I

7 minutes de lecture

Cassandra attendait depuis qu’elle avait appris à parler le jour où Père céderait enfin. Elle avait entendu parler de la magie, avait espionné les dîners mensuels où Adrian Novak invitait toutes les sommités de ce monde, avait farfouillé dans la grande bibliothèque qui était toujours fermée à clef mais dont il était si facile de forcer la serrure. Il avait toujours été intraitable à ce sujet : jamais il ne lui enseignerait tout ce qu’il savait, qu’elle ne compte pas sur lui pour cela.

Pourtant, Cassandra ne pouvait pas se plaindre de sa condition. Elle avait grandi à l’abri du besoin, dans la malouinière qui avait vu naître sa mère, et son grand-père avant elle. Elle avait passé toute son enfance à gambader dans le parc qui entourait le domaine, à apprendre le nom des plantes et la façon dont on pouvait écouter tout ce qu’elles avaient à dire. L’été, quand le soleil impitoyable frappait, elle n’avait qu’un petit kilomètre à parcourir avant de rejoindre la mer. La plage où elle se rendait habituellement n’était qu’une mince bande de sable entourée de rochers acérés et parcourue de brise-lames, mais elle y avait la paix. Les beaux jours venus, elle se baignait des heures durant. Son aisance naturelle dans l’eau lui permettait d’explorer le fond de la mer, à la recherche des crabes et d’ormeaux. Une fois de retour sur la terre ferme, elle plongeait son butin dans un seau d’eau salée et ramenait le tout à Romilda, la cuisinière, non sans avoir ouvert une ou deux coquilles de la pointe de son couteau pour en gober le contenu tout frais pêché.

Quand elle ne nageait pas, Cassandra se rendait au haras qui bordait le domaine. Si Père lui refusait beaucoup de choses, il lui avait au moins accordé ce loisir et elle s’y adonnait aussi souvent que possible. Au lycée, parce qu’elle était « bizarre », « bourgeoise », parce que personne en dehors de la famille Novak n’avait droit de cité entre les murs du Clos de la Garde, pour toutes ces raisons, on l’évitait. On ne la maltraitait pas, certes, et elle arrivait à maintenir avec ses camarades une entente cordiale ; mais il n’y en avait aucun dans le lot qu’elle aurait pu appeler son ami. Cassandra se sentait de toute manière bien trop éloignée d’eux. Père avait mis un point d’honneur pour la scolariser non pas à la maison comme il l’avait lui-même été, mais avec les adolescents de son âge, afin qu’elle apprenne à nouer des liens avec des êtres humains ordinaires. Pour lui, rien n’était pire que de ne côtoyer que des magiciens car, selon lui, ils finissaient par vous convaincre que vous apparteniez à une race à part, au-dessus des hommes. Cassandra comprenait ce qu’il voulait dire, mais elle ne voyait pas le problème.

La seule personne avec qui elle s’entendait était Charlotte, fille du comte de Dol-de-Bretagne, avec qui elle suivait des cours d’équitation. Charlotte était un peu comme elle, à part du commun des mortels par sa naissance. Même si au vingt-et-unième siècle, être une future comtesse ne voulait plus dire grand-chose, les autres avaient tout de même conscience de la distance que cela créait. En cela, et en leur amour immodéré pour les chevaux, elles se comprenaient.

Ce jour-là, Cassandra était restée plus tard qu’à l’accoutumé, pour brosser la crinière de Radja et y refaire une tresse. La jument détestait garder sa crinière longue ; elle la démangeait. Un peu plus tôt dans l’après-midi, Zoé, qui faisait partie de son cours d’espagnol, avait proposé à Cassandra de la rejoindre, elle et plusieurs de ses amis de lycée, sur le Sillon, pour prendre le soleil et se baigner un peu. Elle avait refusé. D’abord parce qu’elle avait bien mieux à faire, mais aussi parce qu’elle haïssait cette plage, qui grouillait toujours d’une foule informe, pareille à des moutons bêlants.

Elle rentra au Clos de la Garde peu avant dix-sept heures, se maudissant de n’avoir pas pensé à se badigeonner de crème solaire avant de partir. Pendant la longue balade qu’elle avait faite sur le dos de Radja, les rayons du soleil lui avaient cuit la peau et elle sentait désormais la brûlure désagréable, qui ne manquerait pas de perdurer. De ce que Père lui en avait raconté, c’était de feu sa mère qu’elle avait hérité cette peau diaphane, qui rougissait à la moindre chaleur. Cependant, leur ressemblance s’arrêtait là. Avec ses longs cheveux bruns, ses épais sourcils tout aussi sombres et ses pommettes saillantes qu’on aurait dites dessinées au couteau de peintre, Cassandra était, à n’en pas douter, le portrait craché d’Adrian Novak.

Lucas, le jardinier et homme à tout faire, était penché sur un buisson d’hortensias. Il versait à son pied une bonne quantité d’ardoise pilée, qui leur donnerait cette magnifique couleur bleue que Père aimait tant. Cassandra, elle, les préférait roses, mais n’avait pas son mot à dire.

— Bonjour, dit-elle en se penchant exagérément vers lui.

Elle sourit, triomphante, quand Lucas lança un bref regard vers elle, avant de détourner le regard, le rouge aux joues. Elle savait ce qu’elle provoquait en lui et ne se privait pas pour en profiter et obtenir de lui tout ce qu’elle voulait, que ce soit son silence quant à ses allées et venues dans la bibliothèque ou bien quelques friandises ramenées du marché. Cette fois-ci, elle n’avait rien à lui demander. Elle fit tout de même courir ses doigts le longs de son avant-bras découvert, jusqu’à sentir un frisson courir sous son épiderme.

— Faites attention à ne pas attraper de coup de soleil. Le soleil tape fort aujourd’hui.

Il bargouina quelques mots qu’elle ne prit pas la peine d’essayer de comprendre, puis elle se redressa et remonta l’allée de gravier blanc jusqu’au perron. Avant d’entrer dans la maison, elle jeta un dernier regard au jardin. Un jour, il serait recouvert de buissons roses et rouges.

Père l’attendait dans le grand salon, assis devant le plateau d’échecs. Dès qu’il la vit, il fit signe à Cassandra d’approcher.

— Attendez que je me déchausse, dit-elle en attrapant sa botte.

— Tu te déchausseras plus tard.

Ce n’était jamais bon quand il employait un tel ton. Mais soit. Elle approcha, sans prêter attention à la terre et au sable qu’elle déposait sur le tapis. Lucas passerait plus tard pour nettoyer. Elle prit place du côté des blancs. Ouvrit avec le pion d2-d4. Père répliqua d’un cavalier g8-g6.

— Nous n’avions pas joué depuis longtemps, fit-elle remarquer en déplaçant son fou de c& à f4.

Cassandra se doutait qu’il ne s’agissait pas d’une simple partie de courtoisie. Ces derniers temps, Père s’absentait souvent. Elle ne se souvenait même pas de la dernière fois où ils s’étaient adressé la parole. S’il prenait de son précieux temps pour elle, il devait avoir une bonne raison. Ils jouèrent en silence pendant quelques coups. Cassandra se demanda s’il le faisait exprès pour la rendre nerveuse ou si lui-même ne savait pas comment aborder le sujet.

— Cassi, commença-t-il, avec dans la voix cet accent d’Europe de l’Est qu’il n’avait jamais perdu, ma fille. Tu vas bientôt avoir seize ans.

— Je suis surprise que vous vous en souveniez.

Elle n’avait pu s’empêcher de lancer cette raillerie. Après tout, cela n’aurait pas été le premier anniversaire qu’il ratait.

— Ne sois pas insolente.

Dans un soupir, il déplaça une tour et s’empara de son fou. Cassandra dut retenir un sourire ; il était tombé dans son piège, exactement comme elle l’avait prévu.

— J’ai pris une grande décision. Maintenant que tu n’es plus une petite fille, il est temps que tu commences ta formation de magicienne.

Prise au dépourvu, Cassandra vit à peine sa dame tomber. Elle regarda le plateau, incapable de prévoir son prochain mouvement. De l’autre côté, Père l’observait de ses yeux gris.

— Vous m’aviez dit que jamais vous ne me formeriez à la magie.

— Je n’ai pas menti. J’ai bien mieux à faire que de m’occuper de toi. Un maître viendra bientôt t’apprendre tout ce que tu dois savoir.

D’abord vexée, Cassandra eu du mal à contenir sa jubilation. Enfin, elle allait apprendre la magie ! Et avec un maître, qui plus est. Si elle avait de la chance, Père aurait choisi Maître Dunstan et, plus que jamais, elle serait à même de réaliser son objectif.

— De qui s’agit-il ? Est-ce que je le connais ?

— Non, tu ne l’as jamais vu. Il se nomme Muirgen, il est Grand Magister à l’Académie.

Les doigts de Cassandra se crispèrent sur son fou. Un Magister ? Quel obscur vieillard Père était-il allé lui dégoter ? Elle s’imaginait déjà penchée sur des leçons barbantes à apprendre les sorts les plus basiques devant un vieux croulant qui était déjà en vie à l’époque des dinosaures. Voilà qui contrariait grandement ses plans.

— N’ai-je pas le droit de choisir mon propre maître ? tenta-t-elle avec une oeillade innocente.

— Je te trouve bien capricieuse. Muirgen est l’un des magiciens les plus doués qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Il déplaça sa dame et la mit échec et mat.

— Bien sûr, tu n’es pas obligée d’apprendre la magie, si tu n’en a pas envie…

Un rictus discret vint relever ses lèvres fines. Cassandra ne se souvenait pas l’avoir vu sourire un jour. Il la tenait. Jamais elle ne renoncerait à apprendre la magie et il le savait très bien.

Elle coucha son roi. Se leva.

— Va pour le Magister.

Elle sortit de la pièce et se dirigea d’un pas rageur vers sa chambre. Elle avait plus que jamais besoin d’une douche.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire HarleyAWarren ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0