Chapitre 19 (Partie 3/3)

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Le soleil pâle traverse les vitraux en rais multicolores, éclairant faiblement la grande salle de l’hostellerie. L'air bruisse des conversations feutrées des couples éparpillés aux quatre coins. Le long de chaque mur, les chaises alignées donnent à cette vaste pièce des allures d’antichambre royale. On attend le Père de Montfort, en charge du temps de réflexion de l'après-midi.

Adèle s’est posée près d’une fenêtre pour profiter de la vue sur les jardins de l’abbaye. Elle savoure le calme retrouvé après l’activité du matin et le déjeuner. Fred a sympathisé avec Julien et Lucie et il lui a fallu faire à nouveau bonne figure à table, pour ne pas paraître la rabat-joie de service. Heureusement, le parcours individuel à venir devrait lui éviter la confrontation pénible avec les autres participants. Bientôt vingt-quatre heures passées en ce lieu et elle commence seulement à respirer. Son regard navigue entre l’extérieur verdoyant et l’intérieur majestueux de la bâtisse.

- À quoi penses-tu ? lui demande Fred, assis à ses côtés.

- À la beauté de cet endroit… Organiser un mariage ici serait somptueux, non ?

- Exact, le cadre est vraiment exceptionnel. Mais l’atmosphère monacale ne se prête pas trop à la fête. T’imagines un barbecue au milieu du jardin de curé ? Le parc de votre villa est nettement plus approprié.

- Parce que tu crois que mes parents vont accepter de manger des grillades en guise de repas de noces ?

- Non, non, pas une seconde, je plaisantais. Quoique l’idée de voir ton père les joues en feu au-dessus de merguez et de graillon me mette en joie.

Adèle rit de bon cœur.

- C’est pas gentil de te moquer de mon papounet !

- Allez, tu sais que je l’aime bien ton père, ta mère aussi d’ailleurs même si elle est plus... distante.

- Maman n’est pas douée pour les effusions publiques, mais c’est une mère aimante dans l’intimité, parfois envahissante même.

- Tant qu’elle ne vient pas nous dicter notre façon de vivre une fois mariés, cela ne me dérange pas.

Pas sûr que sa mère lui lâche la bride aussi facilement, songe la fille, d’autant que les jeunes gens resteront à proximité. Ils ont prévu de vivre au départ dans le petit appartement loué par Fred, à deux pas de chez Hélène et Charles. Adèle compte bien passer quotidiennement les voir en rentrant de l’université. Le chocolat chaud de sa mère est le meilleur qu’elle connaisse.

L’arrivée du prêtre interrompt ces projections ; le moment est encore à la préparation du mariage. Encore une journée, se dit la jeune fille, et le plus difficile sera passé.

Le Père de Montfort, affable et souriant, distribue à chacun un livret estampillé du logo du centre spirituel où ils se trouvent.

- Vous découvrirez à l’intérieur un parcours en treize étapes que vous mènerez jusqu’à demain soir. Je vous propose de traiter les quatre premiers thèmes cet après-midi. Il s’agit de répondre individuellement et par écrit au questionnaire sur chaque sujet. Puis, vous échangerez avec votre partenaire en confrontant vos réponses.

- On se dirait à l’école, chuchote Fred. Ça va te rappeler la fac, toi !

Adèle acquiesce en souriant. Puis elle se remémore une nouvelle fois l’échange épistolaire de la Merteuil et du vicomte de Valmont. Décidément, ce roman la poursuit ! Néanmoins, là s’arrête la comparaison car, contrairement à la marquise avec son amant, elle n’a pas l’intention de tout confier à Fred et jure de se montrer prudente dans ses écrits comme dans ses paroles. Dire qu’elle a failli le matin même se dévoiler dans un moment de faiblesse ! Fred, heureusement, n’a rien perçu de son trouble et si elle lui en a voulu, sur l’instant, elle lui sait maintenant gré de son humeur égale et légère.

- Prenez votre temps, allez à votre rythme, et occupez l’espace comme bon vous semble, conseille le prêtre. Je suis à votre disposition pour vous aider si besoin.

- Je m’éloigne pour que tu ne triches pas, lance Fred avec un clin d’œil. À tout à l’heure, ma belle.

Un bisou rapide et le voilà rendu à l’autre bout de la salle. Etrangement, Adèle est soulagée de le voir s’en aller. Pour la première fois, elle apprécie de se retrouver seule, sans chaperon d’aucune sorte. Elle ouvre avec fébrilité le fascicule. « L’aujourd’hui de notre amour », « Aimer », « La liberté », « Se parler » sont les étapes de la journée, assorties d’un chapelet d’interrogations. Adèle soupire : rien d’insurmontable à l’horizon, il suffit d’être tactique.

Elle repère d’abord les questions délicates : Quels ont été nos moments difficiles ? Surtout ne pas citer la fête du mois dernier à la campagne ! Quels sujets sensibles je n’ose aborder avec toi ? L’argent et sa gestion feront l’affaire. Même si ce n’est pas un réel problème entre eux, Fred sera ravi de se sentir responsable pour deux si elle lui confie son faible pour la dépense. Pour chaque point susceptible de la mettre en difficulté, elle évoque des faits véridiques mais sans danger. Une fois contourné le risque de révéler malencontreusement son infidélité, elle se délecte du reste des demandes. Définir son amour ou décrire les projets pour son couple lui semblent un jeu d’enfant et lui permettent d’exprimer ses aspirations sans crainte. La jeune fille découvre alors combien l’écriture lui procure du plaisir tant par son espace de liberté que par le sentiment de maîtrise et de contrôle qu’elle en retire. Je ne suis peut-être pas en fac de lettres par hasard, finalement , se prend-elle à penser. Au bout du compte, elle termine assez rapidement l’activité, soulagée d’avoir réussi l’épreuve sans avoir eu à se compromettre. Elle en souffle de satisfaction et profite du calme ambiant pour savourer la sensation d’apaisement qui l’envahit.

Le Père de Montfort, la voyant rêveuse et le livret fermé sur ses genoux, s’approche d’elle.

- Tout va bien pour vous ? Avez-vous besoin d’aide ?

- Non, non, j’ai terminé, je vous remercie.

- Déjà ? s’étonne le prêtre. Aucune question ne vous a posé problème ?

Son ton suspicieux alerte la jeune femme. Elle jette un œil alentour et remarque l’attitude studieuse des autres participants, Fred compris. Elle a manqué de prudence en se relâchant si ostensiblement.

- Je… J’ai eu quelques difficultés à trouver les mots justes au début mais ensuite, ça a coulé tout seul. J’aime écrire vous savez, je fais des études de lettres.

- Ah très bien, la littérature, les grands auteurs, ils élèvent notre esprit.

Adèle réfléchit à toute vitesse pour trouver une œuvre à citer si jamais le prêtre lui demande ce qu’elle étudie. Elle se voit mal débattre avec lui des Liaisons dangereuses. Mais il délaisse ce domaine pour revenir à l’activité du jour.

- Avez-vous regardé les autres thèmes du livret ? Nous pouvons en parler dès aujourd’hui si vous voulez.

La jeune femme rouvre le fascicule et parcourt les pages encore vierges : « La fidélité », « le pardon » sont parmi les sujets du lendemain. Hé hé, je te vois venir, mon petit père ! ironise-t-elle intérieurement. Le meilleur pour la fin, n’est-ce pas ? Mais je ne vais pas tomber dans le piège aussi facilement !

- Oh, des aspects essentiels de la vie de couple, je vois, déclare-t-elle le plus humblement possible. Je préfère échanger d’abord avec mon fiancé avant de les aborder.

Elle n’a pas besoin d’argumenter davantage puisqu’à ce moment, elle aperçoit Fred traverser la salle pour la rejoindre. Le prêtre suivant son regard comprend qu’il est temps pour lui de s’éclipser.

- Eh bien, je vous souhaite un bel échange dans ce cas. N’hésitez pas à me faire signe, je reste à proximité.

Adèle le remercie en hochant la tête tandis qu’il laisse place à son amoureux. Ce dernier s’assoit en face d’elle et présente un tout nouveau visage. Il a l’air bouleversé. Ses yeux d’habitude si rieurs portent même des traces de pleurs. Son expression contrite et accablée touche profondément sa partenaire.

- Fred… que t’arrive-t-il ?

Elle n’ose évoquer ses larmes, de peur de le froisser, mais pose une main sur ses genoux en guise de réconfort.

- Adèle…, balbutie alors celui-ci. Je dois te demander pardon.

Le cœur d’Adèle fait un bond dans sa poitrine.

- J’ai pris conscience du mal que je t’ai fait, continue son fiancé. Grâce à ce questionnaire, j’ai réalisé combien mon comportement ces dernières semaines a pu te sembler égoïste et je comprends maintenant tes sautes d’humeur que je prenais pour des caprices.

- Fred, non, je…

- Ne me coupe pas, s’il te plaît, sinon je n’irai pas jusqu’au bout. Ecoute-moi je t’en prie et ensuite tu pourras me dire tout ce que tu penses.

La jeune femme se cale au fond de sa chaise, décontenancée. Son ami se penche vers elle, le regard ancré dans le sien.

- En réfléchissant à la question Comment je vis le fait de renoncer à certains aspects de la liberté ? je me suis rendu compte qu’en réalité, j’ai peu sacrifié à ma vie de célibataire jusqu’à présent. J’ai mon indépendance et continue à sortir la semaine avec mes potes pendant que tu es chez tes parents. Je pourrais me rendre davantage disponible pour toi, au moins autant que je le suis pour mes amis. Mais non, je reste dans mon confort sans me demander si tu as besoin de moi. Et ça m’a ramené à cette fête avec mes copains de lycée où je t’ai carrément négligée.

Adèle déglutit avec peine.

- Bon sang, ma chérie comme je m’en veux ! Je me suis repassé le film de la soirée dans ma tête et analysé mon manque d’attention à ton égard. Il y a d’abord eu les remarques désobligeantes de Thomas sur notre mariage. J’aurais dû le moucher au lieu de ricaner de sa bêtise. Et puis, il y a eu Juliette… oh, pardon pour Juliette, je n’ai rien fait pour éviter sa présence.

Fred a pris les mains d’Adèle et se trouve presque à ses genoux. Autour d’eux, les couples se sont tous reformés et conversent tranquillement sans se soucier de leurs voisins.

- Je dois même t’avouer que j’étais content de la voir ce soir-là, continue le jeune homme, la tête basse. Oui, ça m’a rendu plein d’orgueil qu’elle expose sa jalousie à ton encontre devant ton frère. J’avais envie de dire à tous ceux qui la mataient : « Vous avez vu les mecs, le genre de nana que j’peux me taper ! » Pourtant je savais ta gêne et ta peine à ce moment-là, tu m’avais dit tes craintes concernant Juliette mais je les ai ignorées…

- C’est pas grave, chéri, murmure Adèle en lui caressant la joue. C’est du passé pour moi maintenant.

- C’est grave au contraire ! Je réalise combien l’image de moi comptait plus que ton bien-être. J’ai été incapable de me mettre à ta place, de faire preuve d’empathie. Je vaux pas mieux que cet abruti de Thomas.

- Tu es trop dur avec toi, je t’assure. Tu es tellement plus fin, plus intelligent que ça…

- Intelligent, moi ? Oh non, mon amour. Si je l’étais, j’aurais compris ma bêtise au regard noir de ton frère et ensuite, j’aurais écouté Manuel quand il me disait de mieux choisir mes amis. Au lieu de ça, souviens-toi, je t’ai laissée en plan. Et pour faire quoi ? …

Fred marque une pause, comme pour mieux battre sa coulpe, les yeux exorbités, en proie à une espèce de tourment qui le déborde. Adèle, inquiète, ne l'a jamais vu si fébrile.

- Pour faire quoi ? répète-t-il. Pour raccompagner cet ivrogne machiste et homophobe ! Non mais tu le crois ça ? Le type insulte ma femme et mon futur beau-frère et moi je vais le border comme un bébé ! Je suis un idiot doublé d’un lâche et d’un mufle !

Le ton rageur du garçon et la force de ses exclamations finissent par attirer les regards des jeunes gens à proximité.

- Calme-toi, je t’en prie. Je ne t’en veux pas, Éric et Manuel non plus, tu sais.

Adèle serre les mains de son ami, tente de l’apaiser en chuchotant doucement à son oreille. Mais Fred semble ne pas l’entendre et continue sa diatribe pour exorciser sa mauvaise conscience.

- Mais moi, je m’en veux, tu comprends. J’ai honte de moi et je m’en veux de t’avoir laissée ce soir-là. Tu étais la plus belle et je ne t’ai pas vue. Au lieu de ça, je suis parti et tu es restée seule au milieu d’une faune de mecs avinés.

Ces derniers mots résonnent dans l'esprit d'Adèle et provoquent un fulgurant retour en arrière. La jeune fille se retrouve propulsée un mois plus tôt : la scène lui revient dans ses moindres détails. Le bruit assourdissant, la voix enjôleuse, les mains sur ses cuisses l’assaillent une nouvelle fois. Elle se sent prise d’un vertige soudain, puis sa tête devient lourde et une immense fatigue gagne tout son être.

- Tu n’aurais pas dû partir, c’est vrai… murmure-t-elle, comme une automate.

- Non, j’aurais dû rester près de toi. Mais je me suis reposé sur ton frère…

- Il n’a rien pu faire pour moi.

- Il ne pouvait pas t’empêcher de boire…

- Je ne parle pas de ça.

Fred hésite, cherche à comprendre ce qu’Éric aurait pu faire d’autre pour sa sœur, ne trouve pas.

- Il a pris soin de toi quand même, en te reconduisant à ma place.

- Mais il était trop tard… c’était déjà trop tard… lâche Adèle du bout de ses lèvres tremblantes.

Les larmes coulent sur ses joues et son corps privé d’énergie ressemble à une poupée de chiffons. Elle se laisse tomber en avant contre Fred. Le couple d’à côté, témoin de la scène, accourt, entraînant dans son sillage le Père de Montfort.

- Ça ne va pas ? Elle fait un malaise ? s’inquiète la jeune femme.

- Faut-il appeler un médecin ? s’enquiert le prêtre.

- Adèle ! Adèle, réponds-moi, supplie Fred en tenant son amie par les épaules.

- Si tu étais resté, reprend alors cette dernière d’une voix blanche, ce ne serait jamais arrivé.

- Mais quoi ? Qu’est-il arrivé, ma chérie ?

- Je ne l’aurais jamais fait, je te le jure… fallait pas me laisser…

- Mais quoi ?... mon amour, qu’as-tu fait ?

Adèle en pleine confusion bredouille, à peine audible :

- Je… J’ai… couché avec un type.

- Qu’a-t-elle dit ? interroge le prêtre, perplexe.

- Elle dit qu’elle a couché avec un homme, lui répond spontanément l’autre jeune femme.

Puis réalisant la situation, elle se tourne vers Fred dont l’expression à la fois stupéfaite et horrifiée ne laisse aucun doute sur le choc de cette révélation.

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