Chapitres 1 à 100

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« T'es moche ! »

Je ne sais plus qui m'a dit ça. Si ce n'était qu'une fois... Ça devait être au collège, car c'est le genre de piques qu'ils avaient à la bouche, en ce temps-là. Je ne crois pas que ça ait changé – peut-être même bien que je l'espère.

En cinquième, les garçons faisaient tourner un sondage. La liste des filles de la classe. Chacun cochait celle qu'il aimerait se taper. Ils avaient inventé Tinder avant l'heure ! Moi, ça m'exaspérait, parce qu'on avait douze ans. Ils étaient tous puceaux.

Je n'avais aucune voix. Même le bouc émissaire de la classe, au visage déformé, avait récolté un vote – un type qui voulait l'humilier, rien de plus. Je ne jetterai pas la pierre, car je ne valais pas mieux : un jour, elle était tellement faible que, moi aussi, j'avais eu envie de la tabasser. Elle se réjouissait que l'on « joue » avec elle, quand on la fouettait à coups de branches. On était tous cruels, à douze ans, de ce que je me souviens.

Je n'avais aucune voix, et je m'en portais bien. J'enrageais que l'on puisse vouloir dévergonder mes amies. Mais n'exciter personne, ça me soulageait beaucoup. S'il y avait eu une liste du même ordre rédigée par les filles, peut-être aurais-je souffert de ne pas y figurer. Et encore. Ce genre de relations n'existaient pas encore, dans les têtes. Et surtout : je ne savais pas moi-même pour quoi j'aurais de l'appétit.

C'était donc mon lot : être moche, mais pas assez pour qu'on me désire comme un monstre de foire.

Je peignais mon jardin secret, depuis longtemps déjà. Plus longtemps que la moyenne. J'avais mes mots, et les idées qui déjà me faisaient de l'effet. Je rêvais qu'on m'accule, qu'on me fasse suffoquer, qu'on me retienne contre mon gré. Ce genre de choses idiotes.

Je voulais croire qu'un jour, mes mots, ou bien mes lubies, toucheraient quelqu'un. Assez pour me trouver une autre sorte de beauté. J'ai eu beaucoup d'images et de réputations. Je les modelais sans cesse. Quelque part, je crois que j'aimais l'idée de rebuter. Intello austère, sorcière de bas-étage, hystérique attardée. Tout cela, c'était moi. On me voyait tantôt comme la vermine à éviter, tantôt comme une épaule sans jugement à qui l'on pouvait tout confier. J'en ai gardé, des secrets ! J'aimais que ça m'emplisse ; l'idée que, quelque part, nous partagions un lien unique. Ça, c'était au lycée.

Ensuite, il y a eu beaucoup de filles. Trop selon mes amis, pas assez pour mes doigts. Elles aimaient ma patience, ma passion, ma dévotion – je crois. Et moi, j'aimais l'idée de leur appartenir. Jusqu'aux jours fatidiques où je me rendais compte que je n'étais plus assez. Plus assez neuve, plus assez palpitante, plus assez suppliante. C'est vrai que, négligée, je me faisais une raison. Le besoin qu'on m'étouffe virait à la rancœur dès qu'on me délaissait et, même à contre-cœur, je devais reconnaître que je m'étais lassée.

Je m'entêtais beaucoup. Deux fois seulement, j'ai mis les voiles. La première fois, par peur de blesser – paradoxe hypocrite. La seconde, parce que je découvrais ce que c'était, l'estime de soi. Je ne me suis jamais beaucoup estimée mais, heureusement, j'avais des choses à cœur.

Beaucoup de filles m'ont dit que j'étais une chaudasse, et je crois qu'elles visaient juste. Pourtant, aucune n'en a jamais vraiment fait l'expérience. Pour une raison puérile. J'avais un idéal. Un idéal étouffant et malsain, j'imagine. Je voulais appartenir à la seule et même personne, pour le restant de mes jours. Celles qui ne faisaient que passer ne méritaient même pas ma cyprine.

Mes amis répétaient à quel point j'étais niaise. Je me fermais des portes ; ça aussi, on me l'a dit. Aujourd'hui encore, je sens que je fais tache, je sens que je fais mièvre, quand j'avoue doucement que la seule chose qui m'excite – et qui m'excite à mort ! – c'est d'aimer quelqu'un, inconditionnellement. Avec tous ses défauts, ses retards, ses excuses à la noix, et ses ongles trop longs qui lacèrent mes muqueuses. Avec les prises de tête – celles-là aussi m'excitent – que l'on résout toujours à bras le corps, avec les yeux qui mouillent autant que nos pubis. Avec la distance, la putain de distance, qui donne aux retrouvailles des allures cosmiques.

Ce qui m'excite le plus, je dois le dire, ce sont les failles – bien un truc de lesbienne ! Sentir que l'autre craque et expose ses vieilles plaies. Voilà ce qui me plaît. Et tant pis si c'est mièvre. Ce qui est mièvre, je crois, c'est de dire « Tu es belle », « Tu es bonne », parce que ça ne rime à rien. La femme que j'aime, souvent, elle me dit : « Tu es bête ». Et bien d'autres insultes, des vraies, des sales, et parfois des grotesques. Être bête et en jouir, ce que j'ai de la chance !

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