Il palazzo

5 minutes de lecture

Eté 1989

Dans cette rue écrasée par le soleil, juste vêtu d’un sous-vêtement et de sa serviette de bain, Nino m’a demandé de lui donner quelques minutes pour s’habiller avant de m’aider à m’installer. Je me suis assis sur le coffre de ma voiture de location pour griller une cigarette en laissant mon regard courir sur la piazzetta en me disant qu’à sa place, je rêverais aussi d’un ailleurs. A vingt-trois ans, je n’avais eu de cesse de quitter Bruxelles, où je me sentais à l’étroit, pour Paris. Alors Casoli…

Nino a jailli de la boulangerie familiale comme un diable de sa boîte, un joli diable auquel beaucoup de mes amis auraient été heureux de vendre leur âme pour un sourire, en espérant plus. Il portait un polo Lacoste vert menthe qui, lorsqu’il s’est penché dos à moi pour prendre l’un de mes sacs de voyage, s’est légèrement relevé pour révéler la marque d’une paire de jeans Gucci.

- Ça vient de Pescara, j’imagine’’, ai-je demandé en pointant le petit crocodile du doigt.

- Si, j’ai des amis là, également... generosi’’, a-t-il répondu, avant d’ajouter avec une lueur légèrement lubrique dans les yeux, sans la moindre honte, à la limite de la provocation, qu’il laissait ses amis généreux le déshabiller, pourvu qu’ils le rhabillent ensuite, mais cette fois de vêtements griffés.

Le message était clair ! À sa manière, Nino se prostituait donc ! Ma conscience m’a vite rappelé qu’au même âge, à mon arrivée à Paris, pour un réfrigérateur rempli, un peu d’argent, puis la promesse d’un certain succès, à ma manière, avec Gianluca, je l’avais également fait, qui étais-je pour le juger…

Il a dit ‘’Mi permetti ?’’ en me prenant le trousseau de clé des mains, en appuyant assez longtemps ses doigts sur les miens, son regard – que je captais du coin de l’œil – dardé sur mon visage.

Comme dans un film, la lourde porte a grincé en pivotant sur ses gonds, pour dévoiler une vaste entrée voûtée couverte de fresques, qu’avec l’éducation artistique prodiguée par mon éditeur-mentor, j’ai estimé dater de la construction du bâtiment, au dix-huitième siècle. A la grosse louche, une quinzaine de générations de principi Contarini avait dû fouler ce sol en mosaïque de marbre, jusqu’à Gianluca, qui interromprait la dynastie.

- Benvenuto a palazzo Contarini’’ a déclamé Nino, avec une courbette un peu ridicule.

Il m’a fait visiter une quantité abusée de pièces richement meublées, mais en veillant à se mirer dans tous les miroirs devant lesquels nous passions, jusqu’à la chambre principale, sinon princière, vu le titre de noblesse de Gianluca que je venais de découvrir.

Le garçon s’est jeté sur le matelas du lit à baldaquin et a placé ses bras croisés derrière sa nuque, sans redescendre son polo, exposant son nombril et le début d’abdominaux appétissants.

- Questa è la stanza più bella del palazzo, e la più comoda.

La plus belle pièce, je le voyais, la plus confortable, j’en jugerais plus tard ! Depuis quelques minutes, j’avais l’impression trop nette que Nino me faisait une parade de séduction, qu’il imaginait peut-être voir se conclure sur ce lit d’époque.

‘Trop facile, mec, puis surtout, trop rapide, je ne suis pas…’

J’ai secoué la tête pour en chasser l’image de Gianluca s’y abandonnant à la fougue de Nino qui, maintenant, semblait à son tour vouloir s’y offrir. Vite remplacée par l’idée que moi-même, à son âge…

À la vérité, son assurance me déstabilisait, et mettait la mienne en défaut.

J’ai mis en pratique la méthode, affinée en trois ans dans le milieu para-artistique de Paris – peuplé de cette faune plus cultureuse que véritablement cultivée – autant que dans celui de mes rencontres nocturnes : l’indifférence. Je me suis dirigé vers la porte-fenêtre aux rideaux légèrement gonflés par la fine brise, puis sur le balcon donnant sur le jardin.

- C’est si paisible, ça invite à l’inactivité totale’’ ai-je murmuré pour moi-même.

- Com'è, l'inattività ? E una camera da letto !

L’inactivité dans une chambre semblait absurde pour Nino. Je me suis retenu juste à temps de lui répéter les mots de Gianluca à mon sujet, et peut-être au sien : ‘Sei un diavolo’, il aurait compris bien trop vite.

Le samedi, en revenant de ma troisième et - je me l’étais juré - dernière visite au lac, j’ai croisé Nino qui jetait des mots fleuris à son scooter.

- Problema ?

- Questa cagna non vuole iniziare.

Quoi que soit une ‘cagna’, j’ai compris que sa Vespa ne voulait pas démarrer. Sa colère avait laissé la place à une imitation de dépit assez réussie, alors qu’il m’expliquait qu’il était attendu … non, espéré à Pescara, mais qu’il en était réduit à rejoindre la nationale à pied et à prier qu’un routier ‘gras, laid et puant la transpiration’ le prenne en stop, avant de porter un regard faussement affligé sur mon cabriolet de location.

- Bah, je pensais de toute manière y aller un de ces jours, donc…

- Vero ?’’ a-t-il répondu, comme si l’idée ne lui avait jamais traversé l’esprit.

Nino était un moulin à parole, à Fossaciesa, il m’avait fait avouer clairement mes préférences dans l’intimité, qu’il faisait de toute manière plus que soupçonner. A San Vito Chiotine, il imaginait trop clairement l’évolution de ma relation avec Gianluca. A Ortona, il savait que ma vie sexuelle était un désert depuis trois mois. A Miglianico, il a annoncé comme une évidence que nous passerions la soirée au ‘Salsa al Finocchio’ (*), qu’il me présenterait comme son ami français et qu’ils seraient jaloux. À Francavilla al Mare, j’ai failli faire une embardée après la liste exhaustive des garçons et des hommes à qui il s’était donné, sept fois mes stats, que je trouvais pourtant parfois embarrassantes.

- Hai solo scopato sette ragazzi ?

- Je n’ai pas baisé, Nino, j’ai eu sept… relations.

- Il sesso è la vita.

- Le sexe en est seulement une partie. Mais en fait… Tu es gay, et même activement gay… Pourquoi restes-tu à Casoli ?

- Mamma ha ancora bisogno di me. Ma tra cinque anni… cinq années, elle dit, elle arrête le fornaio… boulangerie… e vivremo in Pescara !

- Où tu connaîtras déjà plein de mecs…

- Non conosci mai… pas jamais… assez de mecs’’ a-t-il murmuré, d’un ton rêveur. Avant de se reprendre. ‘’Dis, Geremia, tu veux pas me… connaisser ? Moi, oui.’’

- Connaître ?

- Conoscere biblicamente.

- Connaître… bibliquement ?

- Si.

J’ai laissé la question en suspens… Nino était objectivement très désirable, puis depuis trois mois, je commençais à me demander si mon incapacité à écrire ne coïncidait pas un peu trop avec la période de vide affectif dans ma vie. Et si quelques nuits de sexe débridé ne libèreraient pas les vannes de mon imagination en même temps que celles de mes canaux déférents.

(*) Salsa al finocchio = sauce au fenouil, jeu de mot volontairement ringard, et inventé, ‘finocchio’ est un terme initialement péjoratif pour ‘gay’ mais retourné par certains, qui ont fini par le revendiquer, par autodérision.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire lelivredejeremie ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0