Via Montaniera

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Je viens de recevoir un faire-part de décès, cacheté de Casoli, dans les Abruzzes, Maria est morte. Evidemment, j’entre dans un âge où mes cheveux grisonnent, et où les mauvaises nouvelles vont commencer à se multiplier dans mon courrier, mais celui-ci m’a particulièrement ému. Je viens surtout de me prendre dans les dents un souvenir vieux de trente-trois ans, l’année où j’ai connu Maria. Et son fils…

Nino est mort en 1991.

J’étais là, à l’Ospedale Generale di Pescara, avec sa mère, qui ne comprenait rien. Moi, je savais, j’avais déjà vu trop d’amis mourir, mais comment le lui dire ? Comment expliquer les taches noires sur son corps, l’insuffisance respiratoire due à la pneumonie, évidemment rare ici, ses paupières collées par les mucosités, ses lèvres si gercées qu’elles étaient crevassées, sa respiration cruellement sifflante… Le médecin avait parlé du ‘cancer gay’, elle n’avait retenu que le premier mot, se demandant comment on pouvait avoir un cancer à vingt-trois ans. Comment expliquer à une mère que son garçon si beau et trop jeune allait mourir ?

Deux ans plus tôt, Gianluca, mon éditeur, avait détecté mon syndrome ! Oh, pas celui d’immunodéficience acquise, non, simplement celui de la page blanche… "Je ne veux pas croire qu’après deux succès de librairie, à même pas vingt-cinq ans, tu aies tout donné, mon petit Jérémie ! J’ai hérité la demeure de mes grands-parents dans les Abruzzes, le dépaysement t’inspirera peut-être".

1989

Casoli était touristique si l’on veut, pour les promenades autour du Lago Sant’Angelo… Autant dire que je m’y étais vite ennuyé. Le seul intérêt était le fils de Maria, la boulangère et accessoirement concierge de ce qui s’était avéré être un petit palazzo, berceau des ancêtres de Gianluca, que j’avais, seulement là, découvert être prince Contarini di Montaniera. La modestie de la véritable noblesse…

Dès mon arrivée, à peine m’étais-je parqué – forcément - via Montaniera, j’avais vu Nino… en caleçon dans la rue. Mes yeux avaient détaillé son corps mince de la tête aux pieds, brièvement remarqué le seau qu’il venait visiblement de se vider sur la tête, pour remonter sur son visage souriant, puis glisser sur la serviette de bain qu’il passait lascivement sur le haut de ses cuisses, avant de l’écarter puis de très… trop lentement la nouer sur sa taille. J’avais soupçonné que mon regard soutenu avait pu me trahir, puis que je ne me serais jamais fait capter aussi vite, mais il était si beau…

- Il caldo è insopportabile

- Si… certo’’, avais-je bafouillé dans mon italien hésitant, en remerciant en silence le soleil de taper aussi dur.

- Lei non sei italiano

- Sono belga, di Bruxelles, ma ora vivo a Parigi.

Nino m’avait dit rêver d’aller à Paris, Londres, en fait n’importe où qui ne soit ce village perdu, mais qu’à part quelques week-ends à Pescara, il n’avait encore rien vu du monde.

- Lei abita… euh… tu es en le palazzo Contarini ?’’ m’avait-il demandé en me voyant manier le trousseau de clés, abandonnant le vouvoiement.

- Tu parles français ? Oui, Gianluca Contarini est un ami, et aussi mon… editore, si ?

- J’ai étudié’’, avait-il dit fièrement. "Il principe Contarini… Gianluca è molto gentile, e generoso. Alors tu es… euh… écri…veur ?"

- Écrivain, romancier, oui.

Je savais que mon éditeur pouvait être très… gentil avec les garçons comme Nino, j’ai appris qu’il lui avait d’ailleurs offert sa Vespa. J’avais moi-même profité de sa générosité pendant l’écriture de mon premier roman. Son intérêt initial pour mon corps commençait à faiblir lorsqu’il s’était enfin aperçu de mon modeste talent de scribouillard, notre collaboration avait évolué, trois ans et deux romans plus tard, il me payait pour faire courir mes doigts sur le clavier d’une machine à écrire - à l’époque - plutôt que sur sa carcasse vieillissante.

- Ce n’est pas un présent’’ m’avait-il affirmé, ‘’mais un investissement ! Le tue scarabocchi… tes pattes de mouches sont illisibles’’

À notre rencontre, j’avais sensiblement l’âge actuel de Nino… l’âge de tous les garçons qui défilent au bord de la piscine, puis dans le lit de Gianluca, dont les cadeaux ne sont jamais vraiment gratuits. Nino avait forcément payé sa mobylette d’une manière que j’imaginais trop bien.

Paris – 1986

- Tu es… un diavolo ! Tu m’as presque tué mais je n’ai qu’une envie, c’est que tu recommences’’ m’avait dit Gianluca en enfilant – par un fond de dignité ? – un caleçon informe sur ses fesses qui ne l’étaient pas moins, avant de se diriger vers mon réfrigérateur, pour n’y trouver, à côté d’un demi plat récupéré dans un resto, que deux cannettes, Coca et Jupiler. ‘‘Posso ?’’ a-t-il demandé. ‘’Ce que ton pays… ignorabile… insignifiant, scusi, ma… ne produit de mieux que le mien, c’est la bière. Et peut-être le chocolat… e ancora, è discutibile’’.

Il a englouti ma dernière mousse, ce qui, sachant sa résistance vraiment très faible à l’alcool, m’assurait un peu de ne pas avoir à rééditer l’exploit précédent.

- Et donc, tu écris, m’a dit Grog ?

- Qui ?

- Grégoire… Je l’appelle ainsi parce qu’il aime trop le rhum, donc… Grog. Très décevant, lui…

Après que je lui avais dit mes espoirs, et fait lire un de mes courts récits, une daube juste digne de finir sur Wattpad, avec un jeune mec limite sexopathe, quasi un rapport intime par chapitre, Grog, donc, avait été assez nul avec moi aussi, en tout cas à l’horizontale, mais n’étant à l’époque pas complètement ignorant des codes de… notre monde, ni surtout de l’importance du soutien d’un éditeur, j’avais simulé le plaisir qu’il ne m’avait pas donné, soupçonnant qu’il ne pourrait pas s’empêcher de se vanter auprès de Gianluca d’avoir ajouté un nouveau minet à son carnet de chasse.

Et peut-être de lui parler de ma prose.

- Oui, j’écris, en effet’’ avais-je dit, en me précipitant sur la pile de cahiers dont je noircissais les pages de mes lignes. ‘’Un instant, je cherche ce qui… Aaah ! Peut-être ceci ?’’

Aux textes qui me mettraient toujours le rouge de la honte au front, j’avais substitué une nouvelle, bien plus sage et, en toute modestie, bien meilleure.

Il s’était assis sur mon siège de bureau, constellant sa lecture de ‘si’, certo’, ‘logica’, ‘è vero’… Pour m’assurer au final que mon texte, que je pensais banal et ennuyeux, avait peut-être un fond d’intérêt…

- Vous le pensez sincèrement ?

Il a jeté un regard sur le préservatif noué qui gisait sur la moquette, puis l’a porté sur moi, par-dessus ses demi-lunes et a lâché ‘’J’autorise ceux qui prennent meilleur soin de ma prostate que mon urologue à me tutoyer… Et oui, je le pense, si j’ai déjà pu mentir dans le plaisir – chi non l'ha fatto ? – je suis toujours franc dans le travail’’.

Gianluca s’ennuyait vite, et surtout, il était très perspicace, du moins assez pour réaliser que la fougue de ma jeunesse, qu’il soupçonnait à juste titre simulée, serait mieux utilisée à écrire. Notre relation a pris une autre forme, et d’autres couleurs. Lors d’un gala, l’abus de bulles lui a fait m’avouer que j’étais le… euh… le poulain le plus prometteur de son écurie. Et je dois à la vérité d’admettre que sans lui, je n’aurais jamais acquis la relative notoriété, et les chiffres de ventes, que j’ai atteints, depuis.

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