9.Rae

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J’ouvre les yeux, un visage barré de cicatrices est penché au-dessus du mien. Je le repousse du plat de la main.

— Qu’est-ce que tu fiches ici, Balin, à rôder comme une hyène ?

Il se redresse et allume l’une des bougies qui se trouvent sur le rebord de la fenêtre. La brise extérieure la fait doucement vaciller. Il croise les bras sur sa poitrine et s’adosse au mur. Son visage est tendu, sa lèvre tressaute de nervosité.

— Je suis venu te prévenir.

Je ris comme un sale môme. Si je ne subissais pas, à nouveau, le contrecoup de deux voyages astraux, je lui ordonnerais de déguerpir sur le champ.

Tu te ramollis mon gars.

— Tu joues les messagers maintenant ?

Je me gratte la tête et sors du lit à la vitesse d’une tortue. Par réflexe, je jette un œil, du côté de la porte. Elle est fermée. Il est seul. Je me glisse sur une chaise, il ne bronche pas d’un cil. Agacé, je lui fais signe de s’exprimer. Il a intérêt à avoir une raison valable. Je déteste être dérangé, surtout quand je parle avec elle.

— Je sais pour tes capacités.

Je me raidis et m’enfonce sur l’assise. Merci Gaarin ! Il ne pouvait pas fermer ce trou qui lui sert de bouche celui-là.

— De quoi tu parles, mec, tu ne sais rien.

— Je sais que tu es un « Voyageur ».

— La belle affaire ! Et tu voudrais que je te raconte mes vagabondages sur les continents ? J’suis pas d’humeur, j’ai besoin de dormir.

— Épargne-moi ton cynisme. Si Krohor t’exhibes avec nous, ton pouvoir doit être hors du commun. Ça fait des années que ce monstre n’a pas fait monter un combattant au premier étage. Écoute…

Je vais lui foutre mon pied au cul à cet emmerdeur s’il continue à me chercher. Dans un mouvement rapide, je bondis et empoigne le col de sa chemise pour attirer son front contre le mien.

— Non, toi écoute, je suis ici parce que j’ai passé un accord avec lui. Toi et tes potes vous m’avez bien accueilli. Merci. Mais j’te dois rien et tu m’dois rien. Alors, casse-toi et laisse-moi dormir. J’ai un combat demain.

Je le relâche et me dirige vers la porte avec la ferme intention de le virer une bonne fois pour toutes. Je l’entends soupirer dans mon dos.

— Justement. C’est la raison de ma présence. Tu ne me fais pas confiance. On se connait pas. Krohor pourrait me payer pour être ici, mais ce n’est pas le cas. Je le jure.

Je pourrais jouer le type sympa ; comprendre son point de vue, mais je suis plutôt du style à tracer ma route et m’occuper de mes problèmes. Ils pèsent bien assez lourd et puis son histoire sent le purin à plein nez. J’agite le doigt en l’air pour lui signifier ce que j’en pense. Sa réaction ne se fait pas attendre.

— Ce connard a tué mon frère.

Quoi ?

Une décharge d’énergie descend le long de ma colonne vertébrale. Ces mots résonnent comme un vieux cauchemar dans ma tête. Tuer son frère ? Je retire ma main de la poignée et lentement lui fais face. Les ombres dansent sur son visage tordu de douleur et avide de vengeance. Je connais par cœur ces sentiments qui le rongent de l’intérieur. Quand le mien est décédé, une partie de moi-même est morte avec lui. J’ai quitté mon clan, mes amis, ma famille pour mettre fin à la colère qui me ravageait. J’ai tué, sans états d’âme, tous les monstres qui me rappelaient son bourreau. Je me suis abreuvé de leur esprit, je les ai torturés toutes les nuits. Mon père-dragon a bien essayé de m’arrêter. Je ne l’ai pas écouté, trop aveuglé par ma quête. Je l’ai même détesté de m’avoir offert la longévité. Car contrairement aux idées reçues, le temps ne fait rien oublier, les souvenirs persistent.

Le clan des « Voyageur » est une très ancienne tribu qui date de l’ère des dragons. La légende dit qu’il est né de l’union improbable entre le dernier dragon-rêveur et une Maore. Leur amour engendra deux fils. Le premier, Grégar reçut la morphologie des Maors et Grador prit celle des Dragons-rêveurs. Ils ne formaient qu’un être. Leur pouvoir regorgeait de puissance. Ils incarnaient ce que l’on appelle le « cha » : l’équilibre parfait. Damella, la mère de Grégar et Grador fut considérablement affaiblie après cette délivrance hors du commun. Kor, son dragon bien-aimé, comprit qu’une deuxième grossesse risquait d’emporter avec elle la vie de son épouse. Il prit la décision d’user de sa magie séculaire pour qu’elle ne puisse plus enfanter. Il ajouta que seuls les fils engendreraient un frère-dragon, limitant ainsi les mort-nés. Cette décision scella à jamais la survie des dragons-rêveurs aux femmes de la tribu.

Depuis, pour chaque gestation d’un garçon Maor, un bébé dragon-rêveur mâle voit le jour de l’énergie spectrale de la mère. Le frère-dragon paternel devient aussi le parent. Une fois cette unique grossesse passée, les Maores perdent leur fécondité. Parfois, des dizygotes naissent pour un frère-dragon. C’est mon cas : Nael, mon jumeau, et Lyre, notre frère-dragon.

Les Maors gagnent l’immortalité grâce au don du sang de notre père-dragon. Une blessure ne suffit pas pour nous ôter la vie. Le mien Grador porte le même prénom que le fils originel, car ses plumes brillent aussi blanches que les siennes. Avec ma mère, ils sont ma seule famille. Mon père et mon frère ont succombé lors de la grande bataille contre Hellasi et les armées de l’Alliance rouge. Une éternité que je suis parti en claquant la porte, abandonnant mon entourage. Mon chagrin et ma colère guidaient mes pas.

Quand je regarde Balin, j’y constate ce même désespoir. Avec le recul, je peux dire que j’ai eu tort, j’aurais aimé agir différemment. Au moins, je ne patienterais pas dans ce bourbier sans fond que ma mère me localise avec l’aide de Lyre. Elle croit passer inaperçue lors de ces va-et-vient dans mon esprit pour voir si tout va bien ; elle se trompe, des fragments infimes de son essence spectrale y flottent aussi discrets que l’air. Je la soupçonne même de faire exprès, pour que je n’oublie pas qu’elle m’attend. Bon sang, j’ai le sentiment que sa dernière visite date d’un millénaire.

Je glisse la main dans mes cheveux pour chasser ces idées noires. J’aurai tout le temps d’y réfléchir sur le chemin du retour qui, je l’espère, ne tardera pas. Balin me dévisage toujours, il est à l’affut d’une réponse positive. Il l’aura. Je suis bien trop bête pour refuser. Je sais que je vais le regretter, mais son histoire ne me laisse pas indifférent. Fichue faiblesse, elle aussi m’a eu comme ça.

Sans le quitter des yeux, je projette une partie de mon essence dans sa mémoire. Grâce à ce don, je peux revivre les souvenirs de mon hôte. Je suis un vrai détecteur de mensonges. Dans ceux de Balin, j’y découvre des moments de bonheur, et d’autres plus sombres. J’assiste aussi à un combat à mort avec un garçon qui lui ressemble. Cet adolescent se fait littéralement démolir par un petit gabarit et ce n’est pas beau à voir. Heureusement, les images dominent les émotions. À la fin, son visage est si abîmé que tout devient flou. Pauvre enfant.

— As-tu vu ? me demande-t-il en me ramenant à la réalité. Tu sais que je ne mens pas. Torkal était mon frère, Cylnéal, l’a piégé. Il est mort. C’était un gamin. Alors si pour me venger, je dois te lécher le cul, je le ferai, j’en ai rien à cirer.

— Laisse mon cul où il est et raconte-moi : pourquoi n’as-tu rien dit hier ?

Il comprend aussitôt de quoi je parle. Il se tourne vers la fenêtre et croise ses mains sur sa nuque.

— Parce qu’on ne voulait pas que les autres l’apprennent. J’ai confiance en personne. Seul, cette ordure de Krohor savait. Il s’est engagé à ce que rien ne lui arrive si je combattais pour lui. Il a profité de mon absence à un tournoi pour l’entrainer dans ses délires. Méfie-toi de lui. Ses promesses ne valent rien. Maintenant que Torkal nous a quittés, il n’a plus d’emprise sur moi. Il va crever comme un chien. Je vais le buter, il est sur ma liste.

Je soupire et me masse le front.

— Je t’en prie, poursuit-il, si je pouvais, je combattrais à ta place… (Il marque une pause comme si ses prochains mots lui en coûtaient.) Je te devrais un service en retour. Tu pourras me demander n’importe quoi.

Eh bien, si je m’attendais à obtenir une dette dès le premier jour… un imprévu dans le jeu qui changera la mise en temps voulu. Merci Balin.

— OK. Explique.

La tension de son visage fait place à un réel soulagement. Étrange de revêtir la peau d’un sauveur. Où se cache le guerrier sanguinaire qui brisait des os à tour de bras ? Voilà où mènent les confidences de mes nuits. Je suis devenu une vraie chiffe molle… Il s’installe sur la chaise en face de la mienne, se penche en avant et croise ses avant-bras sur la table.

— Ce que tu as trouvé dans la cervelle de ce gars, c’est un leurre, chuchote-t-il d’une voix à peine perceptible. Cette mélodie déclenche une réaction de défense et t’envoie au tapis pour l’éternité. Il utilise des drogues modifiées pour donner l’illusion. Ce que je veux dire, c’est qu’une fois dans sa tête, c’est toi qui te fais piéger et pas le contraire.

— Et comment sais-tu ça ?

— Je suis un « voyeur de mort ».

— Tu te fous de ma gueule ? La tribu des « voyeurs de mort » est éteinte depuis la guerre contre Hellasi. Je le sais, parce que… (je stoppe net. Règle numéro six : garde tes histoires pour toi). Peu importe, alors, te fiche pas de moi.

— Donne-moi un nom ?

Je le regarde perplexe. Il répète sa demande. Je réfléchis une seconde et une idée géniale germe dans ma tête.

— Willem de Farsque.

Après quelques secondes de concentration, ses yeux deviennent blanc laiteux. Il marmonne une vague incantation avant de sombrer dans une sorte de léthargie. Un clignement de paupières plus tard, ses iris reprennent leur teinte marron originelle. Sa mâchoire se crispe.

— C’est toi qui te fous de ma gueule ? C’est le nom d’un « mangeur de chair ».

Je glousse.

— Et alors ? Il est mort, non ?

— T’es un putain d’enfoiré toi ! Tu sais très bien que les « mangeurs de chair » sont des morts à part.

— Ouais, mais un enfoiré qui te crois maintenant.

Il sourit en coin. Et me donne un coup de poing sur l’épaule.

— Hé ! J’ai dit que je te crois, pas qu’on était ami.

Il lève les mains en l’air pour s’excuser de son geste et reprend une attitude sérieuse.

— Les morts nous entourent, ils parlent. Quand mon frère a rejoint les rives sans vie, il m’a suggéré de prendre contact avec un ancien combattant de Cylnéal, Héol. Lui aussi avait subi les mêmes tortures de Bulgaro. Son spectre errait aux abords de l’arène, je lui ai posé un tas de questions. Entre deux délires, j’ai vite compris que Cylnéal modifiait les consciences pour gagner. Héol m’a expliqué comment. Tu dois trouver le verrou qui ouvre la porte de son véritable esprit et la réponse se cache à l’intérieur.

— Donc, si j’ai bien analysé l’affaire, tu espères que je retourne dans la tête de ce type, qui soit dit en passant est un malade mental, car d’après une âme complètement déglinguée, je me suis trompé en fouillant ?

— Exactement.

Je le fixe comme si je voulais lui retirer la peau de son visage. Il m’examine tout autant. Ce combat silencieux montre sa détermination.

— OK, annoncé-je en me levant de ma chaise. T’as intérêt à ce que ce soit vrai, sinon, je me ramène dans la tienne de tête, et j’y mets un tel bazar que tu te rappelleras plus ton nom.

Je m’allonge sur le lit et pointe mon index vers sa poitrine.

— N’oublie pas ce que tu as dit, quand j’aurai tué ce type demain, tu me seras redevable.

— Je te donne ma parole.

Il crache dans sa main et me la tend. Je fais de même et la serre avec vigueur. Le pacte est scellé, plus rien ne pourra le défaire. L’honneur est l’un des piliers fondamentaux des « Voyeurs de mort ». Sa promesse, immuable.

— Maintenant, tire-toi d’ici. J’ai besoin d’être seul.

Balin s’éclipse aussi discret qu’un chat. Je regarde par la fenêtre. La lune a commencé sa descente depuis longtemps. Il ne reste plus qu’une poignée d’heures avant que l’aube chasse la nuit. Je me glisse sous les draps, ferme les yeux et projette mon esprit dans la chambre de torture.

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