Chapitre 7 Cohabitation

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J’avais réservé dans un hôtel pour la nuit. Et en raison de l’heure tardive j’étais un peu gêné de me présenter face au réceptionniste en demandant une chambre avec un seul lit, accompagné d’une jeune fille qui semblait avoir dix ans de moins que moi. J’admets que je n’avais pas songé à ce petit détail, bien que la différence d’âge n’eusse pas été forcément celle à laquelle les gens pensaient immédiatement en nous voyant. J’aurais bien voulu expliquer au réceptionniste que mon amie avait connu le Second Empire, la Troisième République, deux guerres mondiales et qu’elle était insomniaque, mais cela aurait été peine perdue.

« Elle n’a pas l’intention de dormir, rassurez vous ! M’écriai-je, devant tous les gens choqués qui se tenaient dans le hall.

Alors, le réceptionniste leva un sourcil.

-Votre vie privée ne me regarde pas Monsieur, répondit-il, si mademoiselle confirme être ici de son plein gré, notre personnel ne vous dérangera pas. Faites ce que vous avez à faire et ne cassez rien.

-Oh, mais je n’y manquerai pas monsieur, répliqua Isa avec un grand sourire, mon ami que vous voyez là est très gentil, il m’a fait monter dans sa voiture puis il m’a transporté ici depuis mon école et… »

À ces mots, j’eus mis ma main sur la bouche d’Isa, sans même penser qu’elle aurait pu la déchiqueter. Pour l’heure, j’étais la proie des murmures en tous genres. Ces moments-là où j’avais envie de disparaître dans un trou, il paraissait évident qu’Isa avait le don de les provoquer. J’allais bientôt découvrir les difficultés qu’avait éprouvé ma grand-mère à cohabiter avec des vampires.

Les vampires n’ont pas conscience de leur corps, ils se voient vieillir tout comme ils vieillissent mentalement. Isa avait bien le corps de ses vingt ans, mais son esprit s’était endurci. Elle ne réalisait pas que cela pouvait me mettre dans l’embarras dans certaines situations. Comme lorsqu’elle se vantait d’être ma nourrice. Je lui soufflais alors : « Rappelle-toi que tu as vingt ans, bougre d’ahurie ! »

Isa prit les clés de la chambre puis se dépêcha de monter les étages, en emportant avec elle son coffret et son sac. Elle me laissait, seul, avec le reste des valises ainsi que la paperasse à remplir.

« Les femmes ! De siècle en siècle elles sont les mêmes, pensai-je à voix haute. »

Je me hâtais de tout rassembler, car je n’avais qu’une envie, me poser dans un lit. En une journée, nous avions eu le temps de nous approvisionner en vêtements, poches de sang et boissons. Nous avions plus de quatre heures de route dans les jambes et ce n’était que le début.

Après quelques errements à travers l’hôtel, je me trouvais enfin devant ma chambre, ou plutôt « notre chambre ». Je frappais à la porte, lorsque celle-ci s’ouvrit, je crus mourir d’épouvante.

Isa était la tête en bas, suspendue au plafond, en pyjama, en train de se sécher les cheveux. Je poussai un cri qui réveilla tout le couloir. Alors que les clients de l’hôtel commençaient à sortir de leurs chambres respectives pour localiser l’origine du tapage, Isa me prit par le col, me tira à l’intérieur avec la force de Chuck Norris et referma la porte.

« Allez vite ! Rentre. Dit-elle

-Mais tu es… Qu’est-ce que tu faisais ?

-Ben je prenais une douche, ça ne se fait plus en 2015 ?

-Te fiches pas de moi, pourquoi tu es au plafond ?

-C’est beaucoup plus pratique, tu devrais essayer.

Me rappelant qu’elle avait un don de lévitation, je me dis en moi-même qu’il devait être normal qu’elle l’utilise pour faciliter certaines de ses actions dans sa vie quotidienne.

-Et si une femme de chambre t’avais vu ? Si j’avais été accompagné ?

-Ne t’inquiètes pas, je t’ai entendu arriver depuis le rez-de-chaussée. Je savais bien que c’était toi.

-Et comment tu vas faire pour redescendre ? »

Isa fit basculer sa jambe derrière elle telle une ballerine, puis l’autre. Elle descendit alors tout doucement vers moi. J’étais d’ailleurs surpris de constater à quel point elle pouvait être souple.

Au fond c’était peut-être moi qui en faisais tout un plat pour pas grand-chose. Puisque personne n’avait assisté à la scène, je passai l’éponge et décidai de prendre une douche à mon tour après qu’Isa eut fini de se brosser les crocs.

Lorsque j’eus terminé, je retrouvais Isa sur le lit qui regardait la télévision. Ils passaient le Dracula de Coppola ce soir. Peut-être était-ce un signe du destin, ou simplement le goût d’Isa qui s’orientait vers les vieux films sanglants. Dans tous les cas je me dis sur le moment qu’elle ne verrait pas d’inconvénient à ce que je me joigne à elle. Mais dans le même temps j’eus comme un doute. Voir du sang à la télévision aurait-il pu éveiller en elle certains bas instincts ? Apparemment, elle se maîtrisait.

Je m’assis donc près d’elle sans un bruit. Isa découvrit Gary Oldman, habillé en prince de Valachie et je pus lire sur son visage, comme une pointe d’étonnement. Elle versa cependant une larme à la mort de Lucy. Elle était fascinée par la ressemblance entre Mina et son double du passé, la princesse Elisabeth. Moi je priais pour qu’il n’y ait aucune chauve souris dans le film. Malheureusement il y en eut une ce qui fit qu’Isa s’agrippa à moi inconsciemment. De mémoire, je me souvenais surtout des loups et des rats.

« Ce vampire doit être bien triste pour ne s’entourer que de créatures aussi sinistres. Affirma Isa.

-Tu n’as jamais fréquenté de loups ? Demandai-je en plaisantant.

Isa me regarda avec des yeux blasés.

-Pas vraiment, non ! Les loups, les châteaux poussiéreux, ça ne m’attire pas spécialement.

-Comment tu vivais au dix-neuvième siècle ?

J’avais probablement posé la question indiscrète qui allait l’amener à s’ouvrir à moi, aussi je redoutais d’avoir à remuer de quelconques souvenirs trop douloureux. Cependant, Isa accepta de se confier un peu sur son passé.

-Et bien si tu veux tout savoir, je vivais dans l’insouciance. La France connaissait une période heureuse. C’était à la fois la révolution industrielle et artistique. J’étais fille de notable… Je n’avais pas toujours eu la vie facile cependant… Je m’étais mis en tête de devenir flûtiste professionnelle. Alors, j’allais à l’opéra, au cabaret, au bal, au spectacle, au conservatoire, partout où l’on pouvait entendre de la musique et je jouais lorsque c’était possible. J’ai même rencontré Maurice Ravel, le compositeur. Un homme plutôt timide quoi qu’on en dise. Évidemment tout ne s’est pas passé comme prévu.

-Que veux-tu dire ? Lui demandai-je.

Isa marqua un silence puis me fit un sourire et répondit par ces mots :

-Un jour je te raconterai toute l’histoire… »

Malgré mes interrogations, je n’avais toujours pas la moindre idée des circonstances qui avaient poussé une si belle jeune fille à devenir un vampire. Avait-elle seulement eu le choix ? Qui sait. Je m’imaginais qu’elle avait suivi son créateur dans les pas de l’immortalité soit par amour, soit par nécessité.

Le film vint à se finir et poussé par la fatigue, je dus me mettre au lit. Isa prit position face à la fenêtre. Je n’en étais pas certain, mais je crus distinguer une larme perler, au bord de ses yeux, sous la caresse d’un rayon de lune. Elle contemplait les étoiles, sans un bruit. Au fur et à mesure que mes yeux s’habituaient à l’obscurité, je pus admirer une dernière fois son visage éclairé par la Lune. Ses yeux chatoyants à demi cachés par ses quelques mèches sauvages viraient du bleu azur au turquoise. À quoi pouvait-elle bien penser ? Avais-je bien fait de la questionner ? Peut-être se remémorait-elle les personnes qu’elle avait connues au cours de sa longue existence. Tous ces gens qu’elle avait vu vieillir et partir avant elle, ceux qu’elle avait perdus au cours des guerres qui avaient suivies, ses amies, ses parents, ou peut-être même ses premiers amours. Elle était seule et elle avait conscience qu’elle était condamnée à demeurer dans la solitude pour le reste de son éternité.

Dans tous les cas, cette fois-ci, je m’endormis en toute confiance. Elle ne m’avait pas touché la dernière fois. Cette nuit-là, je me sentais enfin en paix.

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