Kim

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D’un geste poli de la tête, Kim salue l’agente de sécurité qui garde l’entrée du laboratoire.

Le matin est clair, le ciel est dégagé. Depuis la Grande Disparition, la pollution a largement diminué, les industries lourdes manquant cruellement de main d’œuvre, souvent contraintes à la fermeture. Cela ne pose pas de problème particulier : l’évaporation de la moitié de la population a laissé la population subsistante, désormais exclusivement féminine, dans une forme d’abondance sans précédent. Le redémarrage des usines n’est donc pas une urgence absolue. La nature fait bien les choses.

Une fois assise derrière son bureau, Kim avale une gorgée de café brûlant au goulot de son thermos, prend une profonde inspiration, et passe en revue les objectifs du jour. En tant que directrice de la recherche au sein du prestigieux institut Fraunhofer allemand, sa mission est de définir les priorités d’investigation scientifique en matière de reproduction non-sexuée des espèces végétales, puis d’évaluer les résultats des expériences conduites par ses aides de laboratoire.

Sa boîte mail est pleine. Elle a reçu plusieurs rapports de la part de ses équipes la veille au soir. Douze, au total. La tâche qui lui incombe est donc titanesque. Elle devra sans doute y passer une partie de la soirée. Ce ne devrait pas être un problème.

Du moins, pas un problème de volonté : Kim est une travailleuse hors pair, et une brillante scientifique, sortie première de sa promotion de biologie moléculaire à l’université de Düsseldorf.

Mais il faut bien avouer qu’elle peine à concilier la passion pour son métier et sa vie de mère célibataire. Quand son mari, Jozef, était encore présent, il était bien plus facile de se partager les devoirs parentaux. Mais depuis la Grande Disparition, elle est devenue seule responsable de ses deux filles. Son fils, Henri, a disparu en même temps que son père, ajoutant une douleur immense, insurmontable, à l’affolement et l’appréhension constants des quelques mois qui ont suivi. Par chance, elle peut compter sur le soutien d’une voisine pour garder ses filles, pas encore adolescentes, jusqu’à vingt-heures, mais pas plus, elle s’y ait engagée. Il ne faudra pas qu’elle termine plus tard.

Sans plus attendre, Kim se met donc au travail. L’œil alerte, l’esprit vif, elle parcoure les dizaines de pages d’équations, de schémas et de tableaux comparatifs avec une rapidité déconcertante pour quiconque n’ayant pas eu l’honneur de la voir à l’œuvre. Très vite, elle repère les failles méthodologiques, identifie les éléments prometteurs, propose quelques ajustements sur la marche à suivre ainsi qu’une révision en règle des hypothèses de départ.

Les recherches de l’institut Fraunhofer vont bon train.

Il y a deux ans déjà, son équipe est parvenue à cloner un épi de blé génétiquement modifié, qui est en cours d’autorisation pour la mise en culture.

Cette année, Kim s’est fixé pour objectif de trouver une manière de relancer la production de fruits, un procédé éminemment sexué, en s’inspirant de la famille des tubercules, dont les membres s’auto-reproduisent à partir de leurs propres progéniture. L’idée, en somme, est de pouvoir planter une fraise dans la terre, et voir plusieurs fraises pousser au même endroit, quelques mois plus tard, comme c’est le cas pour les pommes de terre.

Mais la prochaine étape, le graal, sera de s’intéresser à la reproduction des animaux, et puis des humains.

Il y a deux écoles en la matière.

Il y a celles qui tentent de recréer le masculin, par manipulation de l’ADN sur des organismes existants, féminins ou hermaphrodites, afin de relancer les cycles naturels de reproduction basés sur la rencontre d’un matériel génétique mâle et femelle.

Et puis il y a celles qui s’intéressent au clonage. C’est à la dire, à la reproduction « stricto sensu », à la photocopie des êtres déjà conçus. Dans ce cas, pas besoin de recréer le masculin. Les femmes d’aujourd’hui pourraient recréer les femmes de demain, à leur image, et ainsi de suite, chaque génération devenant ainsi une copie de la précédente, améliorée, si on tolère une légère intervention dans les gènes de ces parfaites successeures.

Kim n’a pas encore tranché entre ces deux méthodes. Mais une question la taraude. Plus philosophique que scientifique. Spirituelle, même.

Est-il vraiment souhaitable de chercher à assurer la perpétuité de la vie sur Terre, y compris celle de l’espèce humaine ? Quel message a-t-on souhaité envoyer au genre humain en faisant disparaître sa part masculine, du jour au lendemain ? Pourquoi en a-t-on sacrifié la moitié, et pourquoi cette moitié-là ? Pourquoi les femmes ont-elles été épargnées ? Pourquoi seuls les hommes ont-ils été rayés de la carte, tous, sans exception, sans discrimination, même les plus braves, même les plus bons, même les plus purs et innocents, comme son fils, encore en bas-âge au moment de la Grande Disparition, qui n’avait donc commis aucun méfait, aucune faute morale. Quel procédé scientifique portant la main de l’homme est-il seulement capable de réaliser une telle prouesse, si terrible soit-elle ? Et quel Dieu est suffisamment cruel pour laisser faire un tel crime ? Quel message divin doit-on lire dans la Grande Disparation ?

Kim le sait, personne n’a encore de réponse à ces questions, pourtant existentielles. Elle a bien essayé d’en trouver auprès de l’une des nombreuses églises, mouvements néo-religieux et autres sectes qui ont fleuri un peu partout en Europe et dans le monde, dans la foulée de la Grande Disparition. Mais elle est bien trop dégourdie pour se laisser berner par ces charlatanes en tenue de bonne sœur, plus motivées par l’argent et le pouvoir, par le contrôle sur leurs ouailles, que par une véritable quête de vérité. Le mystère reste donc entier, et le restera sans doute pour les siècles à venir. Et qui sait si, d’ici là, il restera ne serait-ce qu’une femme à qui en révéler la clé.

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