Ceux qui attendent

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Avec le temps, j’arrêterais peut-être. Mais pour l’instant, c’est ainsi : j’aime à regarder passer les trains. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai emménagé dans cette petite ville au bout du monde - je le répète souvent, mais très peu de gens me croient. Je ne fais que dire la vérité, pourtant, et puis, de toute façon, je ne sais pas mentir.


Ce que j’aime dans cette bourgade, ce sont ses rues, ses gens mais surtout... sa gare. Cette minuscule gare à la façade rouge usée et à l’unique quai, cette gare un peu à l’écart, cernée de champs de blé. J’aime la gare en été quand les trains filent et font danser les épis ; j’aime aussi la gare en hiver lorsque le ciel est gris et que les gens attendent, frigorifiés, de retrouver les leurs ou prendre un nouveau départ. J’aime le mouvement, les trains à l’heure mais aussi en retard, pressés de repartir et pourtant toujours désireux de prendre tout le monde à bord. C’est pour cela que, une fois mon travail terminé, je file vers la porte ouest de la ville pour retrouver ma gare chérie, m’asseoir sur mon banc habituel. Il parait que, dans la bourgade, je suis devenu une sorte de personnage. Il parait qu’ils m’appellent ainsi : l’homme qui regarde passer les trains. Et je ne les contredis pas, je suis même ravi qu’un tel surnom m’ait été attribué. J’en ai eu d’autres, après tout. Des bien moins beaux, donc je suis heureux de ce que j’ai.


Au fil du temps et dans cette gare, j’ai vu d’étranges choses et fait d’étonnantes rencontres. Des êtres fugaces, pressés. Des hommes qui partaient pour ne plus revenir, des ombres qui attendaient le retour de souvenirs pour se les ré-approprier. Une fois même, j’ai rencontré Dieu. Un Dieu qui s’est assis à côté de moi, m’a demandé une cigarette et avec qui j’ai parlé, un peu. Puis je me suis assoupi - j’avais peu dormi, la nuit passé. Lorsque je me suis réveillé, il avait disparu mais c’était normal, vous vous en serez doutés : Dieu est un être pressé et son grand détour pour venir me voir l'avait mis en retard...


Avec le temps, j’arrêterais peut-être de fumer. Mais c’est difficile, dur même. Je fume beaucoup, dans les rues, sous la douche ou en dormant. Cela fait tousser le chat mais peu importe au fond, je ne lui impose jamais ma présence bien longtemps. Quand je ne suis pas dans ma gare, je disparais.


Quand je ne suis pas dans ma gare, à attendre celui qui m’a appris à fumer.


J’aime à regarder passer les trains, dans la petite ville du bout du monde où j’ai emménagé. J’aime à me dissoudre dans la fumée, cacher mon visage qui attend, mes yeux qui cherchent plus loin que mon regard, à l’horizon. Des fois, il n’y a pas de train alors je ne sais plus où arrêter de chercher, où cesser de m’étendre. Et mon regard devient immense, il dépasse la ville jusque vers les contrées où on a dû se séparer. On s’est rencontrés là-bas, dans la boue et les tripes et même si je hurlais et que je pleurais toutes les nuits, c’était bien de le reconnaître sans l’avoir jamais vu avant et ça me faisait taire plus d’une minute, il parait que c’était marrant. Plus il y a eu l’incident, la bête chose où je ne sais plus ? Mais on a été séparés. De toutes façons, c’était le chaos là-bas et personne n’y comprenait rien, que ce soit ceux du pays ou ceux que l’on combattait. Mais il m’a dit, avant de partir, que ce serait pas la dernière fois. Qu’on se retrouverait aux sources, dans la petite ville du bout du monde qu’on ne connaissait pas, mais dont un gars du régiment parlait tellement que c’était devenu le paradis, pour nous. La ville que j’ai volée à son souvenir pour la faire mienne, la ville où je suis devenu vétéran qui attend.


L’homme qui regarde passer les trains sans un bruit, en pleurant.


Des fois, je me demande si il n’y a pas eu erreur, ou malentendu. Si au fond, je ne me suis pas trompé de ville où si, quand mon regard s’étend, je ne prends pas la peine de le chercher assez longtemps. Parce que là-bas, je ne vois que des corps enfouis avec le temps, des veuves et des plaies que l’on tente de guérir, même des années après, même maintenant. Des fois, je cherche les trains de là-bas mais je n’y vois rien, personne : que des fantômes de ceux qui ne rentreront jamais. Et moi je suis comme ces veuves, qui attendent, je cherche aussi mon âme soeur qui est mon frère également, mon ami, celui que je garde dans mon coeur en partie comme un secret, celui qui garde une partie de moi aussi.


Je veux être complet, mais je ne peux l’être seul. Alors j’attends, dans la belle gare rouge et ses trains rouillés. Et Dieu vient me voir, de temps en temps, et quand je lui demande des nouvelles de mon frère il me dit de garder confiance. Mais c’est difficile, vous l’imaginez sans doute. Avec le temps, on pourrait croire que je me serais résigné mais... non.


Et les années ont passé, et la gare a fermé. Mais je suis toujours revenu, toujours. Je n’ai jamais cessé d’attendre le train. Et le chat est mort et Dieu a cessé de me rendre visite. Et mes jambes se sont affaiblies mais pas mon coeur. Et je n’ai jamais cessé de venir.


Puis un jour, je me suis endormi. Sur mon banc, en hiver, et personne ne s’est inquiété parce que personne ne me connaissait autrement que comme le vieil homme qui regardait passer les trains et que tout le monde était bien trop occupé. Et quand je me suis réveillé, il avait neigé et Dieu marchait vers moi.


À ses côtés, il y avait le frère que j’ai retrouvé.


Après cela, ils ont revendu l’appartement et c’est une jeune pianiste qui y vit maintenant. Elle a un chat, elle aussi, qui nous voit lorsque nous arrivons pour l’écouter jouer. Et une fois par semaine, je la regarde déposer des fleurs sur ma tombe - par respect sans doute, par politesse même puisqu’elle ne m’a jamais connu de mon vivant. Et parfois j’aimerais lui dire que je ne suis pas seul, que ma tombe est à côté d’une autre, qu’on ne voit pas. Celle d’un homme de mon âge mais mort plus jeune.


Avec le temps, tout file et s’use. Mais sa voix dans le crépuscule et la mémoire des habitants restent encore. Et avec le temps, ils nous ont rejoint, avec le temps la bourgade s'est dépeuplée en apparence. Mais nous sommes toujours là, nous dansons à travers les murs et dans les étoiles et dans le vent. Et les chats nous fixent, parfois. Et les animaux nous sentent. Et je suis heureux, j’ai même arrêté de fumer depuis.


Avec le temps, tout se transforme ou se détruit. Mais la Ronde, elle, ne s’arrêtera jamais.


Maintenant que je la danse, je sais que cela valait le coup d'attendre.

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