient pas la compagnie des Hommes (inimitié d'ailleurs bien réciproque). Les Nainden avaient d'abord dressé une palissade pour protéger leur ville contre les Gobelins des bois, les brigands ou d'autres êtres malfaisants, et bâtirent de rustiques cabanes de bois. Puis ils rencontrèrent des marchands Nains qui descendaient de la montagne, et bien que ces êtres leur fussent différents en tous points, il naquit entre ces deux peuples méprisés par les Hommes une certaine amitié. C'est ainsi que les habiles tailleurs de pierre apportèrent aux Nainden de quoi donner plus d'allure à leur ville, qu'ils avaient baptisée Ethor Kaelys ( Ethor signifiant vallée en ratharden, et Kaelys en souvenir de leur ancienne capitale ). Le gouvernement de la ville était totalement indépendant de celui des autres colonies Nainden et du royaume Ratharden. Cependant, comme personne ne pouvait prétendre au titre de Roi, car pour cela il fallait détenir la Pierre de Vasyl qui avait été perdue, on nomma un Prince-Gouverneur. À Ethor Kaelys, on choisit Elyadr, le frère du Baron Général Astyr, qui avait péri dans la Bataille de la Baie Sanglante. Il organisa avec fermeté et sagesse la petite ville durant tout son règne, qui dura cent quatre-vingts ans, puis son fils Allengryn lui succéda à sa mort. C'était lui qui gouvernait Ethor Kaelys en 234 de l'Ère des Hommes, quand commence notre récit.

Aux abords d'Ethor Kaelys vivaient de nombreux Waldins. Leurs habitations étaient simples et avaient l'avantage de passer totalement inaperçues des autres créatures, car elles consistaient d'abord en un trou pratiqué entre les racines d'un gros arbre, à la manière des blaireaux ou des renards. Puis, le Waldin une fois sous l'arbre le creusait de l'intérieur. Ce travail était facilité par la petite taille de ces êtres qui n'excédait jamais trois pieds de haut. Une fois que la base de l'arbre était totalement évidée, le Waldin s'attaquait à la partie supérieure du tronc. Il creusait alors une seconde pièce au-dessus, et si les dimensions de l'arbre le permettaient, il arrivait qu'il puisse en creuser une troisième, en laissant à chaque fois une cloison entre les étages, avec un trou pour passer de l'un à l'autre. Bien sûr, il prenait garde de ne pas faire mourir l'arbre en gardant une certaine épaisseur dans les parois de son habitation. Les Waldins prenaient grand soin de leurs arbres, ils les enduisaient de potions que les plus vieux d'entre eux connaissaient. Le seul indice indiquant la présence de Waldins dans une forêt était le grand nombre d'arbres bicentenaires, tricentenaires, et souvent même bien plus encore, car un arbre habité par ces êtres était protégé par eux, et vivait fort longtemps. Ainsi, les Waldins n'abîmaient pas les arbres, mais s'associaient avec eux.

Comme nous l'avons dit, les Waldins étaient nombreux à cet endroit isolé. L'un d'eux s'appelait Corrik. Il était âgé d'environ vingt ans, mais lui-même ne le savait pas précisément, car les Waldins se souciaient peu de leurs dates de naissance. Il faisait partie d'une vieille famille de la Vallée, les Waldins du Hêtre (les familles de Waldins portaient des noms d'arbres). C'était un Waldin de belle allure, aux cheveux noirs et à la barbe soignée, et aux jambes recouvertes d'une fourrure de la même couleur. Il était vêtu le plus souvent d'une tunique bleue sans manches, cousue tout d'une pièce et serrée à la taille par une ceinture de cuir, comme tous les Waldins. Il vivait dans un gros arbre, ou plutôt deux arbres ayant fusionné, ce qui lui faisait une habitation spacieuse, qu'il tenait de son grand-père maternel. Dès son plus jeune âge, Corrik avait eu le goût de l'aventure. Âgé de cinq ans, il était parti explorer les environs pour deux jours et une nuit, inquiétant terriblement ses parents. Alors qu'il en avait à peine quinze, il rencontra par hasard trois Gobelins qui le capturèrent. Il s'échappa en assommant l'un d'eux et en tuant un autre. Il lui arriva quelques autres aventures de ce genre, mais il n'était pourtant jamais allé très loin de la vallée d'Ethor Kaelys.

Un matin, il se réveilla avec une sensation étrange. Cherchant dans sa mémoire ce qui aurait pu le troubler, il se souvint du rêve qu'il avait fait cette nuit-là. Il avait vu Essinala, l'une des Six Serviteurs, surnommée « la mère des Waldins », lui parler et lui commander de se mettre en route pour une quête importante, sans doute dans les Monts Gwarmanaz. N'y prêtant pas plus d'attention, Corrik se leva, avala rapidement un bol de jus de feuilles de sénébladier (arbre courant dans la région) et, décrochant son arc et son carquois, il sortit chasser le lapin dans les Hauts-Boisés, nom donné par les Waldins aux hauteurs de la Vallée.

Le lendemain, il se rappela, à sa grande surprise, qu'il avait fait le même rêve que la veille. Il se demanda alors plus sérieusement ce qu'il pourrait bien signifier, mais trouvant le message peu clair, il ne pensa même pas à obéir à cette mystérieuse injonction. Et le matin suivant, il fut encore plus surpris de réaliser que le rêve s'était reproduit une troisième fois. Il fut alors convaincu qu'il devait faire quelque chose. Il alla chasser, comme à son habitude, mais fut très distrait. Il rapporta deux lapins, et déposa l'un d'eux devant son arbre, puis emporta le second et se dirigea vers un arbre très vieux et très gros, sans doute le plus vieux habité par un Waldin de la Vallée. Là, assis entre les racines de ce chêne qui avait vu passer les siècles, se tenait un Waldin non moins vieux. Il avait une barbe et des cheveux longs et très blancs, si clairs qu'ils semblaient lumineux ; et en effet, il flottait dans l'air autour de lui une lumière presque surnaturelle. Il rayonnait de bonté et de sagesse, bien que son visage fût creusé de profondes rides et que ses yeux étaient aveugle, la vue de son visage était fort apaisante. Il restait là tout le jour, vivant de cadeaux que ses voisins lui faisaient, car il était connu parmi ce petit peuple pour donner d'excellents conseils. On l'appelait le Sage.

Corrik lui apporta le lapin, puis s'assit sur un tronc en face de lui, et lui présenta son problème. Le Sage l'écouta avec attention et bienveillance, comme à son habitude. Puis, après un temps de silence, ses yeux morts levés vers le ciel, il prononça ces paroles :

« Corrik...Tu as toujours été attiré par l'aventure, voilà qu'elle se présente à toi et tu la repousses. La voix qui te parle est confuse et ton esprit n'aime pas cette confusion. Mais si la raison nous guidait à chaque instant, tout serait trop simple, car nous devons tout mériter...Il est des moments où elle semble absente de toute chose, et dans ce cas il faut suivre son cœur. C'est par là que le Ciel nous parle, Corrik. »

Puis le Sage se tut. Il ne dirait rien de plus. Corrik le remercia, se leva et le quitta. Mais il ne rentra pas tout de suite à son arbre. Il marcha quelque temps entre les vieux arbres habités, saluant de temps en temps un autre Waldin qui lui faisait signe, soit un voisin, un cousin ou un parent, ses amis Ostérion et Sulvic. Il faisait bon, le soleil brillait, et les jeunes feuilles vert tendre des arbres de ce début de printemps laissaient filtrer une lumière fraîche dans tout le sous-bois. Une odeur chaude d'humus, de terre, de feuilles mortes et de bois pourri montait du sol. Les chants des oiseaux, des petits cris réguliers, des notes flûtées, ou des coups de bec rythmés sur les arbres creux formaient ensemble une mélodie pure et joyeuse, le chant du renouveau et du retour de la belle saison, tandis que les hautes frondaisons bourdonnaient de l'orchestre des milliers d'abeilles visitant les fleurs. Corrik réalisa alors qu'il aimait ce lieu, et il appréhendait de le quitter, lui qui avait toujours voulu partir.

Cependant, il s'agissait de son devoir. Il se dirigea alors vers son vieux chêne, qui lui sembla alors si chaleureux, accueillant et protecteur. Il poussa la pierre qui obstruait et dissimulait l'entrée en son absence, puis entra. Il retira son bonnet qu'il accrocha avec son arc et son carquois, alluma une chandelle qu'il plaça dans une loge creusée dans la paroi, formant une petite cheminée pour ne pas noircir l'habitation. Une lumière diffuse se répandit alors au cœur du vieil arbre, et Corrik la parcourut du regard. Pour un Homme, elle n'était pas grande, mais elle était l'une des plus belles habitations de toute la vallée. Au milieu de la première salle se trouvait une petite table ronde, entourée de quelques tabourets. Sur la table, quelques bols et trois assiettes en bois, ainsi que le lapin que Corrik avait rapporté de sa chasse matinale. Le Waldin contempla tout cela, puis tira l'échelle qui permettait de monter à l'étage supérieur. Dans cette seconde pièce, Corrik avait entreposé quelques meubles et objets qu'il considérait comme précieux. En effet, les Waldins, comme les Hommes, ont la manie d'attacher une importance sentimentale à de simples objets. Cela pousse beaucoup d'entre eux à conserver un nombre important de choses inutiles chez eux. De l'autre côté de la salle, Corrik avait disposé quelques sacs de blé, de fruits et de champignons secs, en prévision des mauvais jours. Le Waldin soupira, et monta dans la troisième et dernière pièce de son arbre : celle où il dormait. Elle était plus étroite que les deux autres, Corrik lui-même n'aurait pu s'y tenir étendu de tout son long. Mais cela n'avait aucune importance, car les Waldins ne dorment pas allongés à la manière des Hommes, mais roulés en boule comme les hérissons, ou encore assis. Le plancher de cette dernière salle était couvert de paille. Corrik redescendit. Il prit un sac, y glissa le lapin, quelques sachets de fruits secs, et un couteau, avant de décrocher son bonnet, son arc et son carquois. Il jeta un dernier regard à son habitation, puis il sortit. Il repoussa la pierre, et se mit en route, suivant un discret sentier que les Waldins avaient formé sur le sol de la forêt, qui partait vers les montagnes.

Corrik ne se retourna pas une fois pour voir encore ces lieux qui lui étaient chers. Il marcha d'un pas rapide et bientôt, après les Hauts-Boisés, lorsqu'il eût quitté la Vallée, la riante forêt de chênes fit place à un bois sévère de hêtres gris, où il faisait froid et humide. Le sol était parsemé de pierres, et le sentier montait de plus en plus, puis plongeait dans une sombre vallée, avant de remonter brusquement, puis de redescendre de nouveau. Mais à chaque descente il allait moins bas, et à chaque montée il se retrouvait plus haut.

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