Pariez sur la bonne étoile

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Olivier de Monteuil était prêt. Il n’avait jamais été aussi proche de réaliser l’un de ses rêves. Son rythme cardiaque et sa pression sanguine indiquaient que, malgré son calme apparent, il était en état de stress avancé. À cinquante-deux ans, Olivier de Monteuil allait devenir astronaute.
Il avait toute la panoplie, en commençant par le costume blanc, qui faisait de chaque mouvement un véritable exercice sportif. Les techniciens en blouses blanches effectuaient les dernières vérifications. Il ne manquait que les militaires en faction et les caméras des télévisions.
Ces absences étaient normales puisque cette mission était à la fois privée et secrète. La base de lancement se situait sur une ancienne plateforme pétrolière implantée au milieu de l’océan indien, exactement sur l’équateur. Olivier de Monteuil allait faire ce qu’il appelait un « tour du propriétaire ». C’était lui qui avait financé tout ça. Il s’était payé un astéroïde deux ans plus tôt et comptait aujourd’hui aller le voir de plus près.
Il prit place dans le cockpit. Il y était seul et n’aurait normalement rien d’autre à faire qu’attendre qu’on vienne l’en délivrer. Le module était entièrement automatique et autonome. Le voyage allait durer un peu plus de trente-six heures. Une journée et demie assis dans un siège, engoncé dans une combinaison pressurisée. Normalement, tout était prévu pour que le voyage ne vire pas au cauchemar. Il allait être mis dans un sommeil artificiel assez profond pour éviter que son corps ne souffre trop des effets de l’accélération puis de la perte de pesanteur. Il n’aurait même pas besoin de se nourrir et n’aurait aucun besoin naturel pendant le vol. Pour lui, tout se déroulerait comme dans une longue sieste.

*****

Les yeux d’Olivier de Monteuil avaient du mal à rester ouverts plus de quelques secondes. Les voix autour de lui l’avaient prévenu que c’était une réaction normale. Le quasi-coma dans lequel il était plongé depuis presque deux jours allait mettre un peu de temps à se dissiper complètement.
Trois heures plus tard, il parcourait les couloirs de son astéroïde avec le directeur d’exploitation. Cet endroit était tout sauf accueillant, mais ce n’était pas grave puisqu’il ne s’agissait concrètement que d’une mine. Le personnel était réduit au minimum : six personnes qui se relayaient pour assurer la surveillance des robots qui creusaient en permanence, sans pause.
— Vous pouvez me montrer ce que vous avez extrait jusqu’à présent ? demanda Monteuil.
— Bien sûr monsieur. Pour l’instant, nous stockons l’or et le platine sous forme de lingots que nous fondons nous-même. Comme la gravité est ici de moins de cinq pour cent de celle de la terre, nous avons fait le choix de fondre des barres qui pèseront cent kilos chacune une fois sur Terre. Leur manipulation est aisée ici et nous évite d’avoir trop de barres à stocker.
Il le conduisit jusqu’à la pièce où étaient entreposées les barres en question. Il avait beau être milliardaire, Monteuil n’avait quand même jamais vu une telle quantité de métaux précieux.
— Il y en a quelle quantité ?
Le directeur consulta un tableau électronique accroché au mur.
— L’équivalent de vingt-et-une tonnes d’or pur et de soixante-trois tonnes de platine. Mais ce ne sont là que les résultats de nos premières exploitations de veines de surface. Le cœur de l’astéroïde est presque entièrement constitué de ces deux minerais.
— Bien. Conservez-les ici le plus longtemps possible. Nous organiserons leur venue sur Terre par petite dose lorsque les cours nous seront encore plus favorables.
Olivier de Monteuil était riche, mais son rang légèrement au-delà de la millième place des fortunes mondiales l’agaçait. Il avait un jour été contacté par deux chercheurs qui lui proposèrent de financer leurs travaux. Il s’agissait de rallier un astéroïde connu pour contenir d’importantes quantités de métaux précieux et de l’exploiter. En effet, les besoins technologiques en or et en platine ne cessaient d’augmenter sur Terre et la ressource se faisait de plus en plus rare. Les prix augmentaient régulièrement et Monteuil a vu là une opportunité de faire partie du top trois des fortunes mondiales en quelques années. Il serait le Rockfeller de l’or spatial.
La visite continua deux heures. Il put admirer les robots travaillant à l’extraction, au transport et à la transformation du minerai. On lui fit quelques présentations techniques sur les méthodes employées et les outils inventés pour l’occasion. Il y avait là aussi un potentiel financier, lié aux brevets, non négligeable.
Six heures après son arrivée, il devait embarquer à nouveau dans sa navette pour effectuer le trajet en sens inverse. Effectivement, l’astéroïde se déplaçait dans le système solaire et rester plus longtemps l’aurait obligé à attendre plusieurs mois avant d’être à nouveau assez proche de la Terre pour pouvoir la rallier. Les employés resteraient, quant à eux, presque trois ans dans l’espace et ne reviendraient qu’une fois l’astéroïde entièrement exploité. Monteuil espérait même secrètement qu’ils ne reviennent pas et trouvent un autre caillou spatial à piller.
Le voyage de retour devait se dérouler de la même manière que celui de l’aller : coma artificiel et réveil à l’arrivée.
Mais à l’arrivée, c’est un Olivier de Monteuil mort que les équipes découvrirent dans la capsule.

*****

Armelle était en train de lire un article sur la mort de Monteuil lorsque Kevin arriva au bureau.
— Tiens, toi aussi tu t’intéresses à ce milliardaire ? Encore un client en moins pour les iles Sundust et compagnie.
— Je le connaissais.
— Oups, désolé. Je ne savais pas.
— Ne sois pas désolé. J’ai dit que je le connaissais, pas que nous étions amis. Ce type avait un tel égo que même sa fortune incommensurable ne lui suffisait pas. Il n’y a pas grand-chose qui se vende sur Terre qu’il n’aurait pas pu se payer, mais il n’a jamais supporté de ne pas être l’homme le plus riche du monde.
— Et comment as-tu connu un gars aussi sympathique ?
— Il m’a contacté pour utiliser mes pouvoirs pour poser des questions à des morts.
— Il voulait parler à son grand-père ou un truc dans le genre ?
— Pas du tout. Il voulait que des esprits aillent espionner ses concurrents pour lui rapporter leurs faits et gestes.
Kevin retint un rire en écarquillant les yeux.
— Mais c’est pas bête du tout ça. Et tu n’as pas voulu le faire ?
— Les esprits ne sont pas tels que la littérature et le cinéma les représentent. Ce ne sont que des concepts. Pas des individus sans corps physique. Ils sont bien incapables d’espionner ni même d’en comprendre l’idée. En fait, il n’est même pas certain que ce sont des reliquats d’humains. Certains, de plus en plus nombreux, penchent plutôt pour autre forme de vie, voire même la manifestation d’êtres vivants qui existeraient dans des dimensions inaccessibles à l’humain. Comme un monde parallèle.
— Ouais, du coup il n’a pas dû aimer ta réponse.
— Effectivement. Cet imbécile a même cru que je voulais vendre l’idée à d’autres et m’a menacé de procès. Je sais qu’il a tenté sa chance avec d’autres médiums. Les sérieux l’ont éconduit comme moi et d’autres l’ont arnaqué. Il a fini par comprendre… enfin, je pense. Tout ça pour dire que ce n’est pas une grande perte pour l’humanité et même plutôt une bonne nouvelle pour le fisc puisqu’il n’a aucun héritier. Ses millions vont donc venir éponger une partie de la dette publique de cette année.
— C’est peut-être le moment de demander une augmentation alors !
— Ne commencez pas à devenir grossier, Kevin, dit une voix dans le dos du jeune policier.
— Pardon chef, c’était juste une blague.
— Très bien, alors vous allez devoir mériter votre salaire. On vous attend à la morgue pour enquêter sur la mort de Monteuil.
Kevin et Armelle se regardèrent, interloqués. Les médias semblaient présenter cette mort comme une crise cardiaque naturelle.

*****

Le service de médecine légale de Paris n’était pas équipé pour recevoir et accueillir des journalistes. Pour cette simple raison et pour simplifier le travail des enquêteurs, il avait été décidé de communiquer volontairement des éléments erronés à propos du décès d’Olivier de Monteuil.
Armelle et Kevin furent reçus directement par le chef de service. Ils se connaissaient déjà et ce dernier semblait plutôt satisfait d’avoir affaire à eux.
— Alors, professeur, est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi vous avez demandé à faire appel à nous ? Vous ne croyez pas à la thèse officielle de la crise cardiaque ?
— Non, effectivement, puisque c’est moi-même qui ai inventé cette ânerie.
Kevin s’attendait bien à une réponse de cet acabit. Elle le fit donc sourire en même temps qu’il s’affalait dans l’un des fauteuils pour invités.
— Donc vous soupçonnez un meurtre et celui-ci a été commis de façon étrange.
— Je ne sais pas. Mais les circonstances de la mort de cet homme sont trop étranges pour que je puisse confier l’enquête à n’importe quel service.
— On peut avoir plus de détails ?
— Oui. Vous imaginez bien que le décès prématuré d’un homme aussi riche se devait d’être soigneusement examiné. Un quidam ordinaire n’aurait pas eu droit à autant d’attention. C’était un ordre venant de très haut. J’ai donc procédé moi-même à toutes les mesures possibles et les résultats m’ont fortement surpris.
— Mais encore, insista Kevin, sachant parfaitement que ce professeur était probablement l’un des plus compétents d’Europe, mais que c’était également un homme qui aimait tenir des discours longs et détaillés quand cela concernait son travail et ses découvertes ?
— Il semblerait que certaines parties du corps de ce monsieur aient été en impesanteur pendant les quelques jours qui ont précédé son décès.
— Certaines parties ? Comment certaines parties d’un corps pouvaient être en impesanteur si les autres ne l’étaient pas ?
— Ça, c’est précisément la question à laquelle vous allez devoir répondre monsieur le policier.
— Mais comment voulez-vous qu’on fasse ? s’inquiéta Armelle. Et quel rapport avec la raison de sa mort ?
— Je ne sais pas si le décès est lié à cette bizarrerie, mais je suis certain que cet homme n’est pas mort dans son lit de Neuilly. D’autres indicateurs me font penser qu’il était au bord de la mer, ou en pleine mer au moment où il a pris sa dernière respiration.
— Bien, alors on va aller fouiner, dit Kevin en s’extirpant du fauteuil.

*****

— Tu crois vraiment qu’ils vont accepter de nous recevoir sans rendez-vous ?
— Ils n’ont pas vraiment le choix, répondit calmement Armelle. Ils vont nous faire mariner une vingtaine de minutes pour la forme et pour avoir le temps de prendre conseil auprès de leurs avocats et juristes puis nous serons reçus poliment. On ne nous révèlera rien, mais on nous fera de grands sourires pleins de dents de requins bien aiguisées.
— Je constate que tu aimes particulièrement ce milieu.
— Tu n’imagines pas à quel point.
Les vingt minutes d’attente prévues ne durèrent, en réalité, que six-cents secondes. Une jeune femme en habits chics et stricts vint les chercher dans le hall de l’immeuble de bureau. Elle se présenta comme la secrétaire du numéro deux — numéro un par intérim — de la holding, et précisa que son patron, un certain Matthieu Levy, était ravi de pouvoir parler à la police.
Armelle et Kevin ne la crurent pas quant au ravissement de son employeur, mais ils la suivirent quand même jusqu’au dernier étage, via un ascenseur qui devait être réservé à l’usage exclusif des gens du sommet puisqu’il ne comportait que deux boutons d’étage et nécessitait une identification par caméra.
Le cadre en costume qui les attendait à la sortie de l’ascenseur semblait vraiment pressé de les voir. La secrétaire n’avait peut-être pas menti.
— Je suis bien content que la police ne se soit pas laissé berner par cette histoire de crise cardiaque, indiqua-t-il immédiatement après avoir refermé la porte de son bureau.
— Doit-on comprendre que vous n’y croyez pas non plus ? Peut-on savoir pourquoi ?
— Je connais Olivier depuis près de vingt ans. Nous avons construit cet empire ensemble. Il était en pleine forme et faisait très attention à sa santé. Il croyait dur comme fer que la cryogénie ou n’importe quelle autre science permettrait aux plus riches de devenir éternels avant que la mort ne s’intéresse à lui de trop près.
— Il faut croire qu’il a été un peu trop optimiste, répliqua Armelle sans réfléchir.
Levy la regarda sans sourire.
— Je sais quel passif vous avez avec Olivier, Madame. Vous comprendrez donc facilement qu’il ait réussi l’exploit de collectionner de nombreux ennemis.
— Certains en seraient-ils arrivés au point de vouloir sa mort ?
— Olivier a essuyé plus de six tentatives de meurtre au cours des dix dernières années. Je pense que je peux donc répondre que oui.
— Mais qu’est-ce qu’il avait fait pour provoquer de telles réactions ? Le peu de fois où je l’ai croisé il était antipathique, mais pas plus que n’importe lequel de ses collègues.
Levy prit une grande respiration avant de répondre.
— Olivier a un égo démesuré et une faculté à se mettre à dos les personnes les plus puissantes en utilisant un franc parlé rarement bien accueilli.
— Et vous pourriez nous fournir une liste de ceux qui seraient les plus susceptibles de passer à l’acte en ce moment ?
— Oui, mais ça ne vous avancerait à rien. Ils n’ont rien fait.
Les deux policiers froncèrent les sourcils de concert, marquant une surprise réelle.
— Laissez-moi vous expliquer. Ces derniers mois, j’avais remarqué des mouvements financiers étranges sur ses comptes. Je pense qu’il a encore tenté de multiplier sa fortune avec un plan très aventureux et que ça a mal tourné. Mais je vais devoir vous demander quelques jours pour vous en dire plus. Olivier est très doué pour cacher ses activités.
— Vous sembliez pourtant très proches. Vous êtes son bras droit, non ?
— Oui, mais je ne suis, en réalité, qu’un très bon comptable. Je ne suis pas un visionnaire, un stratège ou un aventurier comme lui. Disons que dans notre équipe, lui découvre et défriche les terrains et moi je me contente de les entretenir après.
— Très poétique cette comparaison. Mais, puisque vous n’étiez pas dans ses confidences, sauriez-vous qui pourrait l’être ? Une compagne, un majordome, un garde du corps…
Levy semble prendre le temps de réfléchir.
— Peut-être. Je vais vous donner deux noms. Ils seront peut-être plus enclins à vous répondre que moi.
Kevin nota les deux noms et coordonnées puis les deux policiers prirent congé de l’homme d’affaires en lui promettant de le tenir informé des suites de l’enquête.
Une fois dans leur voiture les deux policiers échangèrent leurs impressions :
— Alors, à ton avis, coupable ou innocent ?
— Je pense qu’il est innocent et qu’il veut absolument nous en persuader.
— Le coup du parler du mort au présent. Oui, je l’ai remarqué aussi. Ce monsieur a dû lire pas mal de livres policiers et aura retenu qu’un coupable parle plus facilement de la victime au passé. Mais ça ne fait pas de lui un coupable.
— Non, effectivement. Allons rendre visite aux deux noms de la liste. On commence par la fille ou le gars ?
— Le gars. Un chauffeur garde du corps a plus de chance d’avoir su où était son patron. L’assistante n’était pas forcément dans le secret du dieu.

*****

— Absents tous les deux ! Voilà qui nous fait deux très beaux spécimens de suspects.
— Oui, et on ne peut même pas demander leur extradition. Ils sont suisses et sont rentrés dans leur pays. Les Helvètes n’accepteront jamais de les arrêter pour qu’on leur pose de simples questions dans le cadre d’une enquête de routine.
— Ça nous apprendra à communiquer de fausses informations aux médias.
— Bon, alors qu’est-ce qu’il nous reste comme piste à explorer ?
— Pour ce qui est du classique « à qui profite le crime ? » on est marron, puisque c’est l’état qui va récupérer la plus grosse part de la fortune du monsieur. Même son numéro deux pourra tout juste sauver ses meubles s’il ne manœuvre pas bien.
— Donc ?
— Il nous reste à essayer de comprendre comment une partie de son corps a pu se trouver en impesanteur, mais pas le reste.
Kevin posait là une vraie question à laquelle Armelle n’avait pas vraiment réfléchi jusqu’à présent, mais qui la fit réagir quand même immédiatement.
— Ça me rappelle une ancienne enquête. Il y a trois ou quatre ans, on avait eu un cas de femme retrouvée morte noyée sans eau. Tout son corps avait réagi comme si elle était restée sous l’eau, mais il n’y avait pas une goutte dans ses poumons.
— Et vous avez trouvé le fin mot de l’histoire ?
— Oui, une forme intense d’hypnose. Mais on n’a jamais pu prouver la chose ni trouver le coupable, car personne dans l’entourage de la victime n’était capable de se souvenir de l’homme avec qui elle vivait à ce moment-là. Nos experts en états hypnotiques ont mis plusieurs mois à passer les barrages psychiques mis en place par le meurtrier. On a fini par l’identifier, mais il s’était évaporé depuis longtemps.
— C’est une vraie piste ça. Il pourrait avoir réitéré son exploit. Faudrait demander à Monsieur Levy d’explorer un peu mieux les comptes de la victime. Si le mobile du meurtre n’est pas la vengeance, c’est peut-être tout simplement le vol. Les sommes disparues des comptes de Monteuil ont forcément dû réapparaitre ailleurs.
— Reste à espérer qu’il sera aussi bon comptable qu’il le prétend.
— En attendant, je vais aller voir le légiste et lui soumettre notre théorie. On verra bien ce qu’il en pense.

*****

— Je me souviens de cette affaire. J’étais adjoint à l’époque. Le chef de service avait réfuté cette hypothèse pendant longtemps puis avait fini par admettre qu’elle pouvait expliquer cette mort étrange. Je crois surtout qu’il voulait partir à la retraite sans laisser la moindre affaire non résolue derrière lui.
— Et pour ce qui est de notre cas ?
Le professeur sourit.
— Je ne réfuterai pas cette hypothèse avec autant de véhémence que mon prédécesseur. Je ne sais pas jusqu’à quel point l’inconscient peut influencer les réactions de l’organisme. La médecine n’est pas omnisciente. Je sais que certains confrères, dont les patients sont encore vivants au moment où ils les traitent, parviennent à opérer sans anesthésie en utilisant l’hypnose. Certains traitent également diverses formes de maladies auto-immunes de cette façon. Mais d’après les travaux que j’ai pu lire, le plus difficile est de trouver le patient suffisamment réceptif et volontaire. Dans notre affaire, j’ai du mal à imaginer dans quelles conditions un homme comme lui aurait accepté de se faire hypnotiser pour faire croire à son organisme qu’il était en impesanteur. Et surtout, pourquoi cette hypnose aurait provoqué son arrêt cardiaque ?
Kevin se frottait le visage, signe chez lui d’un moment d’intense réflexion.
— Vous avez raison. On n’imagine pas que ce gars ait pu être facilement influençable. C’est dommage parce que cette hypothèse explique facilement les observations que vous avez faites.
— Peut-être que quelqu’un a trouvé une autre façon de convaincre le cerveau et le subconscient de la réalité physique de perceptions fictives.
Le temps que Kevin remette la phrase dans l’ordre et la comprenne dura dix secondes, puis il se redressa.
— Je crois que vous venez de me donner une autre piste intéressante, professeur. J’ai bien fait de venir vous voir.

*****

Kevin arriva au bureau presque en courant. Il était très pressé de faire part de sa nouvelle hypothèse à Armelle. Elle fut tout de même plus rapide que lui.
— On a une piste, dit-elle avant qu’il ait le temps de s’exprimer.
— Non, on en a deux. Mais à toi l’honneur.
— Notre ami le super comptable a trouvé où étaient partis les fonds prélevés par Monteuil. Il s’agit d’une boite qui prétend faire de l’exploration spatiale.
— Waouh ! Ça expliquerait donc l’impesanteur.
— Oui, et ta théorie à toi c’est quoi ?
— On va la laisser de côté pour l’instant. Elle ne tient pas la route devant ta piste. On a un moyen de rencontrer ces explorateurs spatiaux ?
— Oui, leur siège est à Paris.
— Alors, qu’est-ce qu’on attend ?
Le trajet jusqu’aux bureaux de la société d’exploration spatiale leur prit moins de dix minutes à pied, car ils avaient choisi des locaux en plein centre de Paris, pas très loin des locaux historiques du Centre National d’Études Spatiales. Probablement une façon de s’acheter une image de sérieux.
Les bureaux occupaient les deux derniers étages d’un immeuble à la façade haussmannienne, mais entièrement rénové à l’intérieur. Le toit en zinc avait été partiellement remplacé par une verrière donnant sur un patio haut de deux étages. Les bureaux s’articulaient donc autour de cet endroit où les deux policiers patientaient en s’efforçant de ne pas trop lever les yeux pour admirer les lieux.
Un homme d’une trentaine d’années en tenue décontractée vint vers eux quelques minutes après leur arrivée. Il était très souriant. Il se présenta sous le nom de Franck Martin et les invita à boire un café dans leur salle de détente.
— Mon bureau est en ce moment utilisé pour une réunion de travail. Nous serons plus tranquilles ici, expliqua-t-il.
— Comme vous voulez. Est-ce que vous êtes habilité à répondre à toutes nos questions ? demanda Kevin, qui connaissait ces entreprises où l’ambiance paraissait toujours très joviale et estudiantine, mais où les requins étaient plus fréquents qu’en mer rouge et les secrets très jalousement gardés.
— Oui, tant que vous ne me posez aucune question concernant les technologies que nous développons.
— Il y a encore des nouveautés dans l’exploration spatiale ?
— Oui, mais je ne pourrai pas vous en dire plus. Notre concept est révolutionnaire et, comme vous le savez sans doute, il est impossible de déposer un brevet pour une idée ou un concept. Nous préférons donc ne pas en parler.
— Tant pis. Nous voulions juste savoir si vous connaissez Monsieur Olivier de Monteuil.
Le sourire jovial de leur interlocuteur s’effaça complètement.
— Oui. Monsieur Monteuil était l’un de nos plus gros investisseurs. Nous avons appris son décès. Nous ne savons pas si son entreprise prendra le relai en matière de soutien financier dans nos recherches. Il me semble qu’il nous a expliqué qu’il préférait nous aider à titre personnel, car ses adversaires étaient susceptibles d’avoir plusieurs espions au sein même de son entreprise, y compris à des postes stratégiques.
— C’est une bonne raison. Est-ce que son aide financière était augmentée de quelques contreparties ?
— Il aurait récupéré plus de la moitié des bénéfices futurs.
— Ce n’est pas exactement au futur que je pensais. Je voyais plutôt une implication récente.
— Non. Monsieur Monteuil venait bien nous rendre visite ici de temps en temps, mais il ne faisait que des passages éclairs pour s’informer de l’avancée de nos travaux. Personnellement, je pense qu’il tentait uniquement de maintenir une sorte de pression sur nous et veiller à ce que nous ne mettions pas la clé sous la porte en emportant ses millions. Ça m’étonnerait qu’il ait jamais compris la moindre de nos explications et présentations techniques.
Armelle posa encore deux questions de routine pour lesquelles elle obtint deux réponses standards puis les deux policiers retournèrent à leurs propres bureaux, en regrettant que ces derniers ne soient pas aussi plaisants que ceux de cette société d’exploration spatiale.

*****

Une journée entière s’était écoulée sans que l’enquête sur la mort d’Olivier de Monteuil n’avance. Armelle et Kevin essayaient de trouver le plus d’informations possible sur les différents protagonistes. Il fallait vérifier qu’aucun élément important ne leur avait échappé.
— Dis-moi, Kevin, ton IA pourrait pas faire ces recherches à notre place ? Elle irait surement beaucoup plus vite que nous.
Les mâchoires de Kevin se crispèrent une demi-seconde.
— Je n’arrive pas à la stabiliser.
— C’est-à-dire ?
— Je ne sais pas ce qu’il a découvert en cherchant l’assassin de Brandy Cheminov, mais il a décidé de mettre fin à ses jours.
— Pardon ! Une machine qui s’est suicidée ?
— C’est ça. Je ne sais même pas ce qui a provoqué ce comportement. Les données ont toutes été dispersées ou détruites. Je n’arrive pas à reconstituer le processus qui l’a menée à prendre cette décision.
— Mais tu peux quand même la reconstruire à l’identique.
— Oui, mais si je ne parviens pas à comprendre ce qui s’est passé, je ne pourrai pas anticiper ses futurs comportements. Si la machine perd la tête pendant une enquête, ça peut devenir dangereux. Je dois trouver le défaut et le réparer avant de relancer la construction, sinon la machine sera encore plus faillible que l’humain de base, et ce n’est pas le résultat recherché.
Armelle décida de ne pas insister. Elle sentait bien que le sujet était sensible pour Kevin. Le téléphone lui permit de ne pas avoir à mettre fin à la conversation. Elle décrocha immédiatement en voyant s’afficher le nom du légiste.
— Bonjour professeur. Vous avez du nouveau pour nous.
— Je crois que oui. Les examens approfondis nous ont révélé un élément qui va vous être utile. Nous avons trouvé les traces d’un anesthésique léger.
— Il aurait donc été endormi avant d’être tué ?
— Non. La molécule utilisée et les doses injectées indiquent plutôt une anesthésie de quelques minutes, un quart d’heure tout au plus.
— Reste à savoir pourquoi on aurait eu besoin de l’endormir aussi peu de temps.
— Ce n’est pas le seul élément troublant, continua le professeur. Comme il a subi une anesthésie, nous avons cherché des signes d’opération ou de manipulation thérapeutique et nous en avons trouvé… en quelque sorte.
— Vous savez vraiment ménager vos effets, professeur.
— Désolé, mes étudiants me font le même reproche. Je vais donc aller plus vite. Notre victime a passé plusieurs jours avec des sondes non invasives qui assuraient ses diverses fonctions biologiques.
— Quelles fonctions ?
— Concrètement, toutes. Tout ce qui entre ou sort normalement d’un corps humain vivant était géré par des machines. Je pense que ce sont des matériaux utilisés pour certains irradiés graves qui ont servi dans ce cas précis. Les professionnels appellent ça des cocons. Ce ne sont pas des outils courants dans les hôpitaux. Il ne doit pas y en avoir plus de trois en fonction en Europe. Une dizaine dans le monde, tout au plus. C’est pour ça que nous n’avons pas cherché de tels indices dès le début. En général, les cadavres qui portent ces traces ont succombé à de trop fortes radiations, ils ne nécessitent pas d’autopsie.
— Eh bien, voilà des révélations qui font encore évoluer l’enquête dans une direction inattendue.
Quelques détails techniques, remerciements et formules de politesse plus tard, les deux inspecteurs se retrouvèrent, à nouveau, seuls.
— Il ne nous reste plus qu’à trouver dans lequel de ces dispositifs notre victime a été placée, et pourquoi.

*****

— Bon, on est à peu près certains que notre cadavre n’a pas séjourné dans l’un des trois cocons européens. Pour les autres pays, c’est plus compliqué à savoir.
— Pour ce qui est de l’utilisation des cocons : oui, mais ça m’a donné une autre idée. Je suis parvenu à obtenir les plans de vols des appareils de notre milliardaire préféré et devine où il a fait un aller-retour avec son propre avion quelques jours avant l’annonce de sa mort.
— Asie, Amérique du Sud ?
— Non, une petite ile de l’océan Indien. Le genre de coin qui attend de disparaitre sous la montée des eaux.
— Qu’est-ce qu’il serait allé faire là-bas ? Il ne doit plus y avoir pléthore d’habitants. Les populations civiles ont bien été évacuées dans les années cinquante, non ?
— À priori, il n’y a effectivement plus d’autochtones. L’ile est gérée par une entreprise privée dont Monteuil était le premier actionnaire. Des pseudo recherches scientifiques qui consistent à trouver de nouveaux gisements de minerais rares. J’ai vérifié les allées et venues sur cette ile et je ne pense pas qu’il y ait séjourné. Il semble qu’il y soit resté juste le temps de prendre un bateau.
— Ça ressemble à une évasion ou une opération d’exfiltration pour une structure type Sundust, mais pour quoi faire ? Ce n’était pas un parangon de vertu, mais je ne pense pas que les autorités aient eu le moindre projet d’arrestation à son encontre.
— Effectivement, mais comme il était de retour quatre jours plus tard ça devait être autre chose.
— Reste à trouver jusqu’où on peut aller en deux jours de mer.
— Il peut aussi avoir tourné en rond, avoir été récupéré par un autre bateau, un sous-marin, une soucoupe volante, une cabine téléphonique bleue... On n’a aucun moyen de savoir ce qu’il a fait de ces quatre jours.
— Tu n’aurais pas un moyen de détourner un satellite quelconque pour regarder le film de ces quatre ou cinq jours en presque direct ?
Kevin regarda Armelle. Il se demandait si elle était sérieuse en posant cette question.
— Moi, non, mais je peux peut-être demander de l’aide à tes amis Extraterrestres.
— OK, un partout. Mais ça ne nous avance pas beaucoup.
— C’est vrai. On devrait retourner voir l’ex numéro deux. Il pourra peut-être trouver plus d’infos en partant de celles qu’on a récoltées.

*****

— Concernant cet investissement, ce sera beaucoup plus simple, répondit Levy quand les deux inspecteurs lui exposèrent la situation. Il consulta alors sa montre et sembla réfléchir. On peut même joindre le responsable d’exploitation locale si vous voulez. Avec le décalage horaire, il doit être en train de rédiger des rapports dans son bureau.
La mise en œuvre de ce plan fut rapide. Le chef de l’autre bout du monde était effectivement à son poste. L’homme avait tout du baroudeur : peau trop bronzée, cheveux ignorant l’existence des peignes, vêtements trop portés en plein soleil. Impossible de lui donner un âge. Compliqué de voir en lui le responsable d’une plateforme d’exploration minière. Un boulot de héros de roman d’aventures lui irait mieux.
— Bonjour Patron. Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider ?
— Je suis avec les inspecteurs qui enquêtent sur le décès de Monsieur Monteuil. Ils voudraient savoir ce qu’il a fait durant les quelques jours où il a séjourné chez vous la semaine dernière.
— Pas grand-chose, en fait. Un bateau était venu l’attendre. Il est parti immédiatement avec eux.
— Et à son retour, vous l’avez vu ? demanda Kevin.
— Ouais, mais il n’était pas vraiment en état de raconter quoi que ce soit.
Tout le monde eut un mouvement de surprise dans le bureau parisien. Levy fut le plus prompt à reprendre sa maitrise.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
— Que le big boss avait une sale tête. Ils avaient dû lui filer des médocs. Il parait qu’ils ont essuyé un grain en mer et que son estomac a rendu l’âme. D’habitude, il n’a pas ce genre de problème, mais la fatigue des Parisiens n’est pas forcément compatible avec la haute mer. Surtout par ici, elle est traitresse. Du coup, c’est un gars de la plateforme qui a pris le manche et ramené le patron à la casa.
— La plateforme ? demanda Kevin.
— Ouais, ils ne nous ont rien dit, mais on sait tous que le bateau venait de la vieille plateforme pétrolière réformée qui campe à quelques dizaines de kilomètres au sud. Ils sont pile sur l’équateur. Dans le coin, les équipes de recherche ont appris à les connaitre. On ne sait pas trop ce qu’ils trafiquent, mais ça ressemble à une base de lancement spatiale.
Kevin et Armelle se regardèrent.
— Je crois qu’on sait où on va retourner en sortant d’ici.
Levy remercia son interlocuteur et coupa la conversation. Les deux inspecteurs étaient dehors deux minutes plus tard.
— Attends, dit Kevin en s’arrêtant net. Avant d’aller voir nos amis explorateurs spatiaux, on va essayer de récupérer les images de l’aéroport. Si on peut prouver que c’est l’un de leurs employés qui a ramené l’avion, on pourra les confondre plus facilement.

*****

En chemin pour leurs bureaux Armelle et Kevin reçurent un appel de l’automate leur indiquant qu’un témoin dans leur affaire voulait les joindre via une ligne de police sécurisée. Ce système n’était ni plus ni moins qu’un dispositif permettant de mener des interrogatoires à distance, les policiers étant dans un commissariat et la personne interrogée dans un autre. Une téléconférence officielle enregistrée et avec valeur légale devant un tribunal. Il était donc rare que l’appel émane d’un particulier vers la police.
— Votre client vous attend en visio quatre, leur annonça leur chef alors qu’ils sortaient juste de l’ascenseur.
— Et c’est qui ce client si pressé de nous parler ?
— Le chauffeur garde du corps de votre macchabée. Il est dans un poste de police suisse avec un conseiller juridique ou un avocat. L’autre gars est hors champ, mais on sent bien qu’il surveille tout ce que raconte le bonhomme.
Les deux inspecteurs gagnèrent donc la salle indiquée. Sur le mur-écran, on voyait effectivement un homme d’allure très militaire s’entretenir avec quelqu’un dont on devinait juste un morceau d’épaule. Ils interrompirent leur conversation dès qu’ils virent les deux policiers sur leur écran.
— Bonjour monsieur Van Bulls, commença Armelle. Qu’est-ce qui nous vaut cette discussion ?
— On m’a conseillé de vous aider, car il semblerait que monsieur Monteuil ne soit pas mort de causes naturelles.
— Je ne sais pas qui vous a dit cela, mais je peux vous dire que nous n’en savons rien pour l’instant. Nous tentons juste de reconstituer son emploi du temps des derniers jours de sa vie. Vous pouvez sans doute nous aider. Il est dommage que vous soyez reparti aussi vite en Suisse.
— Je n’étais pas employé par Monsieur Monteuil directement. Je suis salarié d’une agence de prestation de personnel d’assistance haut de gamme. Le décès de mon client annulait automatiquement mon contrat et m’obligeait à revenir au siège de mon entreprise, à Lausanne.
— Oh, nous ignorions ce détail. Et qu’est-ce qui vous pousse à nous contacter aujourd’hui ?
— Mon retour rapide en Suisse a été interprété différemment par d’autres clients de notre agence. Nos services ne peuvent exister que si nos clients nous font entièrement confiance.
— En gros, votre vrai patron risque de perdre pas mal de clients si la bonne société se met en tête que vous avez aidé l’un de vos clients à trépasser.
Van Bulls jeta un coup d’œil à sa droite, vers l’homme hors champs, avant de répondre.
— C’est exactement ça.
— Très bien. Alors, donnez-nous donc les informations que vous avez. Votre grand élan d’humanisme sera souligné dans nos rapports.
— D’après les informations que l’on m’a communiquées, on a dit que Monsieur Monteuil était mort d’une crise cardiaque. Cela me semble peu probable. J’ai accompagné Monsieur dans plusieurs camps d’entraînement ces quinze derniers mois. Il était en excellente forme physique.
— Des camps d’entraînement ?
— Oui. Je suis un ancien militaire, madame. J’ai donc pu suivre l’entrainement avec Monsieur. Il s’agissait d’une préparation de pilote de combat. Endurance, résistance au stress, gestion des fortes accélérations et de la microgravité. Monsieur ne m’a pas expliqué pourquoi il effectuait cette préparation, mais il semblait très investi.
— Et vous n’avez pas été convié à l’accompagner les derniers jours ? Vous possédez pourtant aussi votre brevet de pilote.
— Monsieur avait clairement exprimé le fait qu’il devait s’isoler quelques jours et que nous devions, Madame Mersht et moi-même, nous tenir à l’écart pendant une semaine. Il faisait de même à chaque fois qu’il devait traiter des affaires délicates. Sa confiance en nous était limitée. Nous étions donc consignés dans l’un de ses appartements parisiens et devions attendre son feu vert pour revenir. En général, à notre retour nous avions pour première mission de nous débarrasser des divers débris des disques durs des systèmes de sécurité de la résidence et en installer des neufs.
Ces révélations surprirent à peine les deux policiers. Les systèmes de sécurité de la résidence avaient bien été examinés et il n’y avait, effectivement, rien d’exploitable dessus, mais ils n’avaient pas soupçonné cette étrange habitude.
— Bien. Nous ferons un rapport officiel sur votre aide volontaire et précieuse. Vous remercierez votre employeur de notre part.
Van Bulls parut se détendre et les deux inspecteurs mirent fin à l’entretien.
— Eh bien. Je trouve que nous sommes souvent renvoyés vers cette histoire de départ dans l’espace. Je sens que nos amis explorateurs spatiaux ne nous ont pas tout dit.
— Oui, ou alors Monteuil avait encore d’autres projets secrets. Ce gars semblait presque aussi obsédé par le secret que par la richesse.
— Allons voir si on peut trouver l’identité du pilote qui l’a ramené à Paris.

*****

La seconde entrevue avec Franck Martin, le directeur de la Space-Mining, se déroula dans le cadre bien plus protocolaire et moins sympathique des locaux de la police parisienne. Il était venu accompagné de deux personnes, un homme et une femme, dont les vêtements et les attitudes criaient « nous sommes de méchants avocats ». Mais les deux inspecteurs en avaient croisé d’autres au cours de leurs enquêtes et ceux-là étaient trop jeunes pour être réellement dangereux. Des jeunes loups du barreau qui essayaient de se faire un nom en défendant des patrons aussi jeunes et ambitieux qu’eux. Une petite partie de cette population de rayeurs de parquets constituera le gotha des capitaines d’industrie et grands avocats européens de demain, mais la majorité devra revoir ses prétentions à la baisse. En attendant, ils ne pouvaient compter que sur leurs talents d’esbroufe et la crédulité de leurs interlocuteurs pour exister.
— Désolé d’être venu avec mes avocats, commença le patron de Space-Mining, mais votre convocation avait une forme peu amicale. Je pensais pourtant vous avoir fourni toutes les explications utiles lors de notre dernière entrevue.
Il maintenait son sourire malgré tout.
— Nous pensons que vous ne nous avez pas tout dit. Vous avez bien fait d’amener vos avocats. Ils vont pouvoir vous expliquer clairement ce que vous encourez comme peines.
Le sourire se crispa, mais ne disparut pas totalement. On pouvait presque voir les liasses de billets s’accumuler dans les yeux des deux avocats. Ils n’allaient pas facturer une simple assistance juridique. Kevin ne leur laissa pas le temps de réagir.
— Si vous voulez bien nous accompagner en salle d’interrogatoire.
Kevin et Armelle avaient préparé tout un laïus pour présenter leurs éléments, car ils se doutaient que le jeune industriel ne se laisserait pas piéger facilement. Ils avaient même prévu la compagnie des avocats.
Lorsque tout le monde fut installé dans la pièce, Kevin alluma l’écran situé derrière lui et put ainsi observer en direct la réaction de Martin.
— Je constate que vous reconnaissez votre associé et collaborateur. Pour vos avocats et le compte rendu, je vais préciser que cette photo a été prise à l’aéroport du Bourget et qu’on y voit clairement la date et l’heure, puisqu’il s’agit d’une prise de vue effectuée par une caméra des douanes. Votre collaborateur pousse une chaise roulante sur laquelle un homme semble dormir.
Kevin changea alors de cliché.
— Sur cette autre photo issue d’une caméra de police surveillant le parking des VIP, on voit votre collaborateur charger le même corps inanimé dans une berline. Cette voiture appartient à Olivier de Monteuil et on reconnait clairement son visage durant l’opération. On voit d’ailleurs clairement qu’une deuxième personne vient prêter mainforte à votre collaborateur. Cette deuxième personne c’est vous.
— D’après les données de l’ordinateur de bord de la voiture, vous êtes allé directement chez Monsieur Monteuil. Malheureusement, nous n’avons pas d’images vous montrant en train de décharger son corps chez lui et le placer dans son lit. Mais les experts de la police scientifique sont sur place et je pense qu’ils trouveront largement assez de cheveux et autres peaux mortes pour prouver votre présence sur les lieux.
— Doit-on comprendre que vous accusez notre client du meurtre de Monsieur Olivier de Monteuil ?
— Nous ne l’avons pas tué ! s’écria Martin, parfaitement conscient qu’un meurtre avec dissimulation le coincerait en prison pour le reste de ses jours.
— Alors, donnez-nous votre version. Vous vouliez envoyer Monteuil dans l’espace et ça s’est mal passé ?
Martin se décomposait. S’il n’était pas un excellent comédien, il était en train de craquer et allait tout révéler.
— C’est presque ça. Monteuil nous finançait pour un programme d’exploration spatiale qui devait permettre d’aller creuser sur des astéroïdes pour y récolter des métaux précieux et autres éléments rares et couteux sur Terre.
— Mais vous n’avez jamais lancé la moindre fusée. Nous avons vérifié.
— Effectivement. Mais nous n’en avions pas l’intention. Notre véritable produit est un casque de réalité virtuelle qui prend le contrôle total sur les fonctions cérébrales pour immerger complètement le joueur. Nous ne trouvions aucun financement pour développer ce produit alors nous avons inventé cette histoire.
Franck Martin fit une pause.
— Nous avons donc fait croire à Monteuil que nous l’envoyions dans l’espace. On l’a légèrement anesthésié. On lui a mis le casque et il s’est réveillé dans un univers virtuel entièrement fabriqué pour lui. Il a passé quelques heures sur l’astéroïde fictif et a fait un faux voyage de retour. Concrètement, il n’a jamais quitté notre fauteuil de jeu.
— Alors comment est-il mort ?
— On n’a pas compris. Son cœur a lâché pendant le faux voyage de retour. On a essayé de le ranimer, mais c’était trop tard et on n’était pas assez bien équipés. Après il a fallu se débarrasser du corps et faire croire à une mort naturelle. On n’avait aucun intérêt à le tuer. Notre produit est quasiment finalisé et Monteuil nous aurait encore financés au moins un an avant de demander des comptes.
— Et qu’est-ce que vous aviez prévu de lui raconter ce jour-là ?
— Que l’astéroïde est entré en collision avec un autre caillou et que toute l’installation est détruite, que nous avons tout perdu. Les quelques dizaines de millions qu’il aurait abandonnés dans l’affaire n’auraient pas fait une grande différence dans sa fortune et nous aurions pu lancer notre produit via une autre société.
Les aveux s’enrichirent encore de nombreux détails et Martin leur fournit même les enregistrements du faux vol et de la tentative de réanimation.
Ils s’en tireraient probablement avec une accusation d’escroquerie et de dissimulation de mort, rien que de bons avocats ne puissent commuer en peine financière.

*****

— Je me demande quand même comment une partie de ses organes ont pu présenter des signes d’impesanteur, s’interrogeait Kevin en rédigeant, deux jours plus tard, le rapport final avec Armelle.
— L’esprit a une très grande puissance. Convaincre ton cerveau que le corps est en impesanteur suffit pour que le corps réagisse comme s’il l’était réellement. Monteuil a subi des entrainements pour la microgravité. Il a donc parfaitement recréé les conditions biologiques d’un séjour dans l’espace.
— Et comment expliquer l’arrêt cardiaque ?
— Le légiste a analysé les enregistrements médicaux de la mission virtuelle. D’après lui, l’excitation due à toute la richesse accumulée et à venir a eu raison de son cœur.
— C’est donc sa soif de l’or qui l’a tuée. Tu crois que je peux mettre ça dans le rapport ?


Fin de l’épisode 2 de la saison 2

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